Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 461-468).


CHAPITRE XXX.


« Oh ! laisse-moi seulement respirer l’air, l’air adoré que tu respires, et soit qu’il apporte sur ses ailes la guérison ou la mort, il sera doux pour moi ! »
Moore.

Pathfinder était habitué à l’isolement, mais lorsque le Scud eut disparu, il fut accablé du sentiment de sa solitude. Jamais, dans aucun temps, il n’avait senti à ce point son isolement dans le monde ; car il s’était habitué peu à peu aux raffinements et aux besoins de la vie sociale, surtout lorsque ces besoins se rattachaient aux affections domestiques. Tout s’était éclipsé en un moment, puis il était resté seul, sans ami comme sans espérance ; Chingashgook lui-même l’avait quitté momentanément, et sa présence manquait à Pathfinder en cet instant qu’il pouvait appeler le plus critique de sa vie.

Long-temps après que le Scud eut disparu, Pathfinder resta appuyé sur sa carabine, dans l’attitude que nous avons décrite dans le chapitre précédent. La raideur de ses muscles était toujours la même, et il fallait que ses membres eussent été mis souvent à une sévère épreuve pour qu’ils pussent conserver cette posture avec l’inflexibilité du marbre pendant un si long espace de temps. Enfin il s’éloigna, et le premier mouvement de son corps fut précédé d’un soupir qui partit du plus profond de son cœur.

Un des points caractéristiques de cet être extraordinaire, c’est que ses facultés morales et physiques n’étaient jamais en défaut, quelque préoccupé que fût son esprit. Dans cette triste occasion ni l’un ni l’autre de ces deux grands auxiliaires ne lui manquèrent. Quoique ses pensées fussent exclusivement occupées de Mabel, de sa beauté, de sa préférence pour Jasper, de ses larmes et de son départ, il se dirigea en ligne directe vers l’endroit où Rosée-de-Juin était toujours pleurant sur la tombe de son mari. Leur conversation eut lieu dans la langue des Tuscaroras que Pathfinder parlait couramment, mais comme cette langue n’est connue que des gens très-savants, nous la traduirons librement, conservant autant que possible le ton de chaque interlocuteur.

Rosée-de-Juin était assise sur une pierre qui avait été tirée de l’excavation faite pour la tombe, ses cheveux couvraient son visage ; elle était penchée sur l’espace qui contenait le corps d’Arrowhead, ne s’apercevant point qu’il y avait quelqu’un près d’elle. Elle se croyait seule dans l’île, et les mocassins du guide avaient fait trop peu de bruit pour la détromper.

Pathfinder regarda la jeune femme quelques minutes avec une attention muette. La contemplation de sa douleur, le souvenir de sa perte irréparable et les signes de son désespoir eurent une influence salutaire sur ses propres sentiments. Sa raison lui dit combien les sources de la douleur étaient plus profondes dans une jeune femme violemment et subitement privée de son mari, que dans lui-même.

— Rosée-de-Juin, — dit-il avec solennité, mais d’un ton qui prouvait la force de sa compassion, — vous n’êtes pas seule dans votre chagrin. Tournez-vous, et que vos yeux se reposent sur un ami.

— Rosée-de-Juin n’a plus d’ami, — répondit la jeune Indienne. — Arrowhead est parti pour les terres heureuses de la chasse, et personne n’est resté pour prendre soin de sa veuve. Les Tascaroras la chasseraient de leurs wigwams ; les Iroquois sont haïssables à ses yeux, et elle ne pourrait les regarder. Non, laissez Rosée-de-Juin mourir de faim sur la tombe de son mari.

— Cela ne sera pas, cela ne sera pas ; c’est contre la raison et la justice. Vous croyez au Manitou, Rosée-de-Juin ?

— Il a caché sa face à Rosée-de-Juin, parce qu’il est en colère. Il l’a laissée seule pour mourir.

— Rosée-de-Juin, écoutez un homme qui a une longue connaissance de la nature des peaux-rouges, quoiqu’il soit lui-même une face pâle, et qu’il ait la nature des blancs. Lorsque le manitou d’une face pâle veut produire du bien dans son cœur, il le frappe de chagrin, car c’est dans nos douleurs que nous jetons un regard plus pénétrant en nous-mêmes et que nous comprenons mieux nos devoirs. Le Grand-Esprit vous veut du bien, c’est pourquoi il a appelé à lui le chef, afin que vous ne soyez pas conduite dans une fausse route par sa langue astucieuse, et que vous ne deveniez pas une Mingo par caractère comme vous l’étiez par la compagnie dans laquelle vous vous trouviez.

— Arrowhead était un grand chef, — répondit la jeune femme avec fierté.

— Il avait son mérite, et il avait aussi ses défauts. Mais, Rosée-de-Juin, vous n’êtes pas abandonnée, et vous ne le serez jamais. Livrez-vous à votre chagrin, c’est dans la nature, et lorsqu’un temps convenable sera venu, je vous en dirai davantage.

Pathfinder retourna à son canot et quitta l’île. Dans le courant de la journée, Rosée-de-Juin entendit une ou deux fois le bruit de sa carabine, et au moment où le soleil allait se coucher il reparut, lui apportant des oiseaux tout apprêtés, et dont le goût et la saveur auraient pu tenter l’appétit d’un épicurien. Ces relations durèrent un mois, Rosée-de-Juin se refusant obstinément à abandonner la tombe de son mari, quoiqu’elle acceptât les offrandes amicales de son protecteur. Quelquefois ils se rencontraient et causaient ; Pathfinder sondait l’état des sentiments de la jeune femme ; mais ces entrevues étaient courtes, et loin d’être fréquentes. Rosée-de-Juin couchait dans une des huttes, et elle reposait sa tête avec sécurité, car elle sentait qu’elle était sous la protection d’un ami, quoique Pathfinder se retirât invariablement chaque soir dans une île voisine où il s’était construit une hutte.

À la fin du mois, la saison était déjà trop avancée pour que cette situation fût tenable. Les arbres avaient perdu leurs feuilles, les nuits étaient froides et venteuses. Il était temps de partir. En ce moment Chingashgook reparut. Il eut dans l’île une entrevue longue et confidentielle avec son ami. Rosée-de-Juin en fut témoin de loin, et elle s’aperçut que son protecteur était dans le chagrin ; se glissant jusqu’à ses côtés, elle essaya d’adoucir sa douleur, avec l’instinct et la douceur d’une femme.

— Merci, Rosée-de-Juin, merci ! dit-il, vous avez de bonnes intentions, mais tout est inutile. Il est temps de quitter ce lieu. Demain nous partirons ; vous viendrez avec nous, car maintenant vous entendez la raison.

Rosée-de-Juin y consentit avec la douceur passive d’une Indienne, et elle se retira pour passer le reste du temps près de la tombe d’Arrowhead sans faire attention à l’heure et à la saison ; la jeune femme ne reposa pas sa tête pendant toute cette nuit d’automne. Elle s’assit près du lieu qui contenait les restes de son mari, et pria à la manière de son peuple, pour ses succès dans la chasse sans fin pour laquelle il était parti depuis si peu de temps et pour leur réunion dans la terre du juste. Quelque humble et dégradée qu’elle eût paru aux yeux des gens sans réflexion, l’image de Dieu était dans son âme, qui manifestait sa divine origine par des aspirations et des sentiments qui auraient surpris ceux qui feignent davantage, mais qui sentent moins.

Dans la matinée ils partirent tous les trois. Pathfinder se montra comme à l’ordinaire, soigneux et intelligent, le Grand-Serpent silencieux, et Rosée-de-Juin douce, résignée, mais triste. Ils partirent dans deux pirogues, celle de la jeune femme ayant été abandonnée. Chingashgook allait en avant, Pathfinder suivait, et l’on remontait le courant. Pendant deux jours ils ramèrent vers l’ouest et ils passaient les nuits dans les îles. Heureusement le temps s’adoucit, et lorsqu’ils entrèrent dans le lac, ils le trouvèrent uni comme un étang. C’était l’été des Indes occidentales ; le calme et presque la douceur du mois de juin étaient répandus dans l’atmosphère brumeuse.

Dans la matinée du troisième jour, ils arrivèrent à l’embouchure de l’Oswego, où le fort et son pavillon les invitèrent en vain à entrer. Sans jeter un seul regard de côté, Chingashgook traversa les sombres eaux de la rivière, et Pathfinder le suivit en silence. Les remparts étaient couverts de spectateurs, mais Lundie reconnaissant ses anciens amis, ne voulut pas même permettre qu’on les hélât.

L’après-midi, Chingashgook entra dans une petite baie où le Scud était à l’ancre. On voyait une petite clairière sur la côte, et près des bords du lac une habitation récemment construite en troncs d’arbres ; et, quoique d’un travail grossier, rien n’y manquait. Tout y indiquait l’aisance et l’abondance qu’on peut avoir sur les frontières, quoique le site en fût naturellement sauvage et solitaire. Jasper était sur la côte, et lorsque Pathfinder débarqua, il fut le premier à lui prendre la main. L’entrevue fut simple, mais cordiale ; aucune question ne fut faite ; il était visible que Chingashgook avait donné les explications nécessaires. Pathfinder ne serra jamais la main de son ami plus cordialement que dans cette entrevue, et il sourit même avec gaieté en lui disant combien il avait l’air heureux et bien portant.

— Où est-elle, Jasper ? où est-elle ? — demanda-t-il enfin à voix basse, car d’abord il semblait craindre de hasarder cette question.

— Elle nous attend dans la maison, mon ami, et vous voyez que Rosée-de-Juin nous a déjà devancés.

— Rosée-de-Juin peut avoir le pied plus léger pour aller à la rencontre de Mabel, mais elle ne peut pas avoir le cœur plus content. Ainsi, vous avez trouvé le chapelain à la garnison, et tout a été bientôt terminé ?

— Nous fûmes mariés environ une semaine après vous avoir quittés, et maître Cap partit le jour suivant. Vous avez oublié de vous informer de votre ami Eau-salée

— Non pas, non pas, le Serpent m’avait raconté tout cela, mais j’aime tant à entendre parler de Mabel et de son bonheur ! A-t-elle souri, ou a-t-elle pleuré lorsque la cérémonie fut terminée ?

— L’un et l’autre, mon ami ; mais…

— Oui, c’est là leur nature, des larmes et de la joie. Ah ! tout cela est bien agréable pour nous autres habitants des forêts, et je crois que tout ce que Mabel aurait pu faire, je l’aurais toujours trouvé bien. Croyez-vous, Jasper, qu’elle ait pensé à moi en cette joyeuse occasion ?

— J’en suis certain, Pathfinder ; elle pense à vous et parle de vous tous les jours, presque à toutes les heures. Personne ne vous aime comme nous vous aimons.

— Je sais que peu de personnes m’aiment comme vous m’aimez, Jasper. Chingashgook est peut-être aujourd’hui la seule personne dont je puisse en dire autant. Allons, il est inutile de tarder davantage, cela doit être fait et plutôt maintenant que plus tard ; ainsi, Jasper, ouvrez la marche, et je vais essayer de regarder encore une fois son doux visage.

Jasper conduisit son ami, et ils furent bientôt en présence de Mabel. Les joues de la jeune femme se couvrirent d’une brillante rongeur lorsqu’elle aperçut son ancien amant ; tous ses membres tremblèrent, et elle put à peine se tenir debout ; mais son accueil ne fut pas moins plein de franchise et d’affection. Pendant l’heure que dura la visite de Pathfinder, car elle ne se prolongea pas plus long-temps malgré le repas qu’il prit dans la demeure de ses amis, un observateur, homme habile à suivre les opérations de l’esprit humain, aurait trouvé un indice certain des sentiments de Mabel dans la différence de ses manières entre Pathfinder et son mari. Avec ce dernier, elle avait encore un peu de la réserve qui accompagne un nouveau mariage, mais les sons de sa voix étaient d’une douceur extrême, ses yeux pleins de tendresse, et elle le regardait rarement sans qu’une nuance rosée couvrant aussitôt ses joues vînt trahir un sentiment que l’habitude et le temps n’avaient pas encore émoussé. Avec Pathfinder, tout était franc et sincère, mais sa voix ne tremblait jamais, ses yeux ne se baissaient pas, et si son visage s’animait et se couvrait de rougeur, c’était la suite d’une émotion produite par un vif intérêt.

Enfin le moment était venu où Pathfinder devait quitter ses amis. Chingashgook avait déjà abandonné les pirogues, et s’était posté sur la lisière du bois où un sentier conduisait dans la forêt. Là, il attendait tranquillement l’arrivée de son ami. Aussitôt que ce dernier en fut instruit, il se leva d’un air grave pour faire ses adieux.

— J’ai quelquefois pensé que ma destinée était un peu dure, — dit-il, — mais celle de cette femme, Mabel, m’a fait honte et m’a rendu à la raison.

— Rosée-de-Juin reste et demeure avec moi, — dit vivement notre héroïne.

— Je le vois, et si quelqu’un peut la guérir de sa douleur et lui faire désirer de vivre, ce doit être vous, Mabel, et cependant je doute encore que vous puissiez réussir. La pauvre créature est sans tribu, sans mari, et il n’est pas aisé de se consoler de ces deux pertes. Mais, hélas ! qu’ai-je besoin de m’occuper des misères et des mariages des autres ? n’ai-je pas assez de mes propres afflictions ? Ne me parlez pas, Mabel ; ne me parlez pas, Jasper, que je parte en paix avec moi-même, et avec l’énergie d’un homme. J’ai vu votre bonheur, c’est beaucoup, et j’en supporterai mieux mes propres chagrins… Non, je ne veux plus vous embrasser, Mabel, — je ne vous embrasserai plus — jamais.

— Voici ma main, Jasper, — serrez-la, mon ami, serrez-la, ne craignez pas de la voir trembler, c’est la main d’un homme. Maintenant, Mabel, voulez-vous la prendre ?… Non… Vous ne devez pas faire cela. — Et il empêcha Mabel de la baiser et de la couvrir de ses larmes. — Il ne faut pas faire cela.

— Pathfinder, — demanda Mabel, — quand nous reverrons-nous ?


— J’y ai songé ; oui, j’y ai songé. Si jamais vient le temps où je puisse regarder Mabel comme une sœur ou une fille, j’aurais dû dire seulement une fille, car vous êtes assez jeune pour être mon enfant, croyez-moi, je reviendrai, car mon cœur serait plus léger en contemplant votre bonheur. Si je ne le puis… Adieu… adieu… le sergent a eu tort… Oui… le sergent a eu tort !

Ces paroles furent les dernières que Pathfinder prononça jamais devant Jasper Western et Mabel Dunham. Il se détourna comme si ces paroles l’avaient étouffé, et arriva promptement près de son ami. Aussitôt que Chingashgook le vit approcher, il mit son fardeau sur ses épaules et le glissa parmi les arbres sans prononcer une parole. Mabel, son mari et Rosée-de-Juin, les yeux attachés sur Pathfinder, espéraient encore un geste d’adieu et un regard jeté à la dérobée, mais il ne se retourna pas. Une ou deux fois, ils crurent le voir secouer la tête comme quelqu’un qui tressaille dans l’amertume de ses pensées ; une autre fois, il agita son bras comme s’il eût su qu’on le regardait ; mais un pas dont la vigueur ne pouvait être affaiblie par aucun chagrin le mit bientôt hors de vue, et il disparut dans la profondeur de la forêt.

Jasper et sa femme ne revirent jamais le guide ; ils restèrent encore un an sur les bords du lac Ontario, et, pressés par les sollicitations de Cap, ils allèrent le rejoindre à New-York, où Jasper devint un riche et respectable commerçant. Trois fois, à des intervalles de quelques années, Mabel reçut des présents de belles fourrures, et son cœur lui apprit qui les lui envoyait, quoiqu’aucun nom ne les accompagnât. Plus tard dans sa vie, lorsque Mabel était déjà mère de plusieurs enfants, elle eut l’occasion de visiter l’intérieur des terres, et se trouva sur les rives du Mohawk, accompagnée de ses fils dont l’aîné était déjà capable de lui servir de protecteur. Pendant ce voyage, elle remarqua un homme d’une tournure singulière qui la regardait de loin avec une attention qui la porta à s’informer qui il était. On lui répondit que c’était le chasseur le plus renommé de cette partie des États-Unis, — c’était après la révolution ; — qu’il avait une grande pureté de conduite et beaucoup d’originalité ; qu’il était connu dans le pays sous le nom de Bas-de-Cuir. C’est tout ce que mistress Western put savoir. Cependant ces regards jetés dans le lointain et les manières singulières de ce chasseur inconnu lui causèrent une nuit sans sommeil, et répandirent sur son visage toujours aimable une teinte de mélancolie qui dura plus d’un jour.

Quant à Rosée-de-Juin, la double perte de son mari et de sa tribu produisirent l’effet que Pathfinder avait prévu. Elle mourut dans la chaumière de Mabel sur les bords du lac, et Jasper transporte son corps dans l’île où il l’enterra à côté d’Arrowhead.

Lundie épousa la femme qu’il aimait depuis long-temps et prit sa retraite pour se reposer des fatigues de la guerre. Mais son nom a été illustré de nos jours par les succès d’un plus jeune frère qui, ayant hérité de son titre, le changea bientôt après pour un autre qu’il dut à sa valeur sur l’Océan.


fin du lac ontario.