Le Juif errant est arrivé/J’ai rencontré le Juif errant

Albin Michel (p. 97-108).

IX

J’AI RENCONTRÉ LE JUIF ERRANT


J’ai rencontré le Juif errant. Il marchait dans les Carpathes, peu après le village de Volchovetz. Ses bottes étant trouées, on voyait que ses chaussettes l’étaient aussi. Un caftan bien pris à la taille l’habillait du cou aux chevilles. Sur sa chevelure noire, un chapeau large et plat d’où s’échappaient deux papillotes soignées achevait la silhouette légendaire. Une étoffe à carreaux formant double besace, dont l’une battait son ventre, l’autre son dos, pendait de son épaule gauche. Il allait à grandes enjambées, marquant son chemin dans la neige.

On fit arrêter la voiture. Puis on approcha de lui. Devant notre menace, il allongea le pas. Ben l’appela. Il ne voulut pas entendre. On le rattrapa. Un regard effarouché anima son visage. C’était lui, Ahasvérus. Ses chaussures n’étaient pas encore trop usées depuis dix-neuf cents ans ! L’émotion me transportait.

— Dis-moi où tu vas, d’où tu viens. Es-tu fatigué ? Montre tes cinq sous !

— Il dit qu’il va à Novo-Selitza, fit Salomon. — Et après ? — Qu’il ira à Ganitz. — Et après ? — Il ira en Roumanie — Et après ? — Il dit que chaque année il passe Yom-Kipour (les jours de pénitence) chez le zadick (le rabbin miraculeux) de Vichnitz. — Il est tout seul ? — Non, il est marié, il a cinq enfants. — Ses enfants sont-ils de petits juifs errants ? — Ils sont avec leur mère, dans sa cabane, à la frontière tchéco-roumaine. — Dites-lui qu’il monte dans la voiture. Nous le conduirons à Novo-Selitza. — Il ne veut pas. — Pourquoi ? — Il a peur. — Il n’est jamais monté dans une auto ? – Non !

— Viens avec nous, Juif errant, nous n’irons pas vite. Tu me raconteras ton histoire. Je suis si content de t’avoir rencontré. Tu as une belle tête, l’intelligence vit dans tes yeux, enfin, c’est toi ! Viens, je te donnerai des chaussettes !

On l’embarqua. Nous filions maintenant, tous quatre, dans les Marmaroches. On inventoria ses besaces. L’une des poches était son magasin, l’autre son garde-manger. Dans la première, une vingtaine de crayons, trois douzaines de chandelles, deux paires de ciseaux, un calendrier et du tabac de mégots. Dans la seconde, dix oignons, deux harengs frigorifiés, un morceau de pain blanc plié dans du papier (le pain du sabbat), un petit tas de prunes sauvages.

Il avait quitté sa cabane depuis neuf jours, allant de villages juifs en villages juifs. Il nous dit s’être mis en route sur un faux renseignement, croyant que des aumônes d’Amérique étaient arrivées dans la région. D’abord, il en aurait eu sa part, ensuite, il eût liquidé son bazar. Il continuait tout de même. N’était-il pas un bon juif ? Quelle faute lui reprocher contre l’Éternel ? Ses prières ne montaient-elles pas chaque jour jusqu’à son trône ? Le Seigneur pouvait-il ne pas avoir l’œil sur lui ?

Il était né à Cluj, en Transylvanie. Les pogromes de 1927 l’en avaient chassé. Battu par les étudiants roumains, sa maison brûlée, la Thora souillée en place publique, il avait fui. À Cluj, il était marchand sur les marchés. Maintenant…

Je dois souligner ici combien je trouvais sensationnel de posséder le Juif errant dans mon automobile. Réellement, c’était lui. Avant l’invention de la photographie, je n’eusse pas osé vous l’affirmer aussi fort. Vous auriez pu accuser soit mon imagination, soit ma désinvolture à votre égard. Mais le voici. Vous le verrez comme moi. Je l’ai pris sur le vif, malgré lui, en traître, au village de Ganitz, dans les montagnes des Marmaroches, sur le versant sud des Carpathes, cet hiver, par grand froid et près des loups[1].

Il s’appelait Schwartzbard, du nom du client de Torrès, de celui qui abattit Pan Petlioura, rue Racine, à Paris, parce que Petlioura avait présidé au massacre de cent cinquante mille Juifs, l’année 1919, dans les steppes de l’Ukraine.

En apercevant le Juif éternel sur la piste de neige, je ne pensais pas qu’il vendait des crayons et des bougies, mais qu’il marchait vers Jérusalem. Je le lui fis dire. Il me prit aussitôt pour un haloutz, un pionnier, un ouvrier de Palestine, c’est-à-dire pour un mécréant, un contempteur des prophéties. Il répondit qu’il aimait et craignait Dieu. Je le remis sur Jérusalem. Il répondit que les temps n’étaient pas encore venus. Je lui demandai d’où il tenait sa certitude. Il répondit du zadick. — Et d’où le zadick tenait-il la sienne ? — Il répondit que le zadick de Vichnitz parlait à Dieu ainsi qu’au prophète Élie et que, l’heure du retour ayant sonné, l’un ou l’autre ne manquerait certainement pas de le faire savoir au zadick.

Ben et Salomon s’échauffaient contre ces rabbins miraculeux. Ils me prenaient à témoin qu’ils étaient les responsables de tant de ténèbres. Savez-vous que des Marmaroches à la Galicie, de la Transylvanie à la Bessarabie, de la Bukovine à l’Ukraine, de Varsovie à Vilna, ils sont plus de six millions dans cet état physique et moral ? Tenez ! Voilà ce qu’ils font des Juifs :

Solitaires, n’ayant même plus de caftan, recouverts de nippes, dons des villes, ou de vieux châles, comme de vieilles femmes, des Juifs descendaient, transis, des pentes de la montagne, un petit paquet sous le bras ou à la main. Que font-ils ? Où vont-ils ? Pourquoi sont-ils toujours sur les routes ? Les Ruthéniens que l’on voit sont autour de leur maison. Ils n’ont pas le baluchon du chemineau ni le bâton du pèlerin. Enracinés, ils poussent au-dessus de leurs racines. Les Juifs ont leurs racines à la tête. Elles s’échappent sous le nom de chevelure de leurs chapeaux, de leurs bonnets. Est-ce pour cette raison qu’ils s’accrochent au ciel et non à la terre ?

— Où vas-tu, toi ?

On avait arrêté le porteur de châle. Lui, comme les autres, ne parlait que yiddisch. Il allait au village voisin. « Pourquoi faire ? — Pour y coucher. — Après ? — Il irait à Hust. — Pourquoi faire ? — Pour y coucher. Après il irait à Mukacevo pour y voir le rabbin Zangwitch et lui demander de prier pour deux de ses affaires ! — Que fait-il ? — Sans profession ! »

Je voulus savoir si le rabbin Zangwitch était miraculeux.

— Même pas ! fit Ben en frappant la glace d’une semelle indignée.

— Hep ! cria Salomon.

Celui-là était plus âgé. Ses manches lui servant de manchon, son petit paquet pendait de l’un de ses poignets et lui battait le ventre.

— Où vas-tu ? — Je quitte le village — Pourquoi ? — Il n’y a plus rien à manger. — Que fais-tu ? — Je suis professeur de religion. — Va dans les villes, à Kosische, par exemple, tu trouveras des élèves. — Mon costume me l’interdit. Quand les agents de police nous voient, ils nous disent : « Que faites-vous là ? Remontez chez vous. » — Alors, tu ne sais pas où tu vas ? — Je demanderai conseil au rabbin de Bouchtina.

Que les campagnes soient peuplées de paysans, quoi de mieux ? mais celles-ci étaient hantées de figures inspirées. On croisait — du moins l’aurait-on cru — de vrais étudiants dont seule la pauvreté eût interrompu les études. Têtes de vieux philosophes, de jeunes poètes, de visionnaires maudits mais conscients.

La détresse ne se manifestait bruyamment que par la langue des femmes. Dans chaque village les malheureuses entouraient la voiture. Elles nous tiraient par les vêtements, et, barbouillées de larmes, débitaient des litanies de malheur. Nous devions visiter chacune de leurs stubes. Elles nous montraient les toits ouverts, la boue intérieure, leurs quatre, cinq, six enfants qui grelottaient, les prunes séchées dans le récipient, le grand-père, enveloppé de loques et geignant sur le poêle, les petites filles qui ne grandissaient pas à cause des privations, les idiots riant sur le fumier, les bébés vêtus d’une chemise et pieds nus sur la glace.

Les mères entr’ouvraient leurs châles pour exhiber leurs mamelles sans lait et leurs côtes sans chair. Le Juif de celle-ci avait tenté deux fois de descendre dans les villes pour gagner du pain, deux fois il était tombé sur la route, épuisé. Il était muet de désespoir. L’odeur dans ces baraques était é-pou-van-ta-ble. Je n’y pouvais demeurer que mordant mon mouchoir à pleines dents. Et l’on dit riche comme Rothschild !

Depuis dix ans, la misère, ici, a décuplé. Avant les derniers traités de paix, ces Juifs allaient chaque été travailler trois mois dans la fameuse plaine hongroise. La frontière a séparé la plaine de la montagne. Les Hongrois refusent le passeport à leurs anciens sujets devenus sujets tchécoslovaques. Trois mois de gains suffisaient à ces Juifs pour vivre le reste de l’année. Toute l’année, maintenant, est suspendue aux maigres fruits des arbres des Carpathes !

La terre ? La terre est mauvaise et appartient aux Ruthéniens. Ils la possèdent de moitié avec la neige (six mois eux, six mois la neige). Le Juif n’a que sa barbe, ses papillotes, quelques chars de bois à convoyer et le rabbin.

Voulez-vous connaître le pouvoir du rabbin ? Ben me conduit au bout du village. Une cabane est perdue dans la neige. On pousse la porte. Le lieu est vide. Un grabat. L’homme que nous cherchons doit être en train de marcher comme tous les autres. Mais voici son histoire. Il a tué son frère. Les tribunaux tchécoslovaques l’ont jugé légalement. Il a fait trois ans de prison. La peine subie, il est revenu au village. Alors, la justice du rabbin se leva. Devant la communauté réunie à la synagogue, l’anathème tomba sur la tête du coupable. Le rabbin le condamna à quinze ans de solitude. Depuis, il habite ici, loin de la dernière maison. Il y a de cela cinq années. Personne ne lui adresse plus la parole. Quand les Juifs le rencontrent, ils se détournent. Ben dit qu’il a l’air d’un chien tendant le museau à tout le monde pour se faire délivrer de la muselière.



Le Juif errant n’était pas l’ennemi de la locomotion à essence. Il ne descendit pas une fois de la voiture. À Ternovo, où nous restâmes quatre heures, il demeura quatre heures sur le coussin.

— Ben, demandez-lui ce qu’il peut vendre dans ces pays ? Personne ne possède un liard.

— Il dit qu’un bon Juif n’est pas forcé de vendre, mais qu’il doit s’arrêter le vendredi à la première étoile, et ne jamais offenser Dieu.

Ah ! saintes Marmaroches !

Nous arrivions à Ganitch. Salomon et Ben m’assurèrent qu’il fallait rendre visite au notaire. Au notaire ? L’ambiance manquait pour goûter l’humour. Ils me montrèrent une plaque sur la seule maison qui ressemblât à une maison. Un notaire dans les Marmaroches ? La vue d’un pêcheur guettant le frémissement de son bouchon dans un tonneau de harengs saurs eût touché mon esprit d’un moindre étonnement.

L’homme qui nous reçut avait belle allure. Il portait papillotes et barbe, mais papillotes discrètes et barbe disciplinée. Il était habillé de noir, mais comme un homme et non comme un gueux. Visage pâle, mais corps solide. Il était bien le seul homme de ces montagnes dont le coffre n’eût pas sonné creux. Notaire ? Oui et non. Il l’avait été à Bratislava. Puis, un jour, il avait traversé les Marmaroches. Son cœur de juif s’était fendu. Il n’était certes pas assez riche pour désensorceler ce pays de sa misère, mais il se consacrerait à la rendre moins farouche. Depuis, il habitait là. Il recevait les aumônes des comités américains et les distribuait. Je me trouvais en face du saint Vincent de Paul des monts Carpathes : M. Rosenfeld.

— Venez voir, me dit-il, en jetant une peau de bête sur son dos. C’est la détresse la plus inimaginable !

— J’ai vu, fis-je.

Il m’assura que je n’avais pas tout vu. On sortit. Il me montra une cabane comme les autres cabanes.

— Combien croyez-vous que vivent de personnes là-dedans ?

— Trois.

— Dix-sept, formant trois familles. Entrez !

Treize étaient présentes. Trois lits ! Vous entendez bien que ces lits sont de répugnantes niches. Aucun chien d’Occident n’y voudrait passer une heure. Les enfants y grouillent comme une portée de chiots. Les femmes se cramponnaient après Rosenfeld, poussant de déchirants cris de détresse. Elles disaient que le froid et la faim les déchiraient.

— Ces misérables gens m’aiment beaucoup, fit le notaire, eh bien ! si je leur donnais un de mes bras, ils le feraient bouillir pour le manger, tellement grande est leur faim !

Nous étions sortis de la niche humaine. Rosenfeld d’un geste, me désignant toute la montagne :

— C’est partout pareil, dit-il, et même pire ! Ils sont plus de cent vingt mille dans cet état ! Rien à faire, rien ! Ils ne peuvent s’en aller, ils ne parlent que yiddisch, et vous savez bien que la langue est la véritable frontière !



Nous avons déposé le Juif errant à Novo-Selitza. Auparavant, sur notre demande, il avait tiré sa fortune de la poche de son caftan : une couronne quarante, cinq sous or, exactement ! Maintenant, il gravissait une côte toute blanche. Je le suivis longtemps des yeux. Le dos courbé, sa double besace à cheval sur sa maigre épaule, solitaire, il reprenait son chemin, aimant et craignant Dieu.

  1. La photographie est sur la couverture.