Le Laurier noir/IV/Élégie à ma sœur Germaine pour la mort de Jules Julien

Société de la Revue Le Feu (p. 83-87).

ÉLÉGIE À MA SŒUR GERMAINE

POUR LA MORT DE JULES JULIEN


Pitié ! pitié ! La terre s’ouvre davantage,
          L’aube s’engouffre dans la nuit,
La jeunesse, haletante au sommet de l’orage,
          Pareille à l’arbre perd ses fruits.

Le sang roule le sang. La plus haute montagne
          Écarte ses flancs dépouillés ;
Et, sa faux aiguisée, hurlant dans la campagne,
          La mort nivelle le laurier.


La cohorte en lambeaux des dieux et des martyres
          Dresse son cœur sur une croix ;
L’éternité l’appelle et l’espoir la déchire.
          Entendez son acte de foi,

Vivants qui ne vivez que du prix de sa gloire !
          Le sacrifice est en chemin ;
Il vide les maisons et repeuple l’histoire.
          Pitié ! pitié ! Tout le bon grain

S’en va. Les moissonneurs sont indignes des maîtres.
          Notre douleur sur les tombeaux
Devant l’immensité, n’ose se reconnaître,
          Les larmes sont-elles des flots ?




Ô ma sœur, le vaisseau de l’amour invincible
          S’est brisé dans sa pleine ardeur.
Jaloux, le noir destin l’avait choisi pour cible
          Sans se soucier de ton cœur.


Innocente et les yeux meurtris, sur le rivage,
          Tu le regardais s’avancer.
Te doutais-tu, ma sœur, qu’il portait l’équipage
          De la tendresse du passé ?

Que le vent te trompait lorsque, pieuse et belle,
          Les mains jointes, devant la mer,
Tu criais : « Mon époux est-il dans la nacelle ? »
          Il faut tailler le buis amer

Et brûler à la chaux la rose éblouissante.
          La vague a tout enseveli,
Les mâts de l’avenir craquent dans la tourmente,
          Ma sœur, la cendre est sur ton lit,

La lumière brisée aux rochers de la rade
          De ton corps ne s’approche plus.
Jette au feu du bûcher tes robes de parade,
          L’ombre suffit à tes bras nus.




La voix sainte des morts domine la tempête ;
          Son accent a le goût de Dieu ;
Sur les grands seuils meurtris elle vibre et s’arrête.
          « Quel est ce chant mystérieux,

Dit l’épouse ? Quelle est cette aube religieuse
          Qui disperse toute ma nuit ?
Quel est ce rayon d’or sur mes mains anxieuses ?
          Qui me commande et qui me suit ?

Le printemps renaît-il contre la maison noire ?
          L’été germe-t-il sur le deuil ?
Pourquoi sur ma défaite un chemin de victoire
          Et sur ma piété mon orgueil ?

Ma lourde solitude est-elle plus humaine
          Que mes plus beaux enlacements ?
Mieux que l’amour le ciel qui me parle, m’enchaîne,
          Vais-je vivre de mon tourment ? »




Ma sœur, le souvenir qui porte des couronnes
          Dont le sang a forgé les fleurs,
Dans le cortège noir des cris qui l’environne
          N’appartient plus à la douleur.

Sois devant lui, ma sœur, comme au pied des collines,
          Vers l’auréole des sommets.
Marche ! Passe le fleuve et le torrent d’épines !
          Le beau chef que Bellone aimait

Monté sur un coursier sellé par un archange
          T’apparaîtra les bras ouverts !
Ne compte pas le temps. De la terre à la grange
          Règne l’espace de l’hiver.

Marche ! La route est longue et dure. Et ta jeunesse,
          Pour étreindre l’éternité,
Doit passer ses épis de joie et de tendresse
          Aux meules de la sainteté.

Ma sœur, mets en lambeaux ta robe nuptiale !
          Le lin de Dieu t’attend là-haut !
Marche dans les rayons de la forêt royale
          Qui tend vers toi ses purs rameaux.