Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 121-134).

CHAPITRE IX.


« Dites-moi, mes compagnons d’exil, l’habitude ne rend-elle pas cette vie plus agréable que celle qu’on mène dans le sein de la pompe et du luxe ? Cette forêt n’est-elle pas moins dangereuse qu’une cour où règne l’envie ? Nous ne sentons ici que la peine encourue par Adam. »
Comme il vous plaira. Shakespeare.

Le sergent Dunham n’était pas coupable de jactance en s’exprimant comme on l’a vu dans les derniers mots du chapitre qui précède. Quoique le poste où il se trouvait fût situé sur l’extrême frontière, ceux qui y demeuraient avaient une table qui, sous bien des rapports, aurait pu faire envie aux princes et aux rois. À l’époque dont nous parlons, et même un demi-siècle plus tard, toute cette vaste région qu’on a nommée l’ouest, ou les Nouveaux-Pays, depuis la guerre de la révolution, était comparativement un désert, mais un désert rempli de toutes les productions de la nature qui appartenaient particulièrement à ce climat, à l’exception de l’homme et des animaux domestiques. Le peu d’Indiens qui en parcouraient les forêts n’occasionnaient pas une diminution sensible du gibier ; et les garnisons éparses, jointes à quelques chasseurs qui se montraient çà et là sur cette vaste surface, n’y produisaient pas plus d’effet que l’abeille sur le champ de sarrasin, ou l’oiseau-mouche sur la fleur.

Les merveilles que la tradition nous a transmises sur le nombre d’animaux, d’oiseaux et de poissons qu’on trouvait alors dans ce pays, et particulièrement sur les bords des grands lacs, sont appuyées sur le témoignage d’hommes encore vivants, sans quoi nous pourrions hésiter de les rapporter ; mais ayant été nous-même témoin oculaire de quelques-uns de ces prodiges, nous nous acquitterons de notre devoir comme historien avec la confiance que peut donner la certitude. L’Oswego était particulièrement bien placé pour remplir amplement le garde-manger d’un épicurien. Des poissons de toute espèce abondaient dans cette rivière, et le pêcheur n’avait qu’à jeter sa ligne dans l’eau pour en retirer une perche ou quelque autre membre de cette immense famille de poissons qui peuplaient alors les eaux de cette latitude fertile, comme l’air, au-dessus de ces marécages, fourmillait d’insectes. On pêchait dans les lacs une variété de ce poisson si connu, le délicieux saumon du nord de l’Europe, auquel elle était à peine inférieure. Il s’y trouvait la même affluence des divers oiseaux de passage qui fréquentent les eaux et les forêts, et l’on voyait quelquefois dans les grandes baies que forment les dentelures des rives de l’Ontario des centaines d’acres d’eau couverts d’oies et de canards. Les daims, les ours, les écureuils, et d’autres quadrupèdes, parmi lesquels l’élan se montrait quelquefois, aidaient à compléter le total de ce que la nature fournissait libéralement aux postes situés sur l’extrême frontière, pour les indemniser des privations qu’ils souffraient nécessairement.

Dans un endroit où une nourriture, qui aurait été regardée ailleurs comme un grand luxe, était si abondante que personne n’en était privé, le dernier des individus qui se trouvaient dans le fort de l’Oswego se nourrissait de gibier qui aurait fait l’orgueil d’une table parisienne. C’est donc un objet de commentaire sur les caprices du goût et sur la bizarrerie des désirs humains, que le fait que la nourriture qui, en d’autres pays, aurait été un sujet d’envie, devenait un objet de répugnance et de dégoût. Les vivres réguliers de l’armée, qu’il était nécessaire de ménager, attendu la difficulté de les faire venir de si loin, gagnaient dans l’estime du soldat, et il était toujours prêt à renoncer à sa venaison, à ses canards, à ses pigeons et à son saumon, pour se régaler de lard, de navets cordés et de choux à demi-crus.

La table du sergent Dunham se ressentait naturellement de l’abondance et du luxe de la frontière, comme de ses privations. Un saumon grillé fumait sur un plat de bois ; des tranches de venaison exhalaient un fumet appétissant, et plusieurs mets froids, tous composés de venaison, avaient été placés sur la table en l’honneur des nouveaux venus et pour prouver l’hospitalité du vieux soldat.

— Vous ne paraissez pas être à demi-ration dans cette partie du globe, sergent, — dit Cap, après s’être initié dans les mystères des différents mets. — Votre saumon aurait suffi pour satisfaire un Écossais.

— Il ne suffit pourtant pas, frère Cap ; car sur deux à trois cents hommes qui composent cette garnison, il n’y en a pas une demi-douzaine qui ne jureraient pas que ce poisson n’est pas digne d’être mangé. Il y en a même qui n’ont jamais goûté de venaison chez eux, à moins qu’ils n’aient braconné, et qui font fi de la cuisse de daim la plus grasse qu’on puisse avoir ici.

— C’est la nature des chrétiens, — dit Pathfinder, — et j’ose dire qu’elle ne leur fait pas honneur. Une peau-rouge ne montre jamais aucun dégoût, et il est toujours content de la viande qu’on lui donne, qu’elle soit grasse ou maigre, ours ou daim, cuisse de dindon ou aile d’oie sauvage. Il faut le dire à la honte de nous autres hommes blancs, nous regardons les bienfaits de la Providence sans reconnaissance, et nous considérons des bagatelles comme des choses importantes.

— Il en est ainsi du 55e, j’en réponds, — dit le sergent, quoique je ne puisse en répondre de même quant au christianisme. Le major Duncan de Lundie jure lui-même quelquefois qu’un gâteau de farine d’orge vaut mieux qu’une perche de l’Oswego, et soupire après un verre d’eau de ses montagnes d’Écosse quand il a à sa disposition toute celle de l’Ontario pour étancher sa soif.

— Le major Duncan a-t-il une femme et des enfants ? — demanda Mabel, dont les pensées se portaient naturellement sur son propre sexe dans sa nouvelle situation.

— Non, ma fille, mais on dit qu’il à une fiancée dans son pays. Il paraît qu’elle préfère attendre plutôt que de s’exposer aux privations et aux souffrances du service dans ce pays sauvage, ce qui n’est nullement conforme aux idées que je me fais des devoirs d’une femme, frère Cap. Votre sœur pensait tout différemment, et s’il avait plu à Dieu de nous la conserver, vous la verriez en ce moment assise sur l’escabelle que sa fille occupe.

— J’espère, sergent, que vous ne pensez pas à faire de Mabel la femme d’un soldat ? — dit Cap d’un ton grave. — Notre famille en a déjà fourni son contingent, et il est temps qu’elle songe de nouveau à la mer.

— Je ne songe à choisir un mari pour ma fille ni dans le 55e ni dans aucun autre régiment, mon frère, je puis vous l’assurer, quoique je pense qu’il est temps de la marier convenablement.

— Mon père !

— Il n’est pas dans leur nature, sergent, de parler de ces choses là si à découvert, — dit Pathfinder. — L’expérience m’a appris que celui qui veut suivre la piste d’une jeune fille ne doit pas crier à tue-tête derrière elle ce qu’il désire. Ainsi donc, s’il vous plaît, nous parlerons d’autre chose.

— Eh bien ! frère Cap, j’espère que ce cochon de lait rôti, quoique froid, ne vous déplaît pas ? Il paraît être de votre goût.

— Oui, oui. Donnez-moi une viande civilisée, si vous voulez que je mange. La venaison est fort bonne pour vos marins d’eau douce, mais nous autres, marins de l’Océan, nous aimons ce que nous connaissons.

Pathfinder remit sur la table son couteau et sa fourchette, et, après un de ses accès de rire silencieux, dit avec un air de curiosité :

— Ne regrettez-vous pas la peau, maître Cap ? ne regrettez vous pas la peau ?

— Je crois certainement, Pathfinder, qu’il n’en aurait été que meilleur avec sa jaquette ; mais je suppose que, dans vos bois, c’est la mode de servir ainsi le cochon de lait.

— Eh bien ! en bien ! on peut avoir fait le tour du monde et ne pas tout savoir. — Si vous aviez été chargé d’écorcher cette créature, maître Cap, vos doigts s’en seraient ressentis. C’est un porc-épic.

— Sur ma foi, il me semblait bien que ce n’était pas de bon et vrai porc. Mais je pensais qu’ici, dans les bois, un porc même pouvait perdre quelque chose de ses bonnes qualités. Il me paraissait raisonnable que le cochon d’eau douce ne fût pas tout à fait aussi bon que le cochon d’eau salée. Mais à présent je suppose que c’est la même chose pour vous, sergent ?

— Pourvu que je ne sois pas chargé de l’écorcher, frère Cap. — Pathfinder, j’espère que vous n’avez pas trouvé Mabel récalcitrante pendant la marche ?

— Non, non, sergent. Si Mabel est seulement à moitié aussi satisfaite de Jasper et de Pathfinder que Pathfinder et Jasper sont contents d’elle, nous serons amis pour tout le reste de notre vie.

En parlant ainsi, il leva les yeux sur elle avec une sorte de curiosité fort innocente de savoir ce qu’elle pensait à ce sujet. Mais à l’instant même, et avec une délicatesse naturelle qui prouvait qu’il était bien loin de vouloir, en homme grossier, pénétrer les sentiments secrets d’une femme, il les baissa sur son assiette comme s’il eût regretté sa hardiesse.

— Eh bien ! en bien ! il faut nous souvenir que les femmes ne sont pas des hommes, — répliqua le sergent, — et avoir égard à leur caractère et à leur éducation. Un conscrit n’est pas un vétéran. On sait qu’il faut plus longtemps pour faire d’un homme un bon soldat que pour en faire toute autre chose, et il doit falloir aussi un temps plus qu’ordinaire pour former une fille de sergent.

— Voilà une nouvelle doctrine, sergent, — s’écria Cap avec quelque vivacité. — Nous autres vieux marins, nous sommes portés à croire qu’on pourrait faire six soldats, oui, et six excellents soldats, en moins de temps qu’il n’en faut pour faire l’éducation d’un seul marin.

— Oui, oui, frère Cap, je sais quelque chose de l’opinion que les marins ont d’eux-mêmes, — répondit le sergent avec un sourire aussi agréable que le comportait l’austérité de ses traits ; — car j’ai été plusieurs années en garnison dans un port de mer. Vous et moi, nous avons déjà conversé sur ce sujet, et je crains que nous ne soyons jamais d’accord. Mais si vous voulez savoir quelle différence il y a entre un véritable soldat et un homme dans ce que j’appellerai l’art de nature, venez voir un bataillon du 55e à la parade cette après-midi ; et quand vous serez de retour à York, examinez un régiment de milice faisant les plus grands efforts pour exécuter les mêmes manœuvres.

— À mon avis, sergent, la différence sera peu de chose. Il n’y en aura pas plus qu’entre un brick et un senau. Tous vos soldats sont la même chose : — habit écarlate, — plumet, — poudre à fusil, — terre de pipe.

— C’est ainsi qu’en juge un marin, Monsieur, — dit le sergent avec un air de dignité ; — mais peut-être ne savez-vous pas qu’il faut un an pour apprendre à un soldat à manger ?

— Tant pis pour lui. Les miliciens savent manger dès le premier jour ; car j’ai souvent entendu dire que dès leur première marche ils dévorent tout ce qu’ils trouvent sur leur chemin ; en supposant qu’ils ne fassent que cela.

— Je suppose qu’ils ont leur nature comme les autres hommes, — dit Pathfinder, pour tâcher de maintenir la paix, que la prédilection obstinée de chacun des deux frères pour sa profession menaçait évidemment de rompre ; — et quand un homme tient sa nature de la Providence, il est ordinairement inutile de vouloir la changer. Le 55e est un régiment très-judicieux, sergent, en ce qui est de savoir manger, car je le sais pour avoir vécu si long-temps en sa compagnie ; mais j’ose dire qu’il peut se trouver des corps de milice qui le dépasseraient en ce genre.

— Mon oncle, dit Mabel, si vous avez fini de déjeuner, je vous prierai de remonter avec moi sur le bastion. Je n’ai pas encore à moitié vu le lac, et il ne serait pas convenable qu’une jeune fille courût seule dans le fort dès le premier jour de son arrivée.

Cap comprit le motif de cette proposition, et comme il avait au fond une amitié véritable pour son beau-frère, il consentit à ajourner ses arguments jusqu’à ce qu’ils eussent été un peu plus longtemps ensemble ; car l’idée de renoncer à ses opinions ne se présenta pas un instant à l’esprit d’un homme d’un caractère si dogmatique et si opiniâtre. Il accompagna donc sa nièce, laissant tête à tête le sergent et Pathfinder. Dès que son adversaire eut battu en retraite, Dunham, qui ne comprenait pas si bien la manœuvre de sa fille, se tourna vers son ami, et lui dit avec un sourire qui avait un certain air de triomphe :

— L’armée, Pathfinder, ne s’est pas encore rendu justice, et n’a jamais su faire valoir ses droits ; et quoique la modestie convienne à l’homme, n’importe qu’il porte un habit rouge ou noir, ou qu’il soit en manches de chemises, je n’aime pas à laisser échapper une occasion de glisser un mot en sa faveur. — Eh bien, mon ami, — ajouta-t-il en prenant une main de son compagnon et en la serrant cordialement, — comment trouvez-vous ma fille ?

— Vous avez lieu d’en être fier, sergent ; oui, vous devez être fier d’être père, d’une jeune fille si belle, ayant de si bonnes manières. J’ai vu bien des femmes, j’en ai vu qui étaient belles ; j’en ai vu qui étaient de grandes dames ; mais je n’en ai jamais trouvé qui m’aient paru avoir reçu de la Providence tant de dons différents.

— Et je puis vous dire, Pathfinder, qu’elle n’a pas moins bonne opinion de vous. Dès hier soir, elle n’a fait que me parler de votre sang-froid, de votre courage, de votre bonté surtout, car la bonté compte pour plus de moitié auprès des femmes, mon ami. — Ainsi donc la première inspection a été satisfaisante de part et d’autre. Brossez votre habit, donnez un peu d’attention à votre extérieur, et elle est à vous, cœur et main.

— Je n’ai rien oublié de ce que vous m’avez dit, sergent, et je ne n’épargne aucune peine raisonnable pour me rendre aussi agréable aux yeux de Mabel, qu’elle commence à le devenir aux miens. J’ai nettoyé et fourbi Tue-Daim ce matin dès que le soleil s’est levé, et suivant moi cette carabine n’a jamais été plus brillante qu’en ce moment.

— Cela est d’accord avec vos idées de chasse, Pathfinder. Toute arme à feu doit briller et étinceler au soleil. Je n’ai jamais pu voir aucune beauté dans un fusil dont le canon est terne.

— Lord Howe pensait autrement, sergent ; et pourtant il passait pour un bon soldat.

— Cela est vrai. Sa Seigneurie fit ternir tous les canons de fusil de son régiment ; mais qu’en est-il résulté de bon ? On lit aujourd’hui son épitaphe dans l’église anglaise d’Albany. Non, non, mon digne ami ; il faut qu’un soldat soit un soldat, et il ne doit jamais rougir de porter les signes et symboles de son honorable profession. — Avez-vous beaucoup causé avec Mabel pendant que vous étiez ensemble dans la pirogue ?

— Il n’y en avait pas beaucoup d’occasions, sergent ; et quand il s’en présentait, je me trouvais tellement au-dessous d’elle en idées, que je craignais de lui parler d’autre chose que de ce qui appartient à ma nature.

— Vous avez moitié raison et moitié tort, mon ami. Les femmes aiment une conversation légère, quoiqu’elles se plaisent à y prendre la principale part. Vous savez que je suis un homme dont la langue ne se presse pas de donner un corps à la première pensée frivole qui s’offre à son esprit ; en bien ! il y avait des jours où je voyais que la mère de Mabel n’en pensait pas plus mal de moi quand je dérogeais à ma dignité. Il est vrai que j’avais alors vingt-deux ans de moins qu’aujourd’hui ; et qu’au lieu d’être le plus ancien sergent du régiment, j’en étais le plus jeune. Un air de dignité est utile et imposant en ce qui concerne les hommes mais si l’on veut paraître tout à fait estimable aux yeux d’une femme, il faut avoir, dans l’occasion, un peu de condescendance.

— Ah ! sergent, je crains bien que cela ne me réussisse jamais.

— Pourquoi vous décourager ainsi dans une affaire sur laquelle je croyais que nous étions d’accord tous deux ?

— Nous étions d’accord que, si Mabel se trouvait ce que vous disiez qu’elle était, et qu’elle pût voir de bon œil un chasseur et un guide qui ne sait rien de plus, je renoncerais en partie à une vie errante, et je tâcherais de m’humaniser avec ma femme et des enfants. Mais depuis que j’ai vu Mabel, j’ai eu de fâcheux pressentiments.

— Que veut dire cela ? — s’écria le sergent d’un ton austère ; — vous ai-je mal compris ? Ne m’avez-vous pas dit qu’elle vous avait plu ? — Mabel est-elle fille à tromper l’attente qu’on en a conçue ?

— Ah ! sergent, ce n’est pas de Mabel que je me méfie, c’est de moi-même. Je ne suis, après tout, qu’un pauvre et ignorant homme des bois, et peut-être, dans le fait, ne vaux-je pas autant que vous et moi nous le pensons.

— Si vous doutez de votre jugement, Pathfinder, je vous prie de ne pas douter du mien. Ne suis-je pas habitué à juger du caractère des autres ? n’est-ce pas mon devoir spécial ? suis-je homme à me tromper ? Adressez-vous au major Duncan, Monsieur, s’il vous faut des garanties à cet égard.

— Mais nous sommes d’anciens amis, sergent ; nous avons combattu côte à côte une douzaine de fois, et nous nous sommes rendu l’un à l’autre bien des services. Or, en pareil cas, les hommes sont portés à penser trop avantageusement l’un de l’autre, et je crains que la fille ne voie pas un simple et ignorant chasseur d’un œil aussi favorable que le père.

— Bon, bon, vous ne vous connaissez pas vous-même, Pathfinder, et vous pouvez vous en rapporter à mon jugement. D’abord, vous avez de l’expérience, et comme c’est principalement ce qui manque à toute jeune fille, nulle jeune fille ayant de la prudence ne peut manquer de faire attention à cette qualité. Ensuite vous n’êtes pas un de ces fats qui se donnent des airs, du moment qu’ils ont rejoint le régiment ; vous êtes un homme qui avez vu du service, et vous en portez les marques. J’ose dire que vous avez été exposé au feu trente ou quarante fois, en comptant les escarmouches et les embuscades.

— Tout cela est vrai, sergent, tout cela est vrai. Mais à quoi cela me servira-t-il pour gagner le cœur d’une jeune fille ?

— Cela vous vaudra le gain de la journée. L’expérience est aussi utile en amour qu’en guerre. D’ailleurs, vous êtes un sujet du roi aussi honnête et aussi loyal qu’aucun dont il puisse se vanter ; — que Dieu le protége !

— Cela peut être aussi, sergent, cela peut être ; mais je crains que je ne sois trop brusque, trop âgé, trop sauvage, pour gagner le cœur d’une jeune fille comme Mabel, qui n’est pas habituée à nos manières de la forêt, et qui peut regarder les établissements comme convenant mieux à sa nature et à ses inclinations.

— Ce sont de nouveaux fâcheux pressentiments pour vous, mon ami ; et je suis surpris que vous ne les ayez pas encore fait passer la revue jusqu’ici.

— C’est peut-être parce que je n’avais jamais senti combien peu je vaux avant d’avoir vu Mabel. J’ai conduit des femmes aussi belles à travers la forêt, et je les ai vues dans les périls et dans la joie ; mais elles étaient toujours trop au-dessus de moi pour que je pusse penser a elles autrement qu’à de faibles créatures que j’étais tenu de protéger et de défendre. Or, à présent, le cas n’est pas le même : Mabel et moi, nous sommes à peu près sur le même niveau, et il me semble que je suis entraîné par un poids que je ne puis soutenir, en me trouvant tellement au-dessous d’elle. Je voudrais avoir dix ans de moins, sergent, avec des traits plus avenants et plus propres à plaire à une jeune et jolie fille.

— Tranquillisez-vous, mon brave ami, et reposez-vous-en sur ma connaissance du sexe. Mabel vous aime déjà à moitié, et quinze jours passés là-bas avec elle parmi les îles feront le reste. Elle me l’a presque dit elle-même hier soir.

— Cela est-il possible, sergent ? — s’écria le guide, à la modestie duquel il répugnait de se regarder sous un jour si favorable ; — cela peut-il être vrai ? Je ne suis qu’un pauvre chasseur, et je vois que Mabel est digne d’être l’épouse d’un officier. Croyez-vous qu’elle puisse renoncer à la vie des établissements, à faire des visites, à aller à l’église, pour demeurer ici dans la forêt avec un guide, un chasseur ? Ne finira-t-elle point par regretter ses anciennes habitudes, et par être fâchée de ne pas avoir un meilleur mari ?

— Un meilleur mari, Pathfinder ; serait difficile à trouver. Quant aux usages des établissements, la liberté dont elle jouira dans ces forêts les lui fera bientôt oublier ; et Mabel a assez de courage pour vivre sur la frontière. Je n’ai pas tracé le plan de ce mariage sans y réfléchir autant qu’un général à celui d’une campagne. D’abord, j’avais songé à vous faire entrer dans le régiment, afin que vous pussiez me remplacer quand je me retirerai ; mais en y réfléchissant, il m’a semblé, Pathfinder, que vous n’étiez pas tout à fait ce qu’il faut pour ce poste. Si pourtant vous n’êtes pas soldat dans tous les sens du mot, vous l’êtes dans sa meilleure entente, et je sais que vous jouissez de l’estime de tous les officiers du corps. Aussi long-temps que je vivrai, Mabel peut demeurer avec moi, et vous auriez toujours un gîte, en revenant de faire une marche ou de suivre une piste.

— Tout cela est fort agréable à penser, sergent, pourvu que Mabel ait le même désir que nous. Mais, hélas ! je ne crois pas qu’un homme comme moi puisse jamais plaire à ses yeux. Si j’étais plus jeune et mieux tourné, comme Jasper Western, par exemple, je pourrais avoir une chance ; oui, sans doute, j’en pourrais avoir quelqu’une.

— Voilà pour Jasper Eau-douce, et pour tous les jeunes gens qui sont dans le fort et en dehors, — s’écria le sergent en faisant claquer ses doigts ; — si vous n’êtes pas positivement plus jeune, vous en avez l’air ; oui sans doute, et vous avez meilleure mine que le capitaine du Scud.

— Comment dites-vous ? — demanda Pathfinder en regardant son compagnon avec un air de doute, comme s’il eût craint de ne pas avoir bien compris ce qu’il venait de dire.

— Je dis que si vous n’êtes pas plus jeune en nombre d’années et de jours, vous êtes plus endurci, plus solide que Jasper et tous les autres, et qu’il restera plus de vous dans trente ans que de tout le reste mis ensemble. Une bonne conscience vous conservera jeune toute votre vie.

— Jasper à une aussi bonne conscience qu’aucun jeune homme que je connaisse, sergent, et à cet égard il est probable qu’il durera autant que qui que ce soit.

— Ensuite, vous êtes mon ami, mon ami juré, constant, éprouvé.

— Oui, il y a près de vingt ans que nous sommes amis, sergent ; avant que Mabel fût née.

— Oui sans doute, avant la naissance de ma fille. Et comment pourrait-elle refuser d’épouser un homme qui était l’ami de son père avant qu’elle fût née ?

— Nous n’en savons rien, sergent ; nous n’en savons rien. Chacun aime son semblable : les jeunes, les jeunes ; les vieux, les vieux.

— Non pas quand il s’agit de femmes, Pathfinder. Je n’ai jamais vu un vieillard refuser d’épouser une jeune femme. D’ailleurs, tous les officiers du fort vous estiment et vous respectent, comme je l’ai déjà dit, et elle sera flattée de plaire à un homme qui plait à tout le monde.

— J’espère n’avoir d’autres ennemis que les Mingos, — répondit le guide en passant la main sur sa chevelure d’un air pensif ; — j’ai toujours tâché de faire du bien aux autres, ce qui doit procurer des amis, quoique cela n’arrive pas toujours.

— Et l’on peut dire que vous voyez la meilleure compagnie, car Duncan de Lundie lui-même se plaît avec vous, et vous passez quelquefois des heures avec lui ; de tous les guides, c’est en vous qu’il a le plus de confiance.

— Oui, oui, et des hommes d’un rang plus élevé ont voyagé bien des fois à mon côté et converse avec moi comme si j’eusse été leur frère ; mais jamais leur compagnie ne m’a enorgueilli, car je sais que les bois mettent souvent de niveau des hommes qui seraient bien loin d’être égaux dans les établissements.

— Et vous êtes connu pour être le meilleur tireur qui ait jamais lâché un coup de fusil dans tout ce pays.

— Si c’était un motif pour être aimé de Mabel, je n’aurais pas tout à fait raison d’en désespérer. Et pourtant, sergent, je pense quelquefois que j’en suis redevable à Tue-Daim autant qu’à mon adresse. C’est certainement une carabine merveilleuse, et elle pourrait produire le même effet entre les mains d’un autre.

— Cela prouve l’humble opinion que vous avez de vous-même, Pathfinder ; mais nous avons vu trop souvent d’autres manquer leur coup en se servant de votre arme, tandis que vous abattiez le gibier avec les fusils des autres, pour que je puisse être d’accord avec vous sur ce point. Il doit y avoir une partie de tir un de ces jours ; vous pourrez y montrer votre adresse, et Mabel pourra alors se faire une juste idée de votre mérite.

— Serait-ce jouer de franc jeu, sergent ? Chacun sait que Tue-Daim manque rarement son coup, et doit-on faire une épreuve semblable, quand on sait d’avance quel doit en être le résultat ?

— Allons, allons, je vois qu’il faudra que je me charge de faire la cour à ma fille pour vous. Pour un homme qui, dans une escarmouche, est toujours au milieu de la fumée, vous êtes l’amoureux le plus timide que j’aie jamais vu. Souvenez-vous que Mabel sort d’une race hardie, et qu’elle admirera dans un homme ce que sa mère y a admiré avant elle.

Le sergent se leva alors et se rendit où ses devoirs l’appelaient, sans faire aucune apologie à Pathfinder, la manière intime dont celui-ci vivait avec toute la garnison rendant cette formalité inutile.

La conversation qui précède doit avoir fait connaître au lecteur un des motifs que le sergent Dunham avait eus pour faire venir sa fille sur la frontière. Quoique privé des caresses qui la lui avaient rendue si chère pendant les deux premières années de son veuvage, il avait conservé pour elle un attachement qui, pour ne pas s’épancher en grandes démonstrations, n’en était pas moins vif. Accoutumé à commander sans qu’on lui répliquât, et à obéir lui-même sans répliquer davantage, il était peut-être trop disposé à croire que sa fille épouserait sans répugnance l’homme qu’il pourrait lui choisir pour mari ; car il était loin d’avoir envie de faire violence à ses inclinations. Le fait était que peu de personnes connaissaient intimement Pathfinder sans le regarder comme un homme doué de qualités extraordinaires. Toujours le même, joignant à la fidélité une grande simplicité d’esprit ; plein de prudence, quoique inaccessible à la crainte ; le premier à prendre part à toutes les entreprises justes ; ou que du moins l’opinion du temps regardait comme telles ; mais ne s’engageant jamais dans aucune qui aurait pu appeler le blâme sur sa conduite, ou le faire rougir lui-même. Il n’était pas possible de vivre long-temps avec cet être, qui, à sa manière, pouvait passer pour une espèce de type de ce qu’était Adam avant sa chute, sans éprouver pour lui un respect et une admiration qui l’élevaient au-dessus de sa situation dans le monde. On remarquait qu’aucun officier ne passait jamais près de lui sans le saluer, comme s’il eût été son égal, et que ses inférieurs lui adressaient la parole avec autant de confiance et de liberté que s’il eût été leur camarade. Sa singularité la plus surprenante était l’indifférence complète avec laquelle il regardait toutes les distinctions qui ne dépendaient pas du mérite personnel. Il respectait ses supérieurs par habitude ; mais on l’avait vu plus d’une fois corriger leurs méprises et blâmer leurs vices avec une intrépidité qui prouvait quelle importance il attachait aux points les plus essentiels, et combien un jugement naturel est au-dessus de celui qui n’est dû qu’à l’éducation. En un mot, celui qui aurait cru que l’homme n’est pas capable de distinguer entre le bien et le mal, sans l’aide de l’instruction, aurait été ébranlé dans sa croyance par le caractère extraordinaire de cet habitant de la frontière. Ses sentiments semblaient avoir la fraîcheur de la forêt dans laquelle il passait une si grande partie de son temps ; et nul casuiste n’aurait pu prononcer plus équitablement dans tout ce qui avait rapport au juste et à l’injuste. Il n’était pourtant pas sans préjugés, quoiqu’ils fussent en petit nombre, et qu’ils prissent le coloris du caractère et des habitudes de l’individu, et ils étaient si profondément enracinés, qu’ils formaient en lui une sorte de seconde nature. Mais le trait le plus frappant de l’organisation morale de Pathfinder était un sentiment intime de justice qui ne le trompait jamais. Ce noble trait, sans lequel nul homme ne peut être véritablement grand, et avec lequel tout homme est respectable, avait probablement une influence secrète sur tous ceux qui fréquentaient souvent sa compagnie ; car on avait vu des soldats, du nombre des plus mauvais sujets de la garnison, et n’ayant aucun principe, à leur retour d’une expédition avec lui, parler un langage moins grossier, montrer des sentiments plus analogues aux siens, et prouver qu’ils avaient profité de son exemple. Comme on pouvait l’attendre, avec une qualité si élevée, sa fidélité était un roc inébranlable, et la trahison était classée parmi les choses qui lui étaient impossibles. Jamais il ne reculait devant les ennemis, et jamais, dans toutes les circonstances qui admettaient une alternative, ou ne l’avait vu abandonner un ami. Les amis particuliers d’un tel homme étaient naturellement ceux qui lui ressemblaient. Ses compagnons, quoique plus ou moins déterminés par le hasard, étaient en général de premier ordre, quant aux facultés morales ; car il semblait posséder un instinct de discernement qui le portait, probablement sans qu’il s’en aperçût lui-même, à s’attacher de préférence à ceux dont le caractère offrait une récompense plus satisfaisante à son amitié. En un mot, un homme accoutumé à étudier ses semblables disait de Pathfinder qu’il était un bel exemple de ce que pouvait être un homme doué d’un esprit juste et pur ; ne se laissant jamais tenter par des désirs désordonnés ou ambitieux ; suivant le penchant de ses sentiments innocents au milieu de la grandeur solitaire et de la noble influence de la nature ; ne se laissant égarer par aucun des abus de la civilisation qui peuvent porter au mal ; et n’oubliant jamais l’Être tout puissant dont l’œil pénètre dans les bois aussi bien que dans les villes.

Tel était l’homme que le sergent Dunham avait choisi pour être l’époux de sa fille. En faisant ce choix, il s’était peut-être laissé guider, moins par un examen attentif et judicieux des bonnes qualités de l’individu, que par sa prédilection personnelle ; et cependant personne ne pouvait connaître Pathfinder aussi intimement que lui, sans accorder à l’honnête guide une haute place dans son estime, par suite des qualités qu’il possédait. Que sa fille pût faire quelque objection sérieuse à ce mariage, c’était ce qui ne s’était jamais présenté à l’esprit du vieux soldat ; et d’une autre part, il y voyait une perspective de grands avantages pour lui-même, avantages qui se rattachaient au déclin de ses jours et au soir de sa vie qu’il passerait au milieu de ses petits-enfants qui lui seraient aussi chers que ceux dont ils auraient reçu le jour. Il avait d’abord fait cette proposition à son ami, qui l’avait écoutée avec plaisir. Mais le sergent était charmé de le voir alors entrer dans ses vues avec une ardeur proportionnée aux craintes et aux doutes que lui inspirait son humble méfiance de lui-même.