Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 105-121).


CHAPITRE VIII.


« Une terre d’amour et de lumière, sans soleil, sans lune, sans nuit ; où le fleuve se forme d’une eau vive, et la lumière, d’un rayon pur et céleste : une terre de vision, qui paraîtrait un songe tranquille et éternel. »
Queen’s Wake.

Le repos qui succède à la fatigue, et qui suit un sentiment de sécurité nouvellement éclos, est généralement doux et profond. Ce fut ce qu’éprouva Mabel, qui ne quitta son humble couchette, — lit tel que pouvait l’attendre la fille d’un sergent, dans un fort situé sur une frontière éloignée, — que long-temps après que la garnison avait obéi à l’appel ordinaire des tambours et s’était rassemblée pour la parade du matin. Le sergent Dunham, chargé de surveiller ces devoirs ordinaires et journaliers, s’était acquitté de ses fonctions et commençait à penser à son déjeûner, avant que sa fille eût quitté sa chambre et fût sortie pour respirer l’air frais, étonnée, charmée et reconnaissante de sa nouvelle situation.

À l’époque dont nous parlons, le fort de l’Oswego était un des postes de l’extrême frontière des possessions anglaises en Amérique. Il n’y avait pas long-temps qu’il était occupé, et il avait pour garnison un bataillon d’un régiment écossais dans l’origine, mais dans lequel plusieurs Américains avaient été reçus depuis son arrivée, innovation qui avait facilité la nomination du père de Mabel au grade humble, mais chargé de responsabilité, du plus ancien sergent. Quelques jeunes officiers, nés dans les colonies, se trouvaient aussi dans ce corps. Le fort, comme la plupart des places de ce genre, était plus propre à résister à une attaque de sauvages qu’à soutenir un siège régulier ; mais la grande difficulté de transporter de l’artillerie pesante rendait ce dernier événement si peu probable, qu’elle s’était à peine présentée à l’esprit des ingénieurs qui en avaient tracé les défenses. Quelques pièces d’artillerie de campagne étaient dans la cour du fort, prêtes à être transportées partout où l’on pourrait en avoir besoin, et une couple de gros canons en fer figuraient au sommet de deux angles avancés, comme un avis donné aux téméraires d’en respecter le pouvoir.

Quand Mabel, quittant la hutte commode et retirée où son père avait obtenu la permission de la placer, sortit pour respirer l’air du matin, elle se trouva au pied d’un bastion qui l’invita à y monter, en lui promettant de lui montrer tout ce que l’obscurité de la nuit précédente avait caché à ses yeux. Montant la rampe couverte de gazon, la jeune fille, dont l’esprit était aussi actif que les pieds, se trouva tout à coup sur un point d’où la vue pouvait apercevoir, au moyen de quelques coups d’œil jetés de différents côtés, tout ce qui était nouveau pour elle dans sa nouvelle situation.

Au sud s’étendait la forêt à travers laquelle elle avait voyagé pendant tant de journées pénibles, et qu’elle avait trouvée si remplie de dangers. Elle était séparée de la palissade par une ceinture de clairière, terrain où l’on avait abattu les arbres pour élever les constructions militaires que Mabel avait autour d’elle. Ce glacis, car tel était de fait son usage, pouvait contenir une centaine d’acres de terre, mais avec lui cessait tout signe de civilisation. Par derrière, tout était forêt, — cette forêt épaisse et interminable, que les souvenirs de Mabel pouvaient lui retracer, avec ses lacs cachés, ses rivières d’une eau sombre, et son monde de nature.

Se tournant d’un autre côté, notre héroïne sentit sa joue rafraîchie par une brise agréable qu’elle n’avait pas éprouvée depuis qu’elle avait quitté la côte. Là, une nouvelle scène s’offrit à elle, et quoiqu’elle s’y attendît, ce ne fut pas sans un tressaillement, et une exclamation indiquant le plaisir, que les yeux de la jeune fille en admirèrent la beauté. Au nord, à l’est, à l’ouest, de tous les côtés en un mot, sur la moitié de ce nouveau panorama, elle apercevait une vaste nappe d’eau. La couleur de cette eau n’était pas ce vert qui caractérise en général les eaux d’Amérique, ni le bleu foncé de l’océan ; c’était une légère teinte d’ambre qui nuisait à peine à sa limpidité. Nulle terre n’était en vue, à l’exception de la côte adjacente, qui s’étendait à droite et à gauche, formant une ligne non interrompue de forêts, avec de grandes baies et des pointes et des promontoires peu élevés. Cependant une grande partie du rivage était couverte de rochers dans les cavernes desquelles l’eau s’engouffrait quelquefois avec un bruit sourd semblable à un coup de canon tiré dans l’éloignement. Nulle voile ne se montrait sur sa surface ; on n’y voyait sauter ni baleine ni aucun autre poisson ; nul signe d’utilité ne récompensait l’œil long-temps fixé sur son immense étendue. C’était une scène qui présentait d’une part des forêts paraissant sans fin, et de l’autre une eau semblant également interminable. La nature semblait s’être plu à placer deux de ses principaux agents en relief à côté l’un de l’autre ; l’œil se tournant du large tapis de feuilles, à la masse non moins large du fluide ; des soulèvements doux mais perpétuels du lac, au calme et à la solitude poétique de la forêt, avec autant d’étonnement que de plaisir. Mabel Dunham, dont le caractère était aussi naturel que celui de la plupart de ses concitoyennes à cette époque, et qui était aussi franche et aussi ingénue que pouvait l’être une jeune fille dont le cœur était affectueux et sincère, était pourtant capable de sentir la poésie de cette belle terre que nous habitons. À peine pouvait-on dire qu’elle eût reçu de l’éducation, car dans ce temps et dans ce pays la plupart des personnes de son sexe ne recevaient guère que les premiers rudiments de l’instruction fort simple qu’on leur donnait en Angleterre ; cependant elle avait appris beaucoup plus de choses qu’il n’était ordinaire à une jeune fille de sa condition ; et dans un sens, elle faisait certainement honneur à ceux qui lui avaient servi de maîtres. La veuve d’un officier qui avait autrefois fait partie du même régiment que son père, s’était chargée d’elle à la mort de sa mère, et grâce aux soins de cette dame, Mabel avait acquis des goûts et des idées qui, sans cela, n’auraient jamais pris racine en elle. Elle avait été reçue dans cette famille, moins comme domestique que comme humble compagne, et les résultats s’en faisaient sentir dans sa mise, dans son langage et dans ses sentiments, quoique, sous ces différents rapports, elle ne fût pas tout à fait au niveau de ce qu’on appelle une dame. Elle avait perdu les habitudes et les manières communes de sa première condition, sans avoir atteint un degré d’élégance qui la rendît peu propre à la situation que sa naissance et sa fortune devaient probablement lui faire occuper dans le monde. Du reste, toutes les qualités particulières et distinctives qu’elle possédait appartenaient à son caractère naturel.

D’après ce que nous venons de dire, le lecteur apprendra sans surprise que Mabel vit la nouvelle scène qui s’offrit à ses yeux avec un plaisir bien supérieur à celui que produit un étonnement vulgaire. Elle en appréciait les beautés ordinaires comme la plupart du monde l’avait fait ; mais elle était capable d’en sentir aussi la sublimité, ainsi que cette douce solitude, cette grandeur calme, et ce repos éloquent qui règnent toujours dans la vue des grands tableaux de la nature quand la main et le travail de l’homme n’y ont pas encore touché.

— Quel beau spectacle ! — s’écria-t-elle, sans savoir qu’elle parlait, tandis qu’elle était debout sur le bastion, la tête tournée vers le lac, d’où partait une légère brise dont la fraîcheur faisait sentir son influence à son corps et à son esprit. — Quel beau spectacle ! et pourtant comme il est singulier !

Ces paroles, ainsi que la suite de ses idées, furent interrompues par quelqu’un qui lui appuyait un doigt sur l’épaule. Mabel se retourna, croyant que c’était son père, et elle vit Pathfinder. Il était appuyé sur sa longue carabine, et riait à sa manière accoutumée, tandis qu’étendant le bras, il lui montrait ce panorama de terre et d’eau.

— Vous voyez nos domaines, — lui dit-il, — ceux de Jasper et les miens. Le lac est pour lui, les bois sont pour moi. Il se vante quelquefois de l’étendue de ses domaines, mais je lui dis que mes arbres occupent sur la surface de cette terre autant de place que toute son eau. Eh bien, Mahel, vous êtes également faite pour tout ce que vous voyez, car il me semble que ni les marches de nuit, ni la peur des singes ou des cataractes, n’ont nui à la fraîcheur de votre teint.

— Pathfinder veut se montrer sous un nouveau jour, puisqu’il fait des compliments à une jeune folle.

— Folle, Mabel ! non, non ; pas le moins du monde. La fille du sergent ne ferait pas honneur à son digne père, si elle était capable de dire ou de faire ce qu’on pourrait raisonnablement appeler une folie.

— Il faut donc qu’elle ait soin de ne pas accorder trop de confiance à la flatterie. Mais je me réjouis de vous revoir parmi nous, Pathfinder ; car, quoique Jasper ne parût pas fort inquiet, je craignais qu’il ne vous fût arrivé quelque accident, ainsi qu’à votre ami, sur ce terrible rift.

— Il nous connaît l’un et l’autre, et il était bien sûr que nous ne nous noierions pas, ce qui n’est pas dans ma nature. Il est bien vrai qu’il aurait été difficile de nager avec une longue carabine à la main ; et soit à la chasse, soit en marchant contre les sauvages ou les Français, Tue-daim et moi nous avons été trop long-temps en compagnie ensemble pour nous séparer aisément. Non, non ; nous avons marché dans l’eau jusqu’au rivage, l’eau étant assez basse en cet endroit sur le rift pour le permettre, et nous sommes arrivés à terre nos armes à la main. Cependant il nous a fallu choisir un moment propice pour le faire, à cause de ces maudits Iroquois ; mais nous savions que lorsque ces chiens de vagabonds verraient les lanternes que le sergent ne manquerait pas d’envoyer à votre canot, ils se hâteraient de décamper, de peur de recevoir la visite de quelques soldats de la garnison. Nous nous assîmes donc tranquillement sur un rocher environ une heure, jusqu’à ce que le danger fût passé. La patience est la plus grande vertu pour un homme qui vit dans les bois.

— Je suis bien charmée de vous voir en sûreté. Quoique bien fatiguée, l’inquiétude que je ressentais pour vous m’a long-temps empêchée de m’endormir.

— Que Dieu vous bénisse et vous protége, Mabel ! Mais c’est comme vous pensez toutes, vous autres jeunes filles qui avez un bon cœur. Je dois pourtant dire que, de mon côté, j’ai été bien content quand j’ai vu les lanternes s’avancer vers l’eau, car c’était une preuve que vous étiez en sûreté. Nous autres chasseurs et guides, nous sommes un peu brusques, mais nous avons nos idée et nos sentiments aussi bien qu’un général d’armée. Jasper et moi nous serions morts avant qu’il vous arrivât aucun malheur ; oui, nous serions morts.

— Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi, Pathfinder ; je vous en remercie du fond du cœur, et comptez que mon père le saura. Je lui en ai déjà dit une partie, mais j’ai encore un devoir à remplir à ce sujet.

— Bon, bon, Mabel ; le sergent sait fort bien ce que c’est que les bois et les peaux-rouges, et il n’y a pas grand besoin de lui parler de tout cela. Eh bien ! vous avez vu votre père ? Trouvez-vous dans ce brave vieux soldat l’espèce d’homme que vous vous attendiez à rencontrer ?

— J’ai trouvé un père chéri, qui m’a reçue comme un père doit recevoir une fille. — y a-t-il long-temps que vous le connaissez ?

— C’est suivant la manière dont on compte le temps. Je n’avais que douze ans quand le sergent me prit pour suivre une piste, et il y a de cela un peu plus de vingt-deux ans. Nous avons vu ensuite bien des combats, et comme c’était avant que vous fussiez au monde, vous n’auriez pas eu de père, si la carabine n’eût été dans ma nature.

— Expliquez-vous.

— La chose est toute simple, et il ne faudra pas beaucoup de paroles. Nous étions en embuscade ; le sergent reçut une blessure sérieuse, et il aurait perdu sa chevelure, sans une sorte d’instinct qui me fit me servir de ma carabine. Quoi qu’il en soit, nous réussîmes à l’emporter, et il n’y a pas aujourd’hui dans tout le régiment un seul homme qui ait de plus beaux cheveux, pour son âge, que le sergent.

— Vous avez sauvé la vie de mon père, Pathfinder ! — s’écria vivement Mabel, serrant sans y penser une de ses mains dures et nerveuses entre les deux siennes. — Que Dieu vous récompense de cette bonne action, comme de toutes les autres que vous avez faites !

— Je ne dis pas tout à fait cela, quoique je croie que je lui ai sauvé sa chevelure. Un homme peut vivre après l’avoir perdue ; je ne puis donc dire que je lui ai sauvé la vie. Jasper pourrait le dire de vous, car sans son œil et son bras le canot n’aurait jamais traversé le rift en sûreté, par une nuit comme la dernière. Sa nature est pour l’eau, comme la mienne pour la chasse et la piste. Le voilà là-bas dans cette crique, regardant les canots et ayant l’œil sur son cher petit navire. À mon avis, il n’y a pas dans tout ce pays un plus beau garçon que Jasper Western.

Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté sa chambre, Mabel jeta un regard au-dessous d’elle, et elle vit ce qu’on pourrait appeler le premier plan du tableau qu’elle avait étudié avec tant de plaisir. L’Oswego jetait ses eaux sombres dans le lac entre deux rives assez hautes, celle du côté de l’est étant pourtant plus élevée, et s’avançant plus loin vers le nord que celle du côté de l’ouest¿ Le fort s’élevait sur cette dernière, et immédiatement au-dessous étaient quelques huttes construites avec des troncs d’arbres, et qui, ne pouvant gêner la défense de la place, étaient destinées à contenir les objets qu’on importait ou exportait d’un port de l’Ontario dans un autre. Deux pointes basses, décrivant une courbe, et couvertes de sable, s’étaient formées avec une régularité surprenante par les forces opposées des vents du nord et du courant rapide de l’Oswego, et elles formaient dans cette rivière deux criques où l’on était à l’abri des tempêtes du lac celle qui se trouvait à l’occident s’avançait le plus avant dans la terre ; et comme elle avait plus d’eau que l’autre, c’était pour le fort une sorte de petit port pittoresque. C’était sur le rivage étroit qui séparait cette crique du port, qu’on avait élevé les bâtiments grossiers dont il vient d’être parlé.

Des bateaux et des canots étaient tirés sur le sable, et l’on voyait dans la crique le petit bâtiment qui donnait à Jasper le droit d’être considéré comme un marin. Il était gréé en cutter, et pouvait être du port de quarante tonneaux. Il était construit et peint avec tant de soin, qu’il avait presque l’air d’un bâtiment de guerre, quoiqu’il n’eût pas de gaillards ; et il était si parfaitement gréé et si bien installé pour le service qu’il avait à faire, que cela ne pouvait même échapper à Mabel. Les formes en étaient admirables ; un constructeur de vaisseau plein de talent en avait envoyé le plan d’Angleterre, à la demande expresse de l’officier qui en avait surveillé la construction. L’air belliqueux que lui donnait la couleur foncée dont il était peint, et la longue flamme qu’il portait, annonçaient qu’il appartenait au roi. On le nommait le Scud[1].

— Voilà donc le bâtiment de Jasper ? — dit Mabel, dans l’esprit de qui l’idée du capitaine du petit bâtiment ne se séparait pas de celle du cutter. — Y en a-t-il d’autres sur ce lac ?

— Les Français en ont trois, dont ils disent que l’un est un véritable vaisseau, tel qu’on en voit sur l’océan ; le second un brick, et l’autre un cutter, qu’ils appellent en leur langue l’Écureuil. Cet Écureuil semble avoir une antipathie naturelle pour le Scud ; car Jasper va rarement sur le lac sans que l’Écureuil soit sur ses talons.

— Et Jasper est-il homme à fuir devant un Français, même sous la forme d’un écureuil, et cela sur l’eau ?

— À quoi sert la valeur, quand on n’a pas les moyens de l’employer ? Jasper est brave, toute la frontière le sait ; mais il n’a d’autre canon qu’un petit obusier, et pour tout équipage deux matelots et un mousse. J’étais avec lui dans un de ses voyages, et il s’aventura bien assez, car il nous conduisit si près de l’ennemi qu’on commença à tirer. Mais les Français ont des canons, et ils ne mettent jamais le nez hors de Frontenac sans avoir une vingtaine d’hommes sur leur cutter. Non, non, le Scud a été construit pour voler sur l’eau, et le major dit qu’il ne veut pas lui faire prendre une humeur querelleuse en lui donnant des hommes et des armes, de peur qu’il ne le prenne au mot, et qu’il ne se fasse couper les ailes. Je ne m’entends guère à tout cela, car ce n’est pas ma nature ; mais j’en vois la raison, — oui, j’en vois la raison, quoique Jasper ne la voie pas.

— Ah ! voici mon oncle qui vient voir cette mer intérieure ; et il n’en paraît pas plus mal pour avoir nagé.

Cap, qui avait annoncé son arrivée par un couple de hem ! vigoureux, parut en ce moment sur le bastion ; et après avoir fait un signe de tête à sa nièce et à son compagnon, il commença à examiner avec soin la vaste nappe d’eau qu’il avait sous les yeux. Pour le faire plus à son aise, il monta sur un des vieux canons de fer, et croisa les bras sur sa poitrine, en se balançant le corps comme s’il avait senti le roulis d’un bâtiment. Pour compléter le tableau, il avait à la bouche une pipe à court tuyau.

— Eh bien, maître Cap, — lui demanda innocemment Pathfinder, qui n’avait pas découvert l’expression de mépris qui se peignait graduellement sur les traits du vieux marin ; — n’est-ce pas une belle nappe d’eau, et ne mérite-t-elle pas bien le nom de mer ?

— C’est donc là ce que vous appelez votre lac ? — dit Cap, montrant avec sa pipe l’horizon septentrional ; — je vous le demande, est-ce là réellement votre lac ?

— Bien certainement. Et si l’on s’en rapporte au jugement d’un homme qui a vécu sur les bords de plusieurs autres, c’est un bel et bon lac.

— Précisément ce que j’attendais, un étang pour les dimensions ; et un charnier[2] pour le goût. Il est inutile de voyager sur terre pour voir quelque chose qui ait pris toute sa croissance et qui soit utile. Je savais à quoi tout cela aboutirait.

— Qu’avez-vous à reprocher à l’Ontario, maître Cap ? c’est un grand lac, agréable à voir, et dont l’eau n’est pas trouvée mauvaise par ceux qui ne peuvent se procurer de l’eau de fontaine.

— Vous appelez cela un grand lac, — dit Cap, décrivant encore un demi-cercle avec sa pipe ; — en ce cas, je vous demanderai ce que vous y trouvez de grand ? Jasper lui-même convient qu’il n’a qu’une vingtaine de lieues d’un rivage à l’autre.

— Mais, mon oncle, — dit Mabel, — on ne voit aucune terre si ce n’est de notre côté. Ce lac paraît à mes yeux exactement comme l’océan.

— Cette miniature d’étang comme l’océan ! Et c’est ainsi que parle une fille qui a de véritables marins dans sa famille ! Fadaises, Magnet, fadaises. Que voyez-vous là qui ait la moindre ressemblance à la mer ?

— Ce que j’y vois, mon oncle ? De l’eau — et puis de l’eau, et encore de l’eau, — pendant des milles et des milles, et aussi loin que l’œil puisse atteindre

— Et n’y a-t-il pas de l’eau, — et puis de l’eau, — et encore de l’eau, — pendant des milles et des milles, dans les rivières sur lesquelles vous avez navigué en pirogue, et aussi loin que l’œil puisse atteindre par-dessus le marché ?

— Oui, mon oncle ; mais les rivières ont leurs rives ; elles sont étroites, et des arbres croissent sur leurs bords.

— Et ne sommes-nous pas ici sur une rive, les soldats ne l’appellent-ils pas le bank[3] du lac ? ne voyez-vous pas des arbres par milliers ? et vingt lieues ne sont-elles pas un espace assez étroit en bonne conscience ? Qui diable a jamais entendu parler des banks de l’océan, à moins qu’il ne s’agisse de bancs cachés sous l’eau ?

— Mais, mon oncle, on ne peut voir à travers ce lac comme à travers une rivière.

— C’est en quoi vous vous trompez, Magnet. L’Amazone, l’Orénoque, la Plata, sont des rivières, et pourtant on ne peut voir à travers. — Écoutez-moi, Pathfinder ; je doute fort que cette languette d’eau soit même un lac ; elle me paraît n’être qu’une rivière. Je vois que vous n’êtes pas très-forts en géographie dans vos bois.

— C’est vous qui vous trompez en cela, maître Cap. Il y a une rivière, et une noble rivière à chaque bout du lac, mais l’eau qui est devant vous est l’Ontario ; et quoiqu’il ne soit pas dans ma nature de vivre sur un lac, il y en a peu, à mon avis, qui valent mieux que celui-ci.

— Et si nous étions sur le bord de la mer à Roekaway, mon oncle, qu’y verrions-nous de plus qu’ici ? Là comme ici il y a un rivage et des arbres.

— C’est de la perversité, Magnet, et une jeune fille doit parer[4] tout ce qui ressemble à de l’obstination. D’abord l’Océan a des côtes, mais non des banks, à moins que ce ne soit le grand banc de Terre-Neuve, qui est hors de vue de la terre, et vous ne prétendrez pas que ce bank-ci soit hors de vue de la terre ni même sous l’eau.

Comme Mabel ne pouvait soutenir une opinion si extravagante Cap continua, sa physionomie commençant à s’animer du plaisir de triompher dans une discussion :

— Et ensuite ces arbres-ci ne supportent pas la comparaison avec ceux de Roekaway. Les côtes de l’océan offrent des villes, des fermes, des maisons de campagne, et dans quelques pays des monastères, des châteaux et des phares. — Oui, surtout des phares. On ne voit ici rien de tout cela. Non, non, maître Pathfinder, je n’ai jamais entendu parler d’une mer sur les côtes de laquelle on ne trouve plus ou moins de phares, tandis qu’ici il n’y a pas même un fanal.

— On y trouve ce qui vaut mieux, — oui, ce qui vaut mieux ; une forêt ; de nobles arbres, un temple digne de Dieu.

— Oui, une forêt peut convenir à un lac ; mais à quoi servirait l’Océan, si toute la terre qui l’entoure n’était qu’une forêt ? Les navires seraient inutiles, car on peut faire flotter le bois. Ce serait la fin du commerce ; et que serait un monde sans commerce ? Je suis de l’avis de ce philosophe qui a dit que la nature humaine a été inventée en faveur du commerce. Je suis même surpris, Magnet, que vous puissiez penser que cette eau ressemble à celle de la mer. J’ose dire qu’il n’y a pas une baleine dans tout votre lac, maître Pathfinder.

— Je n’en ai jamais entendu parler, je l’avoue ; mais je ne suis pas juge des animaux qui vivent dans l’eau, à moins que ce ne soient les poissons des rivières et des ruisseaux.

— Pas un cachalot, — pas un marsouin, — pas même un pauvre diable de requin ?

— Je ne prendrai pas sur moi de dire qu’il s’y en trouve. Ma nature n’est pas dans l’eau, maître Cap.

— Ni hareng, ni albatros, ni poisson volant, — continua Cap, les yeux fixés sur le guide, pour voir jusqu’à quel point il pouvait s’avancer. — Avez-vous dans ce lac des poissons qui puissent voler ?

— Des poissons qui puissent voler ! Maître Cap, maître Cap, ne croyez point, parce que nous vivons sur la frontière, que nous ne nous fassions pas une idée de la nature et de ce qu’il lui a plu de faire ? Je sais qu’il y a des écureuils qui volent, mais…

— Un écureuil voler ! — Comment diable, maître Pathfinder, vous imaginez-vous avoir près de vous un mousse qui n’en est qu’à son premier voyage ?

— Je ne connais pas vos voyages, maître Cap, quoique je suppose que vous en avez fait beaucoup. Mais quant à ce qui tient à la nature des bois, je puis dire ce que j’ai vu en face de qui que ce soit.

— Et vous voulez que je croie que vous avez vu un écureuil voler ?

— Si vous désirez connaître le pouvoir de Dieu, maître Cap, vous croirez cela et beaucoup d’autres choses semblables, car vous pouvez être bien certain que c’est la vérité.

— Et pourtant, Pathfinder, — dit Mabel en le regardant avec une douceur si amicale, que, quoiqu’il vît qu’elle s’amusait à ses dépens, il le lui pardonnait de tout son cœur, — vous qui parlez avec tant de respect du pouvoir de la Divinité, vous paraissez douter qu’un poisson puisse voler.

— Je n’ai pas dit cela, je ne l’ai pas dit ; et si maître Cap est disposé à certifier le fait, quelque invraisemblable qu’il paraisse, je ferai tous mes efforts pour le croire : car je pense qu’il est du devoir de chacun de croire au pouvoir de Dieu, quelque difficile que cela puisse être.

— Et pourquoi mon poisson ne peut-il avoir des ailes aussi bien que votre écureuil ? — demanda Cap avec plus de logique que de coutume. — Qu’un poisson puisse voler, et qu’il vole réellement, c’est ce qui est aussi vrai que raisonnable.

— C’est la précisément la seule difficulté qu’il y ait à croire cette histoire. Il ne semble pas raisonnable de donner à un animal qui vit dans l’eau des ailes qui paraissent ne pouvoir lui être d’aucune utilité dans cet élément.

— Et supposez-vous que les poissons soient assez ânes pour voler dans l’eau quand une fois ils ont des ailes ?

— Je ne connais rien à tout cela ; mais qu’un poisson vole dans l’air, c’est ce qui me semble encore plus contraire à sa nature que de voler dans son élément, — dans lequel il est né et a été élevé, comme on pourrait dire.

— Voilà ce que c’est que des idées rétrécies, Magnet. Le poisson vole hors de l’eau pour fuir les ennemis qu’il y trouve ; et vous voyez là non seulement le fait, mais ce qui en est la cause.

— Je suppose donc que cela soit vrai, — dit le guide fort tranquillement ; — leur vol est-il bien long ?

— Pas aussi long que celui des pigeons, peut-être, mais assez pour prendre le large. Quant à vos écureuils, ami Pathfinder, nous n’en parlerons plus, car je suppose que vous n’en avez parlé que pour faire un contre-poids à mes poissons en faveur des bois. — Mais qu’est-ce que je vois là-bas à l’ancre sous la montagne ?

— C’est le cutter de Jasper, mon oncle, répondit vivement Magnet. — Je crois que c’est un très-joli bâtiment, et il se nomme le Scud.

— Oui, il peut être assez bon pour un lac, mais c’est une pauvre affaire. Il a un beaupré fixe ! et qui a jamais vu mettre un beaupré à demeure sur un pareil cutter ?

— Ne peut-il pas y avoir quelque bonne raison pour cela sur un lac comme celui-ci, mon oncle ?

— Sans doute. Il ne faut pas oublier que ce n’est pas l’océan, quoiqu’il y ressemble tellement.

— Ali, ah, mon oncle ! l’Ontario ressemble, donc à l’Océan, après tout ?

— À vos yeux et à ceux de Pathfinder, ma nièce, mais pas du tout aux miens. Placez-moi au milieu de cette mare d’eau, par la nuit la plus noire, et dans le plus petit canot, et je vous dirai sur-le-champ que ce n’est qu’un lac. Quant à cela, la Dorothée, — c’était le nom de son bâtiment, — le découvrirait aussi vite que moi. Je crois qu’elle ne ferait pas plus d’une couple de courtes bordées sans apercevoir la différence entre l’Ontario et la vieille Atlantique. J’ai une fois fait entrer ce brick dans une des grandes baies de l’Amérique méridionale, et il s’y est comporté aussi gauchement que le ferait un idiot dans une église remplie d’une nombreuse congrégation. Et Jasper fait voile sur ce bâtiment ? Il faut que je fasse une croisière avec lui avant de vous quitter, Magnet. Je ne veux pas qu’il soit dit que je suis venu en vue de cet étang sans y aller faire une excursion.

— Eh bien, vous n’aurez pas long-temps à attendre, — dit Pathfinder, — car le sergent est à la veille de s’embarquer avec un détachement pour aller relever un poste aux Mille-Îles ; et comme je l’ai entendu dire qu’il avait dessein d’emmener Mabel avec lui, vous pourrez lui faire compagnie.

— Cela est-il vrai, Magnet ?

— Je le crois, — répondit Mabel, une rongeur si imperceptible qu’elle échappa aux regards de ses compagnons lui montant au visage ; — mais j’ai eu si peu de temps pour causer avec mon père, que je n’en suis pas tout à fait sûre. Au surplus, le voici, et vous pouvez le lui demander à lui-même.

Malgré son humble rang, la physionomie du sergent Dunham avait un caractère qui commandait le respect. Il était d’une grande taille, grave, sérieux, et il mettait de l’exactitude et de la précision dans toutes ses actions comme dans sa manière de penser. Cap lui-même, dogmatique et hautain, comme il l’était avec tout ce qui n’était pas marin, ne se permettait pas les mêmes libertés avec le vieux soldat qu’avec ses autres amis. On avait souvent remarqué que Duncan de Lundie, laird écossais qui commandait le fort, avait plus d’égards pour le sergent Dunham que pour tous les sous-officiers ; car l’expérience et les services rendus avaient autant de valeur, aux yeux du vétéran-major, que la naissance et la fortune. Quoique le sergent n’espérât point de s’élever jamais plus haut dans son état, il se respectait assez, lui et son grade actuel, pour agir toujours de manière à attirer l’attention ; et la nécessité où il était de voir souvent ses inférieurs, dont il avait à réprimer les passions et les penchants par un air de réserve et de dignité, avait donné un tel coloris à toute sa conduite, que très-peu d’entre eux pouvaient se soustraire à son influence. Tandis que les capitaines le traitaient avec bonté et comme un ancien camarade, les lieutenants se hasardaient rarement à combattre ses opinions sur des points militaires, et l’on remarquait que les enseignes lui montraient une déférence qui allait presque jusqu’au respect. Il n’était donc pas étonnant que son arrivée coupât court à la conversation singulière que nous venons de rapporter, quoiqu’on eût souvent observé que Pathfinder était le seul homme d’un rang inférieur sur cette frontière qui se permît de traiter le sergent comme son égal, et de prendre avec lui le ton de familiarité cordiale d’un ami.

— Bonjour, frère Cap, — dit le sergent, lui faisant le salut militaire en s’avançant d’un air grave sur le bastion. — Les devoirs que j’ai à remplir le matin ont été cause que j’ai eu l’air de vous oublier ainsi que Mabel ; mais à présent j’ai une heure ou deux à ma disposition, et nous pourrons faire connaissance. Ne remarquez-vous pas en ma fille, mon frère, une forte ressemblance avec celle que nous avons perdue depuis longtemps

— Mabel est l’image de sa mère, comme je l’ai toujours dit, sergent, avec une petite dose de la fermeté de vos nerfs ; quoique, à cet égard, les Cap n’aient jamais manqué de ressort et d’activité.

Mabel jeta un regard timide sur les traits graves et austères de son père, auquel elle avait toujours pensé avec cette affection que des enfants dont le cœur est bon conservent pour les parents dont ils sont éloignés ; et comme elle vit que les muscles de son visage étaient agités, malgré la roideur méthodique de ses manières, elle avait envie de se jeter dans ses bras et de pleurer ; mais il avait l’extérieur si froid et si réservé, et elle s’y était si peu attendue, qu’elle n’aurait osé hasarder cette liberté quand même ils eussent été seuls.

— Vous avez fait, pour l’amour de moi, un voyage long et pénible, mon frère, et nous tâcherons que rien ne vous manque ici tant que vous serez avec nous.

— On dit que vous êtes sur le point de recevoir des ordres pour lever l’ancre, sergent, et pour aller suspendre votre hamac dans une partie du monde où il y a, dit-on, mille îles ?

— Pathfinder, ceci est quelqu’un de vos oublis.

— Non, non, sergent, je n’ai rien oublié ; mais il ne me semblait pas nécessaire de cacher vos intentions à un homme qui est presque votre chair et votre sang.

— Tous les mouvements militaires doivent s’exécuter avec le moins de bruit possible, — répondit le sergent avec un ton de reproche, mais en donnant au guide un petit coup sur l’épaule d’un air amical. — Vous avez passé une trop grande partie de votre vie en face des Français pour ne pas connaître le prix du silence. Mais n’importe, le fait doit bientôt être connu, et il n’est pas très-nécessaire à présent de chercher à le cacher. Oui, nous allons faire partir avant peu un détachement pour relever un poste sur le lac, quoique je ne dise pas que c’est celui des Mille-Îles, et il est possible que j’en fasse partie. En ce cas, j’emmènerai Mabel avec moi pour me faire la soupe, et j’espère, mon frère, que vous ne mépriserez pas l’ordinaire d’un soldat pour un mois ou environ.

— Cela dépendra de la nature de votre marche. Je n’aime ni les bois ni les marécages.

— Nous ferons voile à bord du Scud. C’est un service auquel nous ne sommes pas étrangers, et qui doit plaire à un homme accoutumé à l’eau.

— À l’eau de la mer, oui, mais non à l’eau d’un lac. Quoi qu’il en soit, si vous n’avez personne pour gouverner votre espèce de cutter, je ne refuse pas de vous accompagner. Mais je regarde toute cette affaire comme du temps perdu, car c’est se moquer des gens que d’appeler naviguer faire une course sur un étang.

— Jasper est très en état de gouverner le Scud, mon frère, et je ne puis dire que nous ayons besoin de vos services à cet égard ; mais nous serons très-charmés d’avoir le plaisir de votre compagnie. Vous ne pouvez retourner aux établissements avant qu’on y envoie quelque détachement, et il n’est pas probable que cela arrive avant mon retour. — Eh bien ! Pathfinder, voici la première fois que je vois suivre la piste des Mingos sans que vous marchiez à la tête.

— Pour être franc avec vous, sergent, — répondit le guide, non sans quelque embarras, et avec une différence remarquable dans le coloris de son visage, sur lequel l’air et le soleil avaient empreint un rouge uniforme, — je n’ai pas senti que cela fût dans ma nature, ce matin. En premier lieu, je sais fort bien que les soldats du 55e régiment ne sont pas gens à atteindre les Iroquois dans les bois, et que ceux-ci n’ont pas attendu pour se laisser entourer, quand ils ont su que Jasper était arrivé dans le fort. Ensuite un homme peut prendre un peu de repos après un été tout entier de travail pénible, sans qu’on puisse l’accuser de mauvaise volonté. Enfin le Grand Serpent n’est point avec les soldats, et s’il est possible de trouver les mécréants, vous pouvez vous fier à sa haine contre eux, qui est encore plus forte que la mienne, et à ses yeux qui valent presque les miens. Il n’aime pas plus que moi ces vagabonds ; et quant à moi, je puis dire que mes sentiments pour les Mingos sont ceux de la nature d’un Delaware greffée sur un sauvageon chrétien. Non, non, j’ai voulu pour cette fois laisser l’honneur de cette expédition au jeune enseigne qui la commande. S’il n’y perd pas sa chevelure, il pourra se vanter de sa campagne en écrivant à sa mère quand il sera de retour. J’ai voulu jouer le rôle de fainéant une fois dans ma vie.

— Et personne n’y a plus de droit, — répondit le sergent avec un ton de bonté, — si de longs et fidèles services sont un titre pour obtenir un congé. Mabel n’en pensera pas plus mal de vous pour préférer sa compagnie à la piste des sauvages, et j’ose dire qu’elle sera charmée de vous offrir à déjeuner, si vous êtes en appétit. N’allez pourtant pas croire, Mabel, que Pathfinder soit dans l’habitude de laisser les drôles qui viennent rôder autour du fort battre en retraite sans avoir entendu le son de sa carabine.

— Si je pensais qu’elle le crût, sergent, quoique je ne sois pas amateur des évolutions de parade, j’appuierais Tue-Daim sur mon épaule, et je sortirais du fort avant qu’elle eût le temps de froncer les sourcils. Non, non, Mabel me connaît trop bien, quelque nouvelle que soit notre connaissance ; car nous n’avons pas manqué de Mingos pour enjoliver la courte marche que nous avons faite ensemble.

— Il me faudrait de fortes preuves, Pathfinder, pour me faire mal penser de vous en quoi que ce soit, et surtout dans le genre dont il s’agit, — dit Mabel, empressée d’écarter toute idée contraire qu’il aurait pu avoir conçue. — Le père et la fille vous doivent tous deux la vie, je crois, et soyez bien sûr que ni l’un ni l’autre ne l’oubliera jamais.

— Je vous remercie, Mabel, je vous remercie de tout mon cœur. Mais je ne veux pas prendre avantage de votre ignorance, et je vous dirai que je ne crois pas que les Mingos vous eussent fait tort d’un seul cheveu de votre tête si, par suite de leurs manigances infernales, vous fussiez tombée entre leurs mains. Ma chevelure et celles de maître Cap, de Jasper et du Grand-Serpent, auraient bien certainement été séchées à la fumée ; mais quant à la fille du sergent, non, non, ils ne lui auraient pas enlevé un cheveu de la tête.

— Et pourquoi supposerais-je que des sauvages, connus pour n’épargner ni femmes ni enfants, auraient eu pour moi plus de merci que pour tout autre ? Je sens que je vous dois la vie, Pathfinder.

— Je vous dis, Mabel, qu’ils ne vous auraient fait aucun mal. Pas un de ces diables de Mingos ne vous aurait arraché un cheveu de la tête. Tout méchants que je les crois, ces vampires, je ne les soupçonne pas d’une pareille scélératesse. Ils auraient pu vous engager, et même vous forcer à devenir la femme d’un de leurs chefs ; mais je suis convaincu que vous n’aviez rien de plus à craindre.

— Eh bien, c’est à vous, en ce cas, que je suis redevable d’avoir échappé à ce malheur, — dit Mabel, serrant la main de l’honnête guide de manière à l’enchanter. — Devenir la femme d’un sauvage serait pour moi pire que la mort.

— C’est sa nature, sergent, — s’écria Pathfinder, se tournant vers son ancien camarade, et tous ses traits brillant de satisfaction ; — et il faut qu’elle suive sa nature. J’ai dit au Grand-Serpent qu’aucune chrétiennisation ne fera, même d’un Delaware, une peau blanche, et que ni les hurlements ni les cris de guerre ne changeront une face-pâle en peau-rouge. C’est la nature d’une jeune fille née de parents chrétiens, et il faut qu’elle la conserve.

— Vous avez raison, Pathfinder ; et quant à Mabel Dunham, elle la conservera. — Mais il est temps de déjeuner ; si vous voulez me suivre, frère Cap, je vous ferai voir comment nous autres pauvres soldats nous vivons sur cette frontière éloignée.


  1. Le Coureur.
  2. Barrique à cône tronqué où l’on met à bord des bâtiments l’eau nécessaire pour un jour. — Boiste.
  3. Mot anglais signifiant le bord, le rivage d’une rivière. Le traducteur l’a conservé à cause des jeux de mots qui vont suivre.
  4. Expression de marine, signifiant éviter.