Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 45-58).

CHAPITRE IV.


« L’art, voulant le disputer à la nature, disposa un cabinet de verdure formé d’un lierre qui étendait ses bras de tous côtés, et que l’églantier odoriférant entrelaçait de ses branches. »
Spenser.

L’Oswego, au-delà de la cataracte, devient plus rapide qu’auparavant. Il y a des endroits où il coule avec le silence tranquille d’une eau profonde ; mais il s’y trouve beaucoup de bas-fonds et de tournants, et à cette époque où tout était encore dans son état naturel, il se trouvait plusieurs passages qui n’étaient pas tout-à-fait sans danger. Ceux qui conduisaient les canots n’avaient pas de grands efforts à faire pour le descendre, si ce n’est dans les endroits où la rapidité du courant et les rochers exigeaient beaucoup d’attention. Alors, non-seulement la vigilance, mais le sang-froid, la promptitude et la vigueur du bras devenaient nécessaires pour éviter le péril. Le Mohican savait tout cela, et il avait judicieusement choisi un endroit où la rivière avait un cours paisible pour intercepter les canots, afin de pouvoir entrer en communication avec ceux à qui il désirait parler.

Pathfinder, ayant reconnu son ami, donna sur-le-champ un vigoureux coup de rame, et fit tourner l’avant de sa pirogue vers le rivage, en faisant signe à Jasper d’en faire autant. En une minute les deux pirogues furent près de terre, à portée des buissons qui étendaient leurs branches sur la rivière, tous observant un profond silence, les uns par crainte, les autres par circonspection habituelle. Quand ils arrivèrent près de l’Indien, celui-ci leur fit signe de s’arrêter, et alors il eut avec Pathfinder une conférence courte mais importante, en employant la langue des Delawares.

— Le chef n’est pas habitué à voir des ennemis dans un tronc mort, — dit Pathfinder. — Pourquoi nous a-t-il dit de nous arrêter ?

— Les Mingos sont dans les bois.

— C’est ce que nous avons cru depuis deux jours. Comment le chef le sait-il ?

Le Mohican lui montra le godet d’une pipe de pierre.

— Je l’ai trouvé, — ajouta-t-il, sur une piste toute fraîche, conduisant à la garnison. — Car il était d’usage alors sur toute cette frontière, de donner ce nom à tout poste militaire, quand même il n’aurait pas eu de garnison.

— Ce peut être le godet d’une pipe appartenant à un soldat. Plusieurs d’entre eux se servent de pipes de peaux-rouges.

— Regardez, — dit le Grand-Serpent, — lui montrant encore l’objet qu’il avait trouvé.

Ce godet de pipe était en pierre ; il avait été creusé avec grand soin, travaillé avec talent, et au centre était gravée une petite croix latine avec une exactitude qui ne permettait pas de méconnaître cet emblème.

— Cela nous annonce des diableries et de la scélératesse, — dit Pathfinder, qui était imbu de toute l’horreur de cette colonie pour ce symbole sacré, horreur qui s’incorpora tellement avec les préjugés du pays, en confondant les hommes et les choses, qu’elle a laissé des traces assez fortes sur le sentiment moral du peuple, pour qu’on le retrouve encore même aujourd’hui. Nul Indien, — continua-t-il, — ne s’aviserait de graver un pareil signe sur la pipe, s’il n’avait été perverti par les prêtres astucieux du Canada. Je vous garantis que le drôle y adresse une prière toutes les fois qu’il songe à tromper un innocent ou à commettre un acte de scélératesse.

— Cette pipe semble avoir servi récemment, Chingashgook.

— Le tabac y brûlait encore quand je l’ai trouvée.

— Nous sommes serrés de près, chef. — Où était la piste ?

Le Mohican lui montra un endroit qui n’était pas à cent toises de celui où ils étaient.

L’affaire commença alors à prendre un air très-sérieux, et les deux principaux guides conférèrent ensemble pendant plusieurs minutes. Ils se rendirent ensuite à l’endroit indiqué, et examinèrent la piste avec le plus grand soin. Après que cet examen eut duré un quart d’heure, l’homme blanc s’en retourna seul, et l’homme rouge disparut dans la forêt.

La physionomie de Pathfinder avait pour expression ordinaire la simplicité, la droiture et la sincérité, mêlées à un air de confiance en lui-même, qui en donnait beaucoup à ceux qui étaient confiés à ses soins ; mais en ce moment une ombre d’inquiétude se faisait remarquer sur ses traits, et tous ses compagnons en furent frappés.

— Qu’y-a-t-il donc, ami Pathfinder ? — demanda Cap, ne permettant à sa voix naturellement ferme et sonore que le ton de précaution qui convenait mieux aux dangers du désert ; — l’ennemi croise-t-il entre nous et le port ?

— Que dites-vous ?

— Quelques-uns de ces scaramouches bigarrés ont-ils jeté l’ancre à la hauteur du havre dans lequel nous voulons entrer, avec l’espoir de nous couper quand nous nous y présenterons !

— Ce peut être tout ce que vous dites, ami Cap ; mais vos paroles ne me rendent pas plus savant, et, dans des temps difficiles, plus on parle clairement et mieux on se fait comprendre. Je n’entends rien à vos ports et à vos ancres ; mais ce que je sais, c’est qu’il y a une infernale piste de Mingos à cent toises d’ici, et aussi fraîche que de la venaison non salée. Si un seul de ces démons y a passé, il en a passé une douzaine ; et ce qu’il y a de pire, c’est qu’ils sont allés du côté du fort, et que personne n’entrera dans la clairière qui l’entoure, sans que quelques-uns de leurs yeux perçants le découvrent, et alors les balles suivront, bien certainement.

— Ledit fort ne peut-il leur lâcher une bordée et balayer tout ce qui est à la distance d’une encablure ?

— Les forts de ce côté-ci ne ressemblent pas aux forts des établissements. Deux ou trois petites pièces de canon à l’embouchure de la rivière, voilà tout ce qu’il y a ici. Et quant à tirer ce que vous appelez des bordées contre une douzaine de Mingos cachés derrière des arbres dans la forêt, ce serait de la poudre perdue. Nous n’avons qu’une marche à suivre, et elle n’est pas sans difficulté. Nous sommes placés avec jugement en cet endroit, la hauteur des rives et les buissons cachant les deux canots à tous les yeux, excepté à ceux des rôdeurs qui pourraient se trouver en face de nous de l’autre côté de la rivière. Nous pouvons donc rester ici sans avoir beaucoup à craindre pour le moment. Mais comment engager ces démons incarnés à remonter la rivière ? — Ah ! je l’ai trouvé. — Oui, je l’ai trouvé, et si cela ne nous sert à rien, cela ne pourra nous nuire. — Eau-Douce, voyez-vous ce châtaignier dont la cime est si touffue, au dernier coude que fait la rivière ? je veux dire celui qui est sur notre côté de la rivière.

— Près du pin renversé ?

— Précisément. Prenez le briquet et l’amadou, courez avec précaution le long du rivage, et allumez un feu à côté. La fumée les fera peut-être courir au-dessus de nous. Pendant ce temps nous descendrons la rivière jusqu’à cette pointe là-bas, et nous chercherons un autre abri par-derrière. Il n’en manque pas dans ces environs, comme le prouvent toutes les embuscades qu’on y fait.

— J’y cours, Pathfinder, — répondit Jasper. — Dans dix minutes le feu sera allumé.

— Et cette fois-ci, Eau-douce, n’épargnez pas le bois humide, — reprit Pathfinder en riant à sa manière particulière ; — quand on a besoin de fumée, le bois humide la rend plus épaisse.

Le jeune homme connaissait trop bien son devoir pour différer son départ sans nécessité. Mabel voulut dire quelques mots sur le risque qu’il courait, mais il n’y fit pas attention et courut rapidement pour s’acquitter de sa mission. Les autres se préparèrent sur-le-champ à changer de position, car on pouvait voir les pirogues de l’endroit ou Jasper allait allumer un feu. Cependant rien ne pressait, et l’on y mit le temps et les précautions nécessaires. On tira les pirogues du milieu des buissons et on les laissa suivre le courant jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées à un endroit d’où l’on ne pouvait plus voir le châtaignier au pied duquel Jasper devait allumer un feu ; et tous les yeux se tournèrent de ce côté.

— Voilà la fumée ! — s’écria Pathfinder, un courant d’air chassant une petite colonne qui s’élevait en spirale au-dessus du lit de la rivière : — une bonne pierre, un petit morceau d’acier et des feuilles sèches, et il ne faut pas long-temps pour avoir du feu. J’espère qu’Eau-Douce aura l’esprit de ne pas oublier le bois vert, à présent qu’il peut nous être utile.

— Trop de fumée, trop d’astuce, — dit Arrowhead d’un ton sentencieux.

— Cela est vrai comme l’Évangile, Tuscarora ; mais les Mingos savent qu’ils sont dans le voisinage de soldats, et que les soldats, dans une halte, pensent à leur dîner plus qu’au danger et à la prudence. Non, non, qu’il empile du bois humide et qu’il nous fasse force fumée, on l’attribuera à la stupidité de quelque Écossais ou Irlandais qui pense à sa bouillie de farine d’orge ou à ses pommes de terre plus qu’aux embûches et aux mousquets des Indiens.

— Je croirais pourtant, — dit Mabel, — d’après tout ce que nous avons entendu dire dans les villes, que sur cette frontière les soldats sont habitués aux ruses de leurs ennemis, et qu’ils sont devenus presque aussi rusés que les peaux-rouges elles-mêmes.

— Non, non ; l’expérience ne les rend guère plus sages. Ils font des tours à droite et à gauche et se forment en pelotons et en bataillons dans la forêt comme s’ils étaient à la parade dans leur pays, dont ils aiment tant à parler. Une seule peau-rouge a plus de ruses dans sa nature que tout un régiment venu de l’autre côté de l’eau, — je veux dire plus de ruses des bois. Mais en bonne conscience, voilà bien assez de fumée ; je crois que Jasper a jeté la rivière sur son feu pour en produire, et il est à craindre que les Mingos ne croient qu’un régiment tout entier est sorti du fort. Nous ferons bien de chercher un autre abri.

Pathfinder ayant dégagé la pirogue de quelques branches qui la retenaient, le coude que faisait la rivière cacha bientôt à leurs yeux l’arbre et la fumée. Heureusement une petite dentelure du rivage s’offrit à eux à quelques toises de la pointe qu’ils venaient de doubler, et les deux pirogues y entrèrent à l’aide de leurs rames.

Nos voyageurs n’auraient pu trouver un endroit plus favorable à leurs projets que celui qu’ils occupaient en ce moment. La terre était bordée d’épais buissons dont les branches s’étendaient sur l’eau et y formaient un dais de feuillage. Au fond de cette petite crique, le rivage était couvert de sable, et la plupart d’entre eux y descendirent afin d’être plus à leur aise. On ne pouvait les apercevoir que d’un seul point, — en face d’eux sur la rive opposée. Ils couraient pourtant peu de danger d’être découverts même de ce côté, car les buissons y étaient encore plus épais, et la terre, par derrière, était si humide et si marécageuse, qu’il était difficile d’y marcher.

— Cet abri est bon, — dit Pathfinder après avoir bien examiné sa position, — mais il peut être nécessaire de le rendre encore meilleur. Maître Cap, je ne vous demande que de garder le silence et de ne faire aucun usage de tout ce que vous avez appris sur mer, tandis que le Tuscarora et moi nous nous occuperons à nous mettre en garde contre tout danger.

Il entra dans les buissons à peu de distance avec l’Indien, et ils y coupèrent plusieurs grosses branches d’aunes et d’autres arbres, en prenant le plus grand soin de ne faire aucun bruit. Ils enfoncèrent ensuite le bout de ces branches dans la boue en avant des pirogues, l’eau n’étant pas profonde, et en dix minutes ils placèrent ainsi un écran entre eux et le point qui pouvait leur être dangereux. Ils mirent autant d’adresse que de promptitude à faire cet arrangement, qui fut essentiellement favorisé par la forme du rivage, par la dentelure qui s’y trouvait, par le peu de profondeur de l’eau, et par la courbure des branches supérieures des buissons vers la rivière. Pathfinder eut l’adresse de choisir des branches dont le haut se courbait de même, et dans un tel endroit il en trouva aisément, et il les coupa à quelque distance en dessous de la courbure, qu’il laissa seulement toucher l’eau, de sorte que ce petit buisson artificiel n’avait pas l’air de croître dans l’eau, ce qui aurait pu donner des soupçons, mais qu’en passant vis-à-vis, on aurait pensé qu’il était formé d’arbustes qui avaient crû horizontalement sur le bord de la rive, avant de s’être dirigés en haut vers la lumière. En un mot, tout avait été disposé avec tant de soin et d’intelligence, qu’il aurait fallu un œil doué d’une méfiance extraordinaire pour regarder cet endroit comme ayant été préparé pour s’y cacher.

— Jamais je ne me suis trouvé dans un si bon abri, — dit Pathfinder après avoir examiné son ouvrage du dehors. — Les feuilles de nos arbres touchent celles des branches qui nous couvrent la tête, et le peintre qui a été récemment dans la garnison ne saurait dire lui-même lesquelles appartiennent à la nature, et lesquelles sont les nôtres. — Mais chut ! voici Eau-douce qui revient, et en garçon sensé qu’il est, il marche dans l’eau pour cacher sa piste. Nous verrons bientôt si notre abri est bon ou non.

Jasper en revenant de sa mission ne trouvant plus les pirogues où il les avait laissées, en conclut sur-le-champ qu’elles avaient doublé la pointe pour se mettre hors de vue de l’endroit où il avait allumé le feu. Ses habitudes de précaution lui suggérèrent sur-le-champ celle de marcher dans l’eau, afin qu’il n’existât aucune communication visible entre les traces qu’ils avaient laissées sur le rivage, et l’endroit où il croyait qu’ils s’étaient réfugiés. Si les Indiens du Canada retournaient sur leur propre piste, découvraient celle de Pathfinder et du Grand-Serpent, et suivaient ensuite celle du premier jusqu’à la rivière, là toutes traces seraient perdues, l’eau ne pouvant en conserver aucune. Il avait donc marché dans l’eau jusqu’aux genoux, jusqu’à la pointe, et dès qu’il l’eut tournée, il continua à suivre de même le bord de la rivière, cherchant à découvrir l’endroit où les pirogues étaient cachées.

Ceux qui étaient derrière les buissons, pouvaient, en s’approchant des feuilles, trouver des interstices par où ils voyaient ce qui se passait en dehors ; mais ceux qui en étaient même à une petite distance, n’avaient pas cet avantage ; et quand même ils auraient aperçu quelque petite ouverture, ce qu’ils auraient vu n’aurait pas offert des dimensions suffisantes pour distinguer les objets. Ceux qui étaient sur les pirogues, et qui suivaient des yeux tous les mouvements de Jasper, virent évidemment qu’il cherchait l’endroit où ils s’étaient retirés. Dès qu’il eut tourné la pointe, et qu’il ne vit plus le feu qu’il avait allumé, il s’arrêta, et commença à examiner le rivage avec grand soin. Il avançait huit à dix pas, et puis s’arrêtait pour recommencer ses recherches. L’eau devenant plus profonde qu’auparavant, il se rapprocha du rivage pour marcher plus aisément, et il passa si près du buisson artificiel, qu’il aurait pu le toucher avec la main. Il ne s’aperçut pourtant de rien, et il allait passer outre, quand Pathfinder, écartant deux branches, lui dit à voix basse d’entrer.

— Cela va assez bien, — dit Pathfinder, en riant à sa manière ; — quoiqu’il y ait de la différence entre les yeux d’une face-pâle et ceux d’une peau-rouge, je gagerais avec la fille du sergent que voici, une corne de poudre contre une ceinture de wampum, que tout le régiment de son père passerait devant nous sans se douter de notre ruse. Mais si les Mingos entraient dans le lit de la rivière et arrivaient à l’endroit où Eau-douce était tout-à-l’heure, je tremblerais que nous ne fussions découverts. Cependant leurs yeux mêmes y seraient trompés de l’autre rive, et cela peut nous être utile.

— Ne pensez-vous pas après tout, — lui dit Cap, — que le plus sage serait de lever l’ancre, de déployer toutes les voiles, et de descendre la rivière, dès que nous serons assurés que ces coquins sont derrière nous. Nous autres marins, nous disons qu’une chasse de l’arrière est une longue chasse.

— Ayant avec moi la jolie fille du sergent, je ne voudrais pas, pour toute la poudre qui est dans le magasin du fort, bouger d’ici avant d’avoir des nouvelles du Grand-Serpent. Il ne s’agirait de rien de moins que la captivité ou la mort. Si une jeune biche pouvait parcourir la forêt comme de vieux daims, nous pourrions abandonner les pirogues ; car, en faisant un circuit, nous arriverions au fort avant le jour.

— Prenons donc ce parti, — s’écria Mabel, se levant tout-à-coup, et parlant avec énergie. — Je suis jeune, active, habituée à l’exercice, et j’ai plus d’une fois lassé mon cher oncle à la promenade. Que personne ne me regarde donc comme un obstacle à ce projet ; je ne puis souffrir qu’aucun de vous expose sa vie pour moi.

— Non, non, jeune fille ; nous ne vous regardons ni comme un obstacle, ni comme rien de ce que vous ne devez pas être ; et nous consentirions à courir deux fois le même risque pour rendre service au sergent et à sa fille. — N’est-ce pas ce que vous pensez, Eau-douce ?

— Pour lui rendre un service ! — à elle ! — Rien au monde ne pourra me décider à quitter Mabel Dunham avant qu’elle soit en sûreté dans les bras de son père.

— Bien dit, mon garçon ; bravement et honnêtement répondu ; et je m’y joins cœur et main. — Non, non ; vous n’êtes pas la première femme que j’aie conduite à travers le désert, et il n’est jamais arrivé de malheur qu’à une seule. — C’était un jour bien malheureux, mais nous pouvons espérer de ne jamais en revoir un semblable.

Mabel regarda ses deux protecteurs l’un après l’autre, ses beaux yeux humides de larmes ; et prenant une main à chacun d’eux, elle répondit d’une voix émue :

— Je ne dois pas vous exposer au péril pour moi. Mon père vous remerciera ; je vous remercie, Dieu vous récompensera ; mais ne courez aucun risque sans nécessité. — Je puis marcher ; j’ai bien des fois fait plusieurs milles par quelque caprice de jeune fille ; pourquoi ne ferais-je pas un effort quand il s’agit de ma vie, quand il y va des vôtres qui sont bien plus précieuses ?

— C’est une vraie colombe, Jasper, — dit Pathfinder, qui ne lâcha la main qu’il tenait que lorsque Mabel, par modestie naturelle, jugea à propos de la retirer. — Nous apprenons dans les bois, Mabel, à être rudes et même durs, mais la vue d’une créature comme vous fait renaître en nous les sentiments de notre jeunesse, et nous rend meilleurs pour le reste de notre vie. J’ose dire que Jasper vous en dira autant ; car, comme moi dans la forêt, il n’a rencontré sur l’Ontario que bien peu de femmes qui fussent en état comme vous de lui adoucir le cœur et d’y rappeler l’amour de ses semblables. — Parlez, Jasper, cela n’est-il pas vrai ?

— Je doute qu’on pût trouver quelque part beaucoup de femmes comme Mabel Dunham, — répondit galamment le jeune homme ; une honnête sincérité brillant dans ses yeux, qui parlaient plus éloquemment que sa langue. — Vous n’avez pas besoin de dire qu’on ne trouverait pas sa pareille dans les forêts et sur les lacs, on la chercherait inutilement dans les établissements et dans les villes.

— Nous ferions mieux de quitter les pirogues, — dit Mabel avec quelque embarras ; — je sens qu’on n’est plus en sûreté ici.

— Vous ne le pouvez pas, dit Pathfinder ; — cela vous est impossible. Il faudrait faire une marche de plus de vingt milles, pendant la nuit, et marcher à travers des racines, des souches, des arbres renversés et des marécages. Nous laisserions après nous une piste trop large, et nous aurions à nous battre, après tout, avant d’arriver au fort. Non ; il faut attendre ici le Mohican.

Telle paraissant être la détermination de celui de qui tous les autres, dans leur situation présente, attendaient des conseils, on n’en dit pas davantage sur ce sujet, et la compagnie se divisa en groupes. Arrowhead et sa femme s’assirent à part sous les buissons, et causèrent à voix basse, quoique l’Indien parlât d’un ton sévère, et elle lui répondait avec cet air de soumission abjecte qui indique la situation dégradée de la femme d’un sauvage. Pathfinder et Cap occupaient une pirogue, et parlaient de leurs diverses aventures sur terre et sur mer ; tandis que Jasper et Mabel étaient sur l’autre, leur intimité faisant plus de progrès en une heure qu’elle n’en aurait fait dans un an dans d’autres circonstances. Malgré leur situation, par rapport à l’ennemi, le temps coulait rapidement pour eux, et ils furent surpris quand Cap leur apprit combien avait duré leur entretien.

— Si seulement on pouvait fumer, — ajouta le vieux marin, — on serait ici assez commodément ; car, pour rendre au diable ce qui lui est dû, nos pirogues sont dans un mouillage qui dédierait tous les vents. La seule chose dont je me plaigne, c’est d’être privé d’une pipe.

— La fumée du tabac nous trahirait, — répondit Pathfinder. — À quoi bon prendre tant de précautions contre les yeux des Mingos, si nous apprenons à leurs nez où ils peuvent nous trouver ? Non, non ; résistez à vos désirs, et apprenez une vertu d’une peau-rouge, qui passera une semaine sans manger, pour s’emparer d’une chevelure. — N’avez-vous rien entendu, Eau-douce ?

— C’est le Grand-Serpent qui arrive.

— Eh bien ! voyons si les yeux d’un Mohican valent mieux que ceux d’un jeune homme qui vit sur le lac.

Le Mohican venait du même côté par où Jasper était arrivé, mais dès qu’il eut tourné la pointe, et qu’il fut caché à ceux qui pouvaient être plus haut sur la rivière, au lieu de continuer à avancer, il s’approcha du rivage et regarda en arrière, en se cachant avec la plus grande précaution dans les buissons, de manière à ne pouvoir être aperçu de ce côté.

— Le Grand-Serpent voit les coquins, — dit Pathfinder à voix basse ; — comme je suis un chrétien et un homme blanc, ils ont mordu à l’hameçon, et dressé une embuscade à la fumée.

Un accès de rire, joyeux quoique silencieux, lui coupa la parole, et poussant Cap du coude, ils continuèrent à suivre tous les mouvements de Chingashgook dans un profond silence. Le Mohican resta dix bonnes minutes aussi immobile que le rocher sur lequel il était ; et alors il parut qu’il avait vu quelque chose qui l’intéressait, car il se retira à la hâte, regarda avec attention et inquiétude le long du bord de la rivière, et la descendit ensuite d’un pas rapide, en ayant soin de noyer les traces de ses pieds. Il était évidemment pressé et inquiet, tantôt regardant derrière lui, tantôt jetant un coup d’œil sur chaque endroit du rivage où il croyait que les pirogues pouvaient être cachées.

— Appelez-le, — dit Jasper, pouvant à peine contenir son impatience, — appelez-le, ou il sera trop tard. Le voilà qui passe devant nous.

— Pas encore, pas encore ; rien ne presse, soyez-en sûr, sans quoi le Grand-Serpent ramperait sur le ventre. — Que le Seigneur nous aide et nous apprenne la sagesse ! Je crois que Chingashgook lui-même dont la vue est aussi fidèle que l’odorat d’un chien, a passé sans nous apercevoir, et qu’il ne découvrira pas l’abri que nous nous sommes pratiqué.

Son triomphe était prématuré, car à peine avait-il prononcé ces mots, que l’Indien, qui était déjà à quelques pieds plus bas dans la rivière, s’arrêta tout-à-coup, fixa ses yeux perçants sur le buisson transplanté, fit à la hâte quelques pas en arrière, et, séparant deux branches, se montra au milieu d’eux.

— Ce sont ces maudits Mingos ? — dit Pathfinder dès que son ami fut assez près pour qu’il pût lui parler sans imprudence.

— Iroquois, — répondit l’Indien laconique.

— N’importe, Iroquois, Mingos, Mengwes, diables ou furies, c’est à peu près la même chose ; j’appelle tous ces coquins Mingos. — Venez ici, chef, et causons raisonnablement.

Ils se mirent à part et eurent un entretien dans le dialecte des Delawares. Lorsque leur conversation fut terminée, Pathfinder rejoignit les autres et leur fit part de tout ce qu’il venait d’apprendre.

Le Mohican avait suivi la piste des ennemis jusqu’à quelque distance du fort ; mais ceux-ci ayant aperçu la fumée du feu allumé par Jasper, retournèrent à l’instant sur leurs pas. Chingashgook, qui courait le plus grand risque d’être découvert, fut alors obligé de chercher un abri pour s’y cacher jusqu’à ce qu’ils fussent passés. Il fut peut-être heureux pour lui que les sauvages fussent si fortement occupés de leur découverte, qu’ils ne firent pas l’attention ordinaire aux traces qui pouvaient se trouver dans la forêt. Quoi qu’il en soit, ils passèrent rapidement près de lui, au nombre de quinze, tous marchant légèrement sur les pas l’un de l’autre, et il put continuer à les suivre de loin. Après avoir été à l’endroit où les traces des pas de Pathfinder et du Mohican s’étaient jointes à leur propre piste, les Iroquois suivirent les premières jusqu’à la rivière, où ils arrivèrent à l’instant même où Jasper venait de disparaître derrière la pointe. La fumée étant alors en pleine vue, les sauvages s’enfoncèrent dans les bois, et cherchèrent à s’approcher du feu sans être vus. Chingashgook profita de ce moment pour descendre la rivière, et tourner ainsi la pointe, ce qu’il crut avoir fait sans être découvert. Là, il s’arrêta, comme nous l’avons déjà dit, et y resta jusqu’à ce qu’il vît les ennemis près du feu, où ils ne firent pourtant pas un long séjour.

Le Mohican ne pouvait juger des motifs des Iroquois que par leurs actions. Il pensa qu’ils avaient deviné que ce feu était un stratagème et n’avait été allumé que pour les tromper ; car, après avoir examiné les lieux à la hâte, ils s’étaient séparés, les uns étant rentrés dans les bois, tandis que sept à huit, suivant les traces de Jasper le long du rivage, étaient arrivés à l’endroit où les pirogues s’étaient approchés de la terre. Que feraient-ils ensuite, c’était ce qu’on ne pouvait que conjecturer, car le Grand-Serpent avait pensé que l’affaire était trop pressante pour tarder plus long temps à aller rejoindre ses amis. D’après quelques indices qu’il avait puisés dans leurs gestes, il croyait pourtant probable qu’ils suivraient le cours du fleuve, mais il ne pouvait en être certain.

Pendant que Pathfinder faisait ce récit à ses deux compagnons, les idées naturelles à la profession des deux autres hommes blancs prirent nécessairement l’ascendant dans leur esprit, et ils cherchèrent dans leurs habitudes des moyens de salut.

— Faisons sortir d’ici les pirogues sur-le-champ, — s’écria Jasper avec vivacité ; — le courant est fort, et en maniant vigoureusement nos rames, nous serons bientôt hors de la portée de ces drôles.

— Et cette pauvre fleur, dont le bouton s’est épanoui dans les clairières, — dit Pathfinder, dont le style avait pris une couleur poétique pendant son long séjour chez les Delawares, — se flétrira-t-elle dans la forêt ?

— Nous mourrons tous auparavant, — s’écria le jeune homme, une couleur généreuse lui montant jusqu’au front. — Mabel et Rosée-de juin peuvent se coucher au fond de la pirogue, tandis que nous ferons notre devoir comme des hommes.

— Oui, vous savez manier la rame et l’aviron, Eau-douce, j’en conviens ; mais un maudit Mingo est encore plus actif à mal faire. Les pirogues sont légères, mais la balle d’un mousquet court encore plus vite.

— Il est du devoir d’hommes qui, comme nous, ont fait une promesse solennelle à un père plein de confiance, de courir ce risque.

— Mais il n’est pas de leur devoir d’oublier la prudence.

— La prudence ! on peut porter la prudence au point d’oublier son courage.

Ils étaient debout sur le rivage, Pathfinder appuyé sur sa carabine, dont la crosse touchait à terre, tandis que ses deux mains en entouraient le canon à la hauteur de ses épaules. Tandis que Jasper lui lançait ce sarcasme aussi sévère que peu mérité, le rouge foncé des joues de son compagnon ne prit pas une teinte plus vive, mais le jeune homme s’aperçut que ses doigts serraient le fer de sa carabine avec la force d’une vis. Ce fut le seul signe d’émotion qu’il donna.

— Vous êtes jeune, et vous avez la tête chaude, — répondit Pathfinder avec une dignité qui fit sentir sa supériorité morale à ceux qui l’entendaient ; — mais j’ai passé ma vie dans de semblables dangers, et l’impatience fougueuse d’un jeune homme ne l’emportera pas sur mon expérience et mon sang-froid. Quant au courage, je ne réponderai point par un mot irréfléchi et prononcé avec colère, à un mot inspiré par la colère et le manque de réflexion, car je sais que vous êtes fidèle à votre poste, suivant vos connaissances ; mais croyez-en l’avis d’un homme qui a fait face aux Mingos quand vous n’étiez encore qu’un enfant ; et apprenez qu’il est plus facile de déjouer leur astuce par la prudence, que d’en triompher par la folie.

— Je vous demande pardon, Pathfinder, — dit Jasper repentant, en lui serrant une main que le premier ne chercha pas à retirer ; — je vous demande pardon humblement et sincèrement. C’était une folie et une indignité à moi de parler comme je l’ai fait à un homme dont le cœur, quand il s’agit de soutenir une bonne cause, est connu pour être aussi ferme que les rocs des bords de l’Ontario. —

Pour la première fois, la couleur des joues de Pathfinder prit une teinte plus foncée, et l’air de dignité solennelle qu’il avait pris par suite d’une impulsion purement naturelle, disparut sous l’expression de sincérité franche qui était le fonds de son caractère. Il serra la main de son jeune ami aussi cordialement que si nulle corde n’avait été discordante entre eux, et ses sourcils qui s’étaient légèrement froncés, se relâchèrent, et permirent à ses yeux de reprendre leur air de bonté ordinaire.

— Fort bien, Jasper, fort bien, — dit-il en riant, — je n’ai pas de rancune, et personne n’en aura pour moi. Ma nature est celle d’un homme blanc, et c’est de ne pas avoir de rancune. Il aurait pu être dangereux d’en dire la moitié autant au Grand-Serpent, quoique ce soit un Delaware, car il faut que la couleur produise son effet, et…

Il s’interrompit en se sentant touché sur l’épaule. Mabel était debout dans le canot, le corps penché en avant, un doigt sur les lèvres, les yeux fixés sur une ouverture entre les branches, et tenant d’une main une ligne à pêcher, du bout de laquelle elle avait légèrement touché l’épaule de Pathfinder. Celui-ci baissa la tête devant une autre percée qu’il s’était ménagée, et dit ensuite à demi-voix à Jasper :

— Les maudits Mingos ! — À vos armes, mes amis, mais soyez immobiles comme des troncs d’arbres morts.

Jasper s’avança rapidement, mais sans bruit, vers la pirogue et employa une douce violence, pour obliger Mabel à se placer dans une attitude qui lui cachait tout le corps, quoiqu’il eût plus difficilement réussi s’il eût voulu lui faire baisser la tête de manière à ce qu’elle ne pût suivre les mouvements de leurs ennemis. Il prit alors son poste près d’elle, arma son fusil, et se tint prêt à faire feu. Arrowhead et Chingashgook s’approchèrent des buissons en rampant comme des serpents, et prêts à se servir de leurs armes ; tandis que la femme du premier baissa la tête sur ses genoux, la couvrit de sa robe de calicot, et resta ainsi passive et immobile. Cap tira ses pistolets de sa ceinture, en ayant l’air de ne pas trop savoir ce qu’il avait à faire. Pathfinder ne fit pas un mouvement. Dès le commencement, il avait pris une position favorable tant pour faire feu sur les ennemis que pour les surveiller, et il avait trop de fermeté pour que le cœur ou la main lui manquât dans un moment si critique.

L’instant était vraiment alarmant. Quand Mabel avait touché l’épaule de son guide, trois Iroquois venaient de se montrer, marchant dans la rivière, à environ cent toises de nos voyageurs, et ils s’étaient arrêtés pour reconnaître les environs. Tous étaient nus jusqu’à la ceinture, et avaient le corps chamarré des couleurs qui annonçaient une expédition guerrière. Il était évident qu’ils étaient indécis sur la marche qu’ils devaient suivre pour trouver les fugitifs. Ils semblaient vouloir, l’un descendre la rivière, l’antre la remonter, et le troisième montrait la rive opposée. En un mot, ils doutaient encore de ce qu’ils devaient faire.