Le Juif errant est arrivé/Les Juifs sauvages

Albin Michel (p. 85-96).

VIII

LES JUIFS SAUVAGES


Oui, où suis-je ? Territorialement, en Tchécoslovaquie. Les traités sont là pour le confirmer. Là, elle se bute contre les frontières hongroise, roumaine, polonaise. C’est la région des grandes forêts du versant sud des Carpathes. Les Marmaroches, pour tout dire.

Moralement parlant, le pays est beaucoup plus loin. Il n’est pas dans le XXe siècle. Tout juste vient-il de passer l’âge de la Genèse. Nous sommes à la deuxième période du monde, au temps de l’Exode. Le président Masaryk, qui, des premiers, vit dans le sionisme une goutte d’huile prophétique, sait très bien, lorsqu’il se rend à Mukacevo, à Ouzgorod, à Hust, que le gouverneur qui le reçoit n’est pas tout seul sur le quai de la gare. Un personnage immense, incommensurable accompagne le fonctionnaire. Il l’enveloppe tout entier de sa grande ombre. Sa taille domine les Carpathes, sa barbe balaye le sol et ses yeux enfoncés portent le long tourment d’un peuple : c’est Moïse !

Je voyage, à présent, avec deux Juifs sans barbe et sans papillotes. L’un est né à Vilna (Pologne), l’autre en Transylvanie. Mais ils sont sujets tchécoslovaques. Ils l’ont voulu. La Tchécoslovaquie est le seul pays qui reconnaisse aux Juifs le droit d’être des Juifs, comme les Slovènes sont des Slovènes, les Tchèques, des Tchèques. Ils prennent part à la vie nationale sans être obligés de s’assimiler. Si le ciel tchécoslovaque distribuait de la manne, les Marmaroches seraient une fausse Terre Promise, en attendant la vraie. Mais le ciel de ce pays est moins généreux que ses gouvernants. L’un de mes amis s’appelle Ben, l’autre, Salomon. Ce ne sont pas des orthodoxes. C’est-à-dire que, tout en respectant les saints livres, ils ne les mettent pas en pratique, qu’ils ont plus de confiance en la déclaration Balfour qu’en la venue du Messie et, d’autre part, que le rabbin ne leur apparaît pas l’incarnation indiscutable de la pensée divine. Du point de vue de Rome, ils seraient libres penseurs ; de celui de Jérusalem, ils sont sionistes. En aucun cas israélites. Dans le juif, ils ne voient que la race et la non la religion.

Ben et Salomon m’ont pris en charge à Mukacevo. Ils sont tous deux effroyablement intelligents. En supplément, ils parlent russe, tchèque, polonais, roumain, magyar, anglais, italien, espagnol, allemand, français, yiddisch et hébreu. Dans mon auberge, à Mukacevo, j’ai fait leur connaissance. Le chapeau sur la tête, le col du pardessus au ras des oreilles, trois chaussettes de laine bien en place dans chacune de mes bottes, je mangeais, un soir, sur une nappe jadis blanche, le pain amer de la solitude. Quelques Russes, dans un coin, ne buvaient même pas ! Ils jouaient aux dominos, silencieusement et ces bruits d’os évoquaient une danse de squelettes. Une femme, seule à table, un châle de laine sur les épaules, regardait obstinément le plafond, comme si le Saint-Esprit allait en descendre ! Deux autres hommes reniflaient un thé fumant. Toute cette petite famille était bien tranquille, quand un grand Ruthène, allongé encore par un haut bonnet d’astrakan gris, entra, portant dans le dos une espèce de cercueil d’enfant. Il posa sa boîte, l’ouvrit et en retira un perroquet. Il mit l’oiseau sur son avant-bras, prit une sébile dans une main et, de l’autre main, tourna la manivelle de son cercueil à musique. C’était l’un de ces troubadours de la neige si chers aux pays slaves, un joueur de charmantka ! Sa chanson moulue, il m’apporta le perroquet. La bête piqua du bec dans la sébile, saisit un bout de papier et le laissa choir dans mon assiette sans joie. C’était ma bonne aventure en petit-russien. L’homme-pain de sucre nous déroula une autre chanson. Cela fait, il me ramena la bête. Cinq minutes plus tard, il repassait le volatile sous mon nez. C’est alors que je lui dis :

— F… moi la paix avec ton perroquet !

Aussitôt je vis les oreilles des buveurs de thé se dresser dans ma direction. Leurs regards, au son du français, se frappèrent d’étonnement. Ils échangèrent quelques paroles. Puis l’un se leva, le rouquin, et, précédé d’un sourire contenu, il me demanda si je venais de Paris.

— J’en viens ! répondis-je.

Il fit signe à l’autre, un brun. Ils s’excusèrent de la curiosité qui les animait, mais ils n’avaient rencontré qu’un autre Français à Mukacevo, M. André Spire !

— Il y a bien des perroquets, dis-je, pourquoi n’y verrait-on pas de Français ?

Ils me répondirent que les perroquets n’étaient pas rares ici. Des gaillards qui cherchent à vous faire croire que les perroquets vivent dans les Carpathes ne sont pas à négliger. Je les priai de s’asseoir.

— Je viens voir les Juifs, leur dis-je.

— Moi, je m’appelle Ben, fit le roux et mon ami, Salomon !

— Alors, Chalom !

Ils répondirent :

Chalom !

Je voulus savoir pourquoi ils n’avaient point de papillotes. Ils me demandèrent si les Juifs de France en portaient.

Je m’informai de leur profession. Ben était entraîneur électoral et Salomon agent d’assurances. Sans doute assurait-il la virginité des barbes et les queues de lapin des chapeaux ? Ils s’accoudèrent à la table et me dirent que tout ce que j’avais vu à Mukacevo n’était rien. Il fallait parcourir la montagne, où les Juifs sauvages étaient nichés. Mes yeux en resteraient épouvantés. C’était le pays de la faim.

Le lendemain, une auto s’enfonçait dans les Marmaroches, Ben et Salomon étaient à mes côtés. De Mukacevo, nous avions gagné Batu ; de Batu, touché Hust. Maintenant, nous montions vers… vers…

— Où allons-nous, Ben ?

— D’abord, à Bouchtina.

Le pays était momifié par l’hiver. La neige étouffait tout. La route glacée craquait sous les chaînes de fer entourant nos roues. Nous vîmes d’abord un groupe de Ruthéniens, pantalon collant et boléro, tous deux de laine blanche. Ils chantaient en marchant. Leurs bonnets pointus de peau de mouton faisaient qu’ils ressemblaient à des cierges coiffés d’un éteignoir. Un peu plus loin, un dos noir, courbé, tranchant sur la neige : un Juif. Noirs et blancs, comme au jeu de dames, pour ne pas confondre les pions !

Bouchtina, premier nid. Nous avions laissé la voiture. Nous marchions vers des cabanes mal groupées. C’était un camp plutôt qu’un village. Pas un étage ; des cabanes, le toit en pente. Les Juifs surgirent. Les mains dans leurs manches, tous avaient l’air de serrer un tuyau de poêle contre leur poitrine. Nous arrêtions-nous ? Ils nous entouraient comme si nous avions été un brasero, puis soudain ils se dispersaient, craignant sans doute d’être brûlés.

La plus folle collection de têtes que des épaules eussent jamais portées ! Des Neptunes, des patriarches, des Rembrandts, des boucs, de jeunes et de vieux vautours, des chevaux à barbe, des Raphaëls ! Quelques-unes de ces têtes semblant sortir des nuages, quelques autres d’une boîte à diable ! Du Paradis terrestre au Jardin d’acclimatation !…

— La maison du rabbin ? demanda Salomon.

Nous précédant, mais à distance, ils nous firent signe de les suivre.

Un pan du toit de la maison du rabbin était parti au gré du vent. Nous entrâmes dans une étable : deux moutons, deux petits enfants, cinq plus grands portant déjà des papillotes, une femme-squelette, un oiseau noir, sans cage, grelottant sur le dossier d’une chaise.

Le rabbin était absent, parti pour la Roumanie… mendier ! La misère de ces nids est telle que, pour mendier, les affamés doivent aller à cent kilomètres. Sur place, on ne mendie pas : tout le monde serait mendiant. Personne n’a un liard de plus que son voisin, lequel n’a rien. C’est la misère égalitaire. Ils vivent d’elle comme d’un héritage ancestral, l’âme sans remords, l’esprit tranquille. La succession ne leur sera pas contestée. Le testament d’Israël est légal !

La femme, pendue au manteau de Ben, gémissait en yiddisch.

— Que dit-elle ?

— Elle dit qu’elle a le mal de faim.

Elle nous montra des fruits maigres, en décortiqua un : pour un quart de chair, trois quarts de noyau. Plus de maïs dans le pays. Si le rabbin ne rentrait pas demain, pas de pain blanc pour le sabbat. Vingt degrés de froid dans l’étable. Les enfants en bas âge vêtus seulement d’une chemise. L’oiseau, lui, avait au moins des plumes ! Les deux plus grands étaient groupés non autour d’un poêle : autour d’un livre. Les plaintes de la mère ne les arrachaient pas à leur lecture. Pour moins grelotter de froid, ils grelottaient de piété sur le Talmud. Sous un coup de doigt, l’un d’eux releva sa tête bouclée. Tandis que ses yeux me regardaient, ses lèvres mâchaient toujours les saintes paroles. Dédaignait mon apparition, il repiqua du nez dans son hébreu. Un vieillard, debout devant la fenêtre, psalmodiait dans un autre Talmud. Le froid, la faim, la lumière qui s’éteint, l’invasion de trois étrangers, rien ne trouble un Juif en contact avec Dieu. Les supplications humaines de la femme se heurtaient aux voix extra-terrestres des enfants et du vieillard.

On entra dans une vingtaine de ces cabanes. Partout des enfants en chemise, des lecteurs de Talmud, des femmes en larmes, des barbes inspirées et de ces fruits sauvages n’ayant que la peau sur l’os. Et l’odeur ? Une odeur de cadavre moisi, macéré dans un jus d’oignon. Et l’atmosphère ? Aucune de ces baraques n’a de cheminée. C’est le système des isbas russes. La fumée du four se répand dans le réduit, les yeux vous piquent, la gorge est irritée. Quelle famine ! Et j’ai trouvé pourquoi les lévites de ces Juifs sont ainsi délavées, c’est parce qu’ils doivent les faire bouillir dans leur pot au feu les jours de grand’faim !

Pas de mobilier ! Trois planches de bois font un lit, le mur de l’isba constitue le quatrième côté. Comme plancher, la boue.

L’une de nos visites fut plus tragique que les autres. La femme était sur le grabat, quatre enfants couchés autour d’elle. Le Juif, en nous voyant entrer, eut un geste de bénédiction. Il me prit pour le médecin, un médecin venant d’Hust ou même du ciel.

— Il veut, me dit Ben, que vous sauviez sa femme qui va mourir.

En effet, elle avait l’air de la mort. Comme je ne bougeais pas, le Juif me tira par la manche pour me conduire au grabat.

— Faites semblant, dit Ben, ce sera charitable.

Je n’avais jamais imaginé une pareille couche. Enfants et malade pourrissaient sur ce fumier. Je me mis à rêver, amèrement, et mes yeux parcoururent la niche : deux clous plantés sur une table représentaient le gagne-pain de cette famille. Le père était relieur de Talmud. C’était là son atelier. Dans les bons mois, il gagnait quinze couronnes, douze francs ! Deux autres enfants, tassés dans un angle et que nous n’avions pas vus encore, la figure encadrée de leurs papillotes, regardaient avec leurs beaux yeux le monsieur qui venait sauver maman !



On se rendit à la synagogue. La Thora, la Fiancée Couronnée, n’était pas mieux logée que ses adorateurs. Les Juifs qui n’avaient cessé de nous suivre emplirent la pauvre et sainte baraque. Tous nous entourèrent. Les deux bourgeois du lieu : un meunier, un patron scieur de long, eux sans papillotes et vêtus à l’européenne, vinrent nous saluer au nom de la communauté.

— Ils croient, nous dirent-ils, que vous leur apportez de l’argent.

— Ils souffrent tous de la faim, dis-je.

— Ils ont toujours souffert de la faim.

— Comment ne meurent-ils pas ?

— Israël est dur !

— Alors, qu’ils aillent plus loin !

— C’est plus terrible encore.

— Qu’ils gagnent les villes !

— Dans cette tenue ? avec ces habits ? sans un sou ? La misère les cloue ici.

— Et la Palestine ?

— Le Messie n’est pas encore venu.

— Franchement, l’attendent-ils ?

— Mais oui, Monsieur, nous l’attendons !

Les bavardages cessèrent. On étouffa le feu des cigarettes. Un chanteur entonna un verset sacré. Le regard extasié de ces Juifs creux monta vers l’armoire à Thora. Qu’importait la misère ou logis ? Le trésor était là !