Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 449-460).

CHAPITRE XXIX.


« Elle se retourna joyeuse, afin qu’il pût voir le sourire qui errait sur ses lèvres. Mais lorsqu’elle observa la mélancolie de son front, ce sourire s’évanouit. »
Lalla Rook. Thomas Moore.

Les nombreux événements qui s’étaient écoulés depuis peu de jours avaient été d’une nature trop agitante, et avaient exigé trop de preuves de courage de notre héroïne, pour qu’elle restât dans l’accablement du désespoir. Elle pleurait son père, elle tressaillait souvent en se rappelant la mort subite de Jenny, et toutes les scènes horribles dont elle avait été témoin ; — mais aussi elle rappela à son aide toute son énergie naturelle, et ne resta pas plus long-temps dans l’abattement qui suit ordinairement une grande douleur. Peut-être l’accablement et, pour ainsi dire, la stupéfaction qui pesait sur la pauvre Rosée-de-Juin, et qui la tint pendant près de vingt-quatre heures dans un état de stupeur, aida Mabel à surmonter ses propres sensations, car elle s’était sentie appelée à consoler la jeune Indienne. Elle avait rempli ce devoir avec ce calme et cette douceur insinuante qui donne à son sexe tant d’influence dans de semblables occasions.

Le Scud devait partir dans la matinée du troisième jour. Jasper avait fait tous les préparatifs ; les différents effets étaient embarqués, et Mabel avait fait à Rosée-de-Juin de tendres et pénibles adieux. En un mot, tout était prêt et tout le monde avait quitté l’île, excepté la jeune Indienne, Pathfinder, Jasper et notre héroïne. La première était allée pleurer dans un buisson, et les autres s’approchaient d’un lieu où trois pirogues étaient amarrées : l’une d’elles appartenait à Rosée-de-Juin, et les autres devaient conduire au Scud les trois autres personnages que nous venons de mentionner. Pathfinder marchait en tête ; mais en arrivant près de la côte, au lieu de prendre la direction des bateaux, il fit signe à ses compagnons de le suivre, et se dirigea vers un arbre tombé, étendu sur les bords de la clairière et hors de vue de ceux qui étaient à bord du cutter. S’asseyant sur le tronc, il fit signe à Mabel et à Jasper de prendre place à ses côtés.

— Asseyez-vous ici, Mabel, asseyez-vous là, Jasper, — dit-il aussitôt qu’il se fut assis lui-même. — J’ai quelque chose qui me pèse sur le cœur, et il est temps maintenant ou jamais de me débarrasser de ce fardeau. Asseyez-vous, Mabel, et laissez-moi soulager mon cœur, sinon ma conscience, tandis que j’ai la force de le faire.

Un silence de quelques minutes eut lieu, et les deux jeunes gens attendaient avec surprise ce qui allait suivre. L’idée que Pathfinder avait un poids sur la conscience leur semblait impossible à l’un et à l’autre.

— Mabel, — dit enfin notre héros, — il faut nous parler franchement l’un à l’autre avant de rejoindre votre oncle sur le cutter, où Eau-salée a passé chaque nuit depuis la dernière affaire, car il dit que c’est le seul lieu où un homme puisse être sûr de conserver les cheveux de sa tête. Oui, il le dit. Ah ! mon Dieu, pourquoi m’occuper de ces folies maintenant ? J’essaie de plaisanter et d’avoir le cœur gai, mais le pouvoir de l’homme ne peut pas faire remonter l’eau vers sa source. Mabel, avant que le sergent nous quittât, vous savez qu’il avait décidé que nous deviendrions mari et femme, pour vivre ensemble et nous aimer l’un et l’autre aussi long-temps que le Seigneur voudrait nous conserver sur la terre, oui, et même encore après.

L’air du matin avait rendu aux joues de Mabel un peu de leur ancienne fraîcheur, mais, à ce discours imprévu, elles reprirent la teinte pâle que le chagrin leur avait imprimée. Elle regarda Pathfinder d’un œil sérieux quoique bienveillant, et s’efforça même de sourire.

— Cela est vrai, mon excellent ami, — répondit-elle, — c’était le désir de mon pauvre père, et ma vie entière dévouée à votre bonheur pourra à peine payer tout ce que vous avez fait pour nous.

— J’ai dans l’idée, Mabel, qu’un mari et une femme ont besoin d’être unis par des liens plus forts que de pareils sentiments ; oui, je le crois. Vous n’avez rien fait pour moi, ou du moins rien d’important, et cependant mon cœur est attiré vers vous, il l’est ; ainsi il me semble que ces sentiments ne naissent pas seulement parce qu’on sauve des chevelures ou qu’on guide à travers les bois.

Les joues de Mabel rougirent de nouveau, elle essaya vainement de sourire, et sa voix trembla un peu lorsqu’elle répondit :

— Ne devrions-nous pas ajourner cette conversation, Pathfinder ? Nous ne sommes pas seuls, et rien n’est si peu agréable pour un tiers, que des affaires de famille dans lesquelles il n’a aucun intérêt.

— C’est parce que nous ne sommes pas seuls, Mabel, ou plutôt parce que Jasper est avec nous, que je désire parler de cette affaire. Le sergent croyait que je ferais un bon mari pour vous, et quoique j’eusse des doutes, — oui, j’en avais beaucoup, — il vint à bout de me le persuader, et tout fut convenu, comme vous le savez. Mais lorsque vous m’avez promis de m’épouser, Mabel, si modestement, mais avec tant de douceur, il y avait une circonstance, comme votre oncle le dit, que vous ne connaissiez pas, et j’ai pensé qu’il était juste de vous la faire connaître, avant que cette affaire soit entièrement terminée. J’ai souvent pris un daim maigre pour mon dîner lorsque je ne pouvais trouver de bonne venaison. Mais il est tout naturel de ne pas prendre le meilleur lorsqu’on peut avoir le mieux.

— Pathfinder, vous parlez d’une manière qu’il est difficile de comprendre. Si cette conversation est réellement nécessaire, je vous demanderai de vous expliquer plus clairement.

— Eh bien ! Mabel, je pense qu’il était probable, lorsque vous avez consenti aux désirs du sergent, que vous ne connaissiez pas la nature des sentiments de Jasper à votre égard ?

— Pathfinder ! — s’écria Mabel. — Son visage devint pâle comme la mort, prit ensuite une teinte cramoisie, et tout son corps frissonna. Pathfinder était trop préoccupé de ses propres sentiments pour observer cette agitation, et Eau-douce ne put la voir, car en entendant prononcer son nom il s’était couvert le visage de ses mains.

— J’ai causé avec ce jeune homme, et en comparant ses rêves avec mes rêves, ses sentiments avec mes sentiments, ses désirs avec mes désirs, je crains que nous ne pensions d’une manière trop semblable relativement à vous, pour être heureux tous les deux.

— Pathfinder, vous oubliez, — vous devriez vous rappeler que nous sommes fiancés ! — dit Mabel avec précipitation, mais d’une voix si basse qu’il fallut une extrême attention de la part de ses compagnons pour distinguer ses paroles. Le dernier mot ne fut pas entièrement intelligible pour le guide et il confessa son ignorance par son expression habituelle :

Anan[1] ?

— Vous oubliez que nous devons nous marier, et de semblables allusions sont aussi peu convenables qu’elles sont pénibles.

— Tout ce qui est juste est convenable, Mabel, et ce qui est juste conduit à l’équité et à la franchise. Mais cela est pénible, en effet, je l’éprouve dans ce moment. Mabel, si vous aviez su qu’Eau-douce pensait à vous de la même manière que moi, vous n’auriez peut-être jamais consenti à épouser un homme aussi vieux et aussi peu engageant que moi.

— Pourquoi cette cruelle épreuve, Pathfinder ? À quoi peut-elle conduire ? Jasper Western ne pense à rien de semblable ; il ne dit rien, il ne sent rien.

— Mabel ! — ce cri échappa aux lèvres du jeune homme de manière à trahir une émotion insurmontable. Mais il ne prononça pas un mot de plus.

Mabel se couvrit le visage de ses mains, et les deux jeunes gens restèrent silencieux comme deux coupables qui viennent d’être surpris en commettant un crime au préjudice d’un commun patron. Dans cet instant, Jasper lui-même fut peut-être tenté de nier sa passion, tant la crainte qu’il éprouvait d’affliger son ami était extrême. Quant à Mabel, la certitude positive d’un fait que jusqu’alors elle avait plutôt espéré involontairement qu’elle ne l’avait cru, causait un tel désordre dans son cœur, qu’elle ne savait pas si elle devait se réjouir ou pleurer. Cependant elle fut la première à parler, car Jasper ne pouvait se résoudre ni à faire un mensonge, ni à rien dire qui pût faire peine à son ami.

— Pathfinder, dit-elle, — pourquoi me parler d’une manière si étrange, pourquoi est-il question de tout cela ?

— Mabel, si je parle d’une manière étrange, c’est que je suis étrange et à demi-sauvage par nature aussi bien que par habitude.

En prononçant ces mots, il essaya de rire sans bruit comme c’était son usage ; mais cet essai produisit un son discordant qui parut l’étouffer au passage. — Oui, je dois être sauvage, je ne veux pas tenter de le nier.

— Cher Pathfinder ! mon meilleur, presque mon seul ami ! vous ne pouvez pas penser que j’eusse l’intention de vous dire cela, — s’écria Mabel avec précipitation, car elle craignait de l’avoir humilié. — Si le courage, la franchise, la noblesse de l’âme et de la conduite, les principes les plus fermes, et cent autres belles qualités peuvent rendre un homme respectable, estimable, et le faire aimer, vos droits ne sont inférieurs à ceux de personne.

— Quelle voix tendre et séduisante elles ont, Jasper ! — reprit le guide en souriant cette fois avec autant de franchise que de simplicité. — Oui, la nature semble les avoir faites exprès pour chanter à nos oreilles, quand la musique des bois est silencieuse. Mais il faut en venir à une explication, il le faut. Je vous le demande encore, Mabel, si vous aviez su que Jasper vous aimait autant que moi et peut-être davantage, quoique cela me semble presque impossible ; que dans ses rêves, il voit votre visage dans l’eau du lac, qu’il vous parle ou qu’il parle de vous dans son sommeil, qu’il croit que rien n’est beau, rien n’est bon, rien n’est vertueux comme Mabel Dunham, et qu’il n’a jamais connu le bonheur avant de vous connaître ; qu’il baiserait la terre sur laquelle vous marchez, qu’il oublierait toutes les joies de sa profession pour ne penser qu’à vous, pour arrêter avec délices ses yeux sur votre beauté, et pour écouter le son de votre voix, dites-le-moi, auriez-vous consenti à m’épouser ?

Mabel n’aurait pas pu répondre à cette question quand elle l’aurait voulu ; mais bien que son visage fût caché par ses mains, la teinte pourprée de ses joues se faisait voir entre ses doigts, auxquels sa rongeur semblait se communiquer. Cependant, la nature conservait son pouvoir, et il y eut un instant où la jeune fille étonnée et presque effrayées jeta un regard à la dérobée sur Jasper, comme si elle n’eût pu croire ce que Pathfinder venait de dire ; ce coup d’œil lui révéla toute la vérité, et alors elle cacha de nouveau son visage comme pour échapper elle-même à toute observation.

— Prenez le temps de réfléchir, Mabel, — continua le guide, — car c’est une chose qui mérite réflexion que de choisir un homme pour mari lorsque l’on sent du penchant pour un autre. Jasper et moi nous avons parlé franchement de cette affaire comme deux anciens amis, et quoique je fusse convaincu que nous avions presque toujours la même opinion sur toute chose, je ne pensais pas néanmoins que nous vissions les mêmes objets absolument avec les mêmes yeux jusqu’à ce que nous nous fussions expliqués ensemble relativement à vous. Jasper m’a avoué que la première fois qu’il vous a vue, il a pensé que vous étiez la plus douce et la plus charmante créature qu’il eût jamais rencontrée ; que votre voix flattait ses oreilles comme le murmure de l’eau ; qu’il lui semblait que ses voiles étaient vos vêtements flottant au gré de la brise ; que votre sourire le poursuivait dans ses rêves, et que souvent, bien souvent il s’éveillait effrayé, s’imaginant que l’on voulait vous arracher du Scud dont vous aviez fait votre demeure. Bien plus, il est convenu qu’il avait pleuré plus d’une fois en songeant que vous étiez destinée à passer vos jours avec un autre que lui.

— Jasper !

— C’est la vérité, Mabel, et il est de mon devoir de vous l’apprendre. Maintenant levez-vous et choisissez entre nous. Je crois qu’Eau-douce vous aime autant que je vous aime moi-même ; il a essayé de vous persuader qu’il vous aimait mieux, mais je ne veux pas en convenir, car je ne crois pas que cela soit possible. Mais je conviens qu’il vous aime de tout son cœur et de toute son âme et qu’il a le droit d’être entendu. Le sergent vous a confiée à moi comme à un protecteur, non comme à un tyran. Je lui ai dit que je serais un père pour vous aussi bien qu’un mari, et aucun père sensible ne peut refuser à son enfant ce léger privilège. Levez-vous, Mabel, et parlez aussi librement que si j’étais le sergent lui-même, voulant votre bonheur et rien de plus.

Mabel laissa tomber ses mains, se leva et resta face à face devant ses deux amants, mais la rongeur qui couvrait son visage était celle de l’exaltation de la fièvre plutôt que de la honte.

— Que voulez-vous de moi, Pathfinder ? dit-elle, — n’ai-je pas promis à mon pauvre père de faire tout ce que vous désireriez ?

— En ce cas voici ce que je désire. Je suis un homme des forêts et de peu de savoir, quoique je croie que mon ambition soit plus grande que mon mérite, et je ferai tous mes efforts pour rendre justice aux deux parties. En premier lieu, il est reconnu que nos sentiments, en tout ce qui nous concerne, sont exactement les mêmes. Jasper dit que les siens doivent être les plus forts ; mais c’est ce que je ne puis dire en bonne conscience, car il ne me semble pas que cela puisse être vrai, sans quoi je l’avouerais franchement, librement. Ainsi, sur ce point, Mabel, nous sommes ici devant vous sur le même pied. Quant à moi, étant le plus âgé, je dirai d’abord le peu qu’il y a à dire, soit en ma faveur, soit contre moi. Comme chasseur, je crois qu’il n’y a personne sur les frontières qui puisse me surpasser. Si jamais la venaison, la chair d’ours, ou même les oiseaux et les poissons devenaient rares dans notre cabane, ce serait plutôt la faute de la nature et de la Providence que la mienne. Enfin il me semble que la femme qui devra compter sur moi ne court pas grand risque de manquer jamais de nourriture. Mais je suis terriblement ignorant ! Il est vrai que je parle plusieurs langues, quelles qu’elles soient, mais je ne suis pas bien savant dans la mienne. Mes années sont bien plus nombreuses que les vôtres, Mabel, et mon amitié de si longue date avec votre père ne peut pas être un grand mérite à vos yeux. Je voudrais aussi avoir une figure plus avenante ; mais nous sommes tous ce que la nature nous a faits, et la dernière chose dont un homme doive se plaindre, excepté dans des occasions particulières, c’est de son physique. Tout cela passé en revue, l’âge, la tournure, le savoir, les habitudes, Mabel, ma conscience me force d’avouer que je ne suis pas un mari convenable pour vous, pour ne pas dire que j’en suis indigne, et j’abandonnerais toute espérance à l’instant même si je ne sentais pas dans mon cœur quelque chose qu’il me semble difficile d’en arracher.

— Pathfinder ! noble, généreux Pathfinder ! s’écria notre héroïne en saisissant la main du guide et la baisant avec un saint respect ; vous ne vous rendez pas justice, vous oubliez mon pauvre père et vos promesses, vous ne me connaissez pas.

— D’un autre côté voici Jasper, — continua le guide, sans permettre que les caresses de la jeune fille le détournassent de son dessein. — Avec lui le cas est différent. Pour l’amour et les provisions, il n’y a pas beaucoup à choisir entre nous, car le jeune homme est sobre, plein d’industrie et soigneux, et puis c’est tout-à-fait un savant, il connaît la langue des Français, il a lu bien des livres, et quelques-uns que je sais que vous aimez à lire ; il peut vous comprendre en tout temps, et c’est peut-être plus que je n’en pourrais dire de moi.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? — s’écria Mabel avec impatience, — pourquoi en parlez-vous maintenant ? pourquoi en parler jamais ?

— Et puis Jasper a une manière de faire connaître ses pensées que je n’égalerai jamais, je le crains. Si quelque chose sur la terre devait rendre ma langue hardie et persuasive, c’était vous, Mabel, et cependant dans nos dernières conversations Jasper m’a dépassé sur ce point de manière à me rendre honteux de moi-même. Il m’a dit combien vous étiez simple, vraie, bonne, combien vous méprisiez les vanités ; car bien que vous pussiez viser plus haut qu’à un officier, il pense que vous aimez mieux rester fidèle à vous-même et à vos sentiments que de devenir la femme d’un colonel. Mon sang coulait plus chaud dans mes veines, tandis que je l’entendais dire que vous étiez belle sans avoir l’air de le savoir ; que vos mouvements avaient la grâce et le naturel d’un jeune faon. Il me parlait aussi de la justesse de vos idées, de la chaleur et de la générosité de votre cœur…

— Jasper ! — s’écria Mabel, en donnant carrière à tous les sentiments qui, si long-temps retenus, avaient pris une force irrésistible ; et elle tomba entre les bras du jeune homme ouverts pour la recevoir, pleurant comme un enfant, et n’ayant pas plus de force. — Jasper ! Jasper ! pourquoi m’avoir caché tout cela !

La réponse d’Eau-douce ne fut pas très-intelligible, pas plus que le dialogue à demi murmure qui suivit ne fut remarquable par son bon sens. Mais le langage de l’amour est facile à comprendre. L’heure qui succéda se passa aussi vite que quelques minutes de la vie ordinaire ; et lorsque Mabel se réveilla de ce doux rêve, et tandis qu’elle pensait qu’il existait encore d’autres individus dans le même univers, son oncle arpentait le pont du cutter avec impatience, en s’étonnant que Jasper perdît si longtemps un vent favorable. Mais la première pensée de Mabel fut pour celui qui paraissait devoir être mis à une cruelle épreuve par la découverte de ses sentiments.

— Ô Jasper ! — s’écria-t-elle, comme quelqu’un qui sort d’un songe, le guide, Pathfinder !

Eau-douce tressaillit, non de crainte, mais de la pénible conviction du désespoir qu’il avait causé à son ami ; et il regarda autour de lui dans l’espérance de l’apercevoir. Mais Pathfinder s’était éloigné avec un tact et une délicatesse qui auraient pu faire honneur à la sensibilité et au savoir-vivre d’un courtisan. Pendant quelques minutes, les deux amants restèrent assis, silencieux, attendant son retour ; incertains de ce qu’ils devaient faire dans une circonstance si importante et si particulière. Enfin ils aperçurent leur ami, s’avançant lentement vers eux d’un air pensif et même rêveur.

— Je comprends maintenant ce que vous vouliez dire, Jasper, par parler sans langue et entendre sans oreilles, dit le guide lorsqu’il fut assez près de l’arbre pour être entendu. Oui, je le comprends maintenant, et c’est une agréable conversation quand on cause ainsi avec Mabel Dunham. Ah ! j’avais dit au sergent que je n’étais pas fait pour elle ; que j’étais trop vieux, trop ignorant, trop sauvage, mais il ne voulut pas me croire.

Jasper et Mabel assis l’un près de l’autre ressemblaient à la peinture que Milton nous fait de nos premiers parents lorsque le sentiment même de leur première faute chargea leur âme d’un poids terrible. Aucun des deux ne parla, aucun des deux ne fit un mouvement, et cependant chacun d’eux pensait en ce moment qu’il pourrait renoncer à son nouveau bonheur pour rendre à son ami la paix qu’il avait perdue. Jasper était aussi pâle que la mort, mais chez Mabel une pudeur virginale avait appelé son sang sur ses joues, et leur avait donné un éclat, une richesse d’incarnat qui n’avait peut-être jamais été égalée dans ses jours de joie et d’insouciance. Comme le sentiment qui, dans son sexe, accompagne toujours la sécurité d’un amour partagé, répandait sa douceur et sa tendre expression sur son visage, elle était plus belle que jamais. Pathfinder fixa ses yeux sur elle avec une ardeur qu’il n’essaya pas de cacher, puis il se mit à rire cordialement, mais à sa manière et avec une sorte d’exaltation sauvage, ainsi que les hommes non civilisés ont l’habitude d’exprimer leur plaisir. Ce moment d’oubli fut bien expié par la pensée subite que cette jeune et belle créature était perdue pour lui à jamais, et par le désespoir muet qui suivit cette pensée. Cet être si simple d’esprit et de cœur eut besoin de plus d’une minute pour se remettre du choc de cette conviction. Puis il reprit son calme habituel, et parla d’un ton grave et presque solennel.

— J’ai toujours su, Mabel Dunham, que chaque homme a sa nature, — dit-il, — mais j’avais oublié qu’il n’était pas dans la mienne de plaire aux jeunes filles belles et savantes. J’espère que cette erreur n’est pas une grande faute ; si cela est, j’en suis cruellement puni, Mabel ; je vois ce que vous voulez dire, mais cela n’est pas nécessaire, je le sens, et c’est la même chose que si je l’entendais. J’ai eu une heure d’amertume, Mabel ; j’ai eu une heure de grande amertume, mon garçon…

— Une heure ! répéta Mabel ; et le sang qui avait reflué vers son cœur se répandit sur ses joues en une rongeur accusatrice. Une heure ! est-ce possible, Pathfinder ?

— Une heure ! s’écria Jasper au même instant ; non, non, mon digne ami, il n’y a pas dix minutes que vous nous avez quittés.

— Peut-être cela est-il ainsi, quoique ce temps m’ait semblé une journée. Je commence à croire néanmoins que les heureux comptent par minutes et les misérables par mois. Mais n’en parlons plus ; tout est fini maintenant ; en parler davantage ne vous rendrait pas plus heureux, tandis que cela ne ferait que m’apprendre mieux ce que j’ai perdu, et probablement combien je méritais de le perdre. Non, non, Mabel, il est inutile de m’interrompre, j’admets tout ce que vous pourriez me dire ; mais tout ce que vous me diriez, quoique dans les meilleures intentions, ne changerait rien à ma résolution. Jasper, elle est à vous, et quoique cela soit dur à dire, je crois que vous la rendrez plus heureuse que je n’aurais pu le faire, car votre nature est plus convenable pour cela, quoique je pense, si je me connais bien moi-même, que j’aurais fait tous mes efforts pour assurer son bonheur. Je n’aurais pas dû croire le sergent, et j’aurais dû avoir foi en ce que m’a dit Mabel près du lac, car la raison et le jugement auraient dû m’en montrer la vérité ; mais il est si doux de croire ce que nous désirons, et les autres nous persuadent si aisément ce que nous cherchons à nous persuader nous-mêmes ! Mais à quoi bon parler de tout cela, comme je le disais tout-à-l’heure ? Il est vrai que Mabel semblait y consentir, mais cela venait du désir de plaire à son père, et de la crainte d’être au milieu des sauvages.

— Pathfinder !

— Je vous comprends, Mabel, et je n’ai aucun reproche à vous faire. Je pense quelquefois que j’aimerais à vivre dans votre voisinage, afin d’être témoin de votre bonheur ; mais après tout, il vaut mieux que je quitte le 55e et que je retourne au 60e, qui est en quelque sorte mon régiment natal. Peut-être aurait-il mieux valu pour moi que je ne l’eusse jamais quitté, quoique mes services aient été de quelque utilité de ce côté-ci, et que j’eusse passé bien des années avec des soldats du 55me, le sergent Dunham, par exemple, lorsqu’il servait dans un autre corps. Cependant, Jasper, je ne regrette pas de vous avoir connu…

— Et moi, Pathfinder ? — interrompit impétueusement Mabel, regrettez-vous de m’avoir connue ? Si je le pensais, je ne serais jamais en paix avec moi-même.

— Vous, Mabel, — répondit le guide en lui prenant la main et la regardant en face avec la simplicité d’un enfant, mais avec une vive affection ; comment pourrais-je être fâché qu’un rayon de soleil ait percé l’obscurité d’un jour ténébreux ? que la lumière ait dissipé un moment les ténèbres ? Je ne puis pas espérer d’avoir le cœur aussi léger et de dormir aussi profondément qu’autrefois d’ici à quelque temps ; mais je me rappellerai toujours combien je fus près d’un bonheur non mérité. Loin de vous blâmer, Mabel, je me blâme moi-même d’avoir été assez vain pour croire qu’il était possible que je pusse plaire à une créature telle que vous. Car certainement vous m’avez dit la vérité lorsque nous avons causé ensemble sur la montagne, et j’aurais dû vous croire alors ; car il est naturel de supposer que les jeunes filles doivent mieux connaître ce qui se passe dans leur esprit que leur père. Ah ! tout est fini maintenant, et il ne me reste plus qu’à prendre congé de vous, afin de vous laisser partir. Maître Cap doit être impatient et nous risquons qu’il ne vienne à terre, pour voir ce que nous sommes devenus.

— Prendre congé de nous ! s’écria Mabel.

— Congé ! répéta Jasper. Vous ne pouvez avoir l’intention de nous quitter, mon ami ?

— C’est le meilleur parti à prendre, Mabel, c’est le parti le plus sage, Eau-douce. Si je ne suivais que mon cœur, je vivrais et je mourrais près de vous ; mais si je veux suivre les conseils de ma raison, je dois vous quitter ici. Vous retournerez à Oswego, et vous deviendrez mari et femme aussitôt votre arrivée, car tout est arrangé avec maître Cap, qui soupire de nouveau après la mer et qui sait ce qui doit arriver. Moi je retournerai à la solitude et à mon créateur. Venez, Mabel, — ajouta Pathfinder en se levant et s’avançant vers notre héroïne d’un air grave, embrassez moi ; Jasper ne sera pas jaloux d’un baiser au moment de mon départ.

— Ô Pathfinder ! — s’écria Mabel en se précipitant entre les bras du guide, et l’embrassant à plusieurs reprises, avec une franchise et une chaleur qu’elle avait été loin de manifester lorsque Jasper la serrait contre son cœur. — Que Dieu vous bénisse, cher Pathfinder ! Vous reviendrez près de nous, — nous vous reverrons encore ; — lorsque vous serez vieux, vous viendrez dans notre demeure, et je serai une fille pour vous.

— Oui, c’est cela, — répondit le guide respirant à peine, j’essaierai de penser à vous, ainsi ; vous étiez plutôt faite pour être ma fille que ma femme. Adieu, Jasper, nous allons nous rendre au canot, il est temps que vous arriviez à bord.

Pathfinder ouvrit la marche d’un air calme et solennel. Aussitôt qu’il eut atteint le canot, il prit de nouveau les deux mains de Mabel et tendant les bras devant lui, il la tint à un pas de distance, regardant attentivement son visage, jusqu’à ce que des larmes involontaires, s’échappant de son cœur, vinssent couler par terre le long de ses joues.

— Donnez-moi votre bénédiction, Pathfinder, — dit Mabel en s’agenouillant avec respect devant lui ; — donnez-la-moi avant que nous nous séparions !

L’homme simple de la nature, mais si noble d’esprit, fit ce que la jeune fille désirait, puis il l’aida à entrer dans le canot, et parut s’arracher d’elle avec le plus pénible effort. Avant de se retirer, il prit Jasper sous le bras ; le conduisant un peu à l’écart, il lui parla de la manière suivante :

— Vous êtes bon de cœur et doux de nature, Jasper, mais nous sommes tous les deux rudes et sauvages en comparaison de cette chère créature. Prenez-en bien soin, et ne heurtez jamais son doux caractère en lui montrant la rudesse de la nature de l’homme. Vous la comprendrez avec le temps, et le Seigneur qui a créé les lacs et les forêts, et qui regarde la vertu en souriant et le vice avec un front courroucé, vous rendra heureux et surtout digne de l’être !

Pathfinder fit signe à son ami de partir, et il resta appuyé sur sa carabine jusqu’à ce que le canot eût atteint le Scud. Mabel versait des larmes comme si son cœur eût été brisé. Elle ne détourna pas ses yeux de la clairière où elle pouvait apercevoir Pathfinder jusqu’à ce que le cutter eût doublé une pointe qui cachait entièrement l’île. Quand elle jeta un dernier regard sur cet homme extraordinaire, il était toujours dans la même position, inanimé en apparence, et comme une statue élevée en commémoration des scènes dont ce lieu solitaire avait été depuis peu le témoin.


  1. Que dites-vous ?