Le Juif errant est arrivé/Et ce n’est que Mukacevo !

Albin Michel (p. 75-84).

VII

ET CE N’EST QUE MUKACEVO !


Mais d’où sortent-ils ?

Alors, les voilà dans leur Russie sud-carpathique ?

Ah ! mes yeux, vous plaindrez-vous ? Ne voyez-vous pas du nouveau ?

Abraham, sont-ce là tes enfants ?

Et ce n’est que Mukacevo ! Que cachent les ravins et les crêtes des Carpathes ?

Qui leur a indiqué le chemin de ce pays ? Quel ange de la nuit les a conduits ici ? La détresse ou la peur ? Les deux.

Ils fuyaient de Moravie, de la Petite Pologne, de la Russie. Les uns dans l’ancien temps, les autres dans les nouveaux, chassés par la loi, la faim, le massacre. Quand on n’a pas de patrie et qu’un pays vous repousse, où va-t-on ? Devant soi. Les derniers, venus de Bessarabie, partaient pour l’Amérique. Voilà leur Amérique !

En Moravie, ils n’avaient le droit de se marier qu’à raison d’un par famille. Ce n’était pas mal trouvé pour amputer la race. La famine les a chassés des bords du Dniester. Et depuis 1882 les quinze ou seize cents pogromes de Russie ont mis en marche les survivants.

Ils viennent de là.

Le pays était affreusement pauvre, presque vierge. Quand ils dressaient l’oreille, ils n’entendaient que le hurlement des loups et le prélude du vent dans les sapins. Alors ils se sont arrêtés, pensant que là ils ne gêneraient personne.

Ce n’étaient pas des israélites, mais des Juifs. Je répète cela parce qu’il faut bien comprendre. Les assimilés français, anglais, allemands, hollandais, hongrois, etc., ont renoncé depuis plus ou moins de temps à la vie purement juive. Chez eux, beaucoup plus d’Occident que d’Orient. Les pays qu’ils ont adoptés et loyalement servis les ont baignés de leur génie. Et maintenant, ils sont Français israélites, à peu près comme on est protestant ou catholique français. À notre génie ils ajoutent le leur. C’est tout ce que l’on peut dire.

Ceux de Moravie, de Pologne, de Russie, nos Juifs des Carpathes ne sont pas des israélites, mais des Hébreux. Ils sont Hébreux plus que Déroulède ne fut Français. Et c’est leur vie d’Hébreux qu’ils sont venus cacher dans ces montagnes, la même — la même avec des amendements en accentuant encore le caractère — que leurs ancêtres menèrent dès leur sortie d’Égypte, l’an 1500 avant Jésus-Christ.

Où donc se sont-ils préservés de la contagion européenne ? Dans le ghetto.

C’était leur refuge. Là, ils oubliaient les injures, là se calmaient les brûlures des coups de cravache. Là, ils n’essuyaient plus d’affronts, de moqueries, de crachats. Les rois du jour n’avaient fait que les barricader chez eux. Depuis le XVIe siècle ils n’en sont pas sortis. Ainsi reconstituèrent-ils en milliers de fragments la patrie perdue au temps où notre ère n’avait pas cent ans.

De quoi et comment vécurent-ils dans ces ghettos ? Ils vécurent de rêves. Vous n’avez qu’à les regarder si vous croyez que je vous trompe. Ils ne sont pas maigres, ils sont creux. Joues pâles, estomacs défoncés. Sous un coup de doigt, ils résonneraient comme la caisse d’un violon. C’est que leurs rêves ne sont guère entourés que de maïs, de fruits sauvages, de légumes séchés et de débris d’abattoirs, des poumons aux tripailles.

Leurs métiers ? Ils n’en avaient pas. Vous savez que le moyen âge conduit par l’Église ne leur en avait permis aucun, sauf celui que les chrétiens n’auraient pu exercer sans déchéance : trafiquants d’or. D’autre part, le Talmud leur faisait défense de bêcher le sol étranger. Que leur restait-il ? D’être revendeurs ou intermédiaires, et comme ils étaient sans affaires, de traiter, du plus petit au plus grand, les affaires des autres. Exemple : j’arrive à Mukacevo. Fasciné par la révélation de ce nouveau monde, je reste planté sur un trottoir. Des paysans ruthéniens descendent des chars de bois. Une dizaine de Juifs sont à l’affût, la barbe visiblement alléchée. Un paysan ruthénien n’est pas particulièrement malin. Il a su couper son bois, il l’apporte, que lui demander de plus ? Le Juif va le lui vendre. Les chars s’arrêtent. Conciliabule du paysan tout de laine blanche habillé et du Juif sous son plumage de corbeau. L’accord est rapide. Le Ruthénien veut tant. Et mes Juifs de filer à grandes enjambées. Ils entrent dans les boutiques, grimpent les étages, battant de leurs tibias le bas de leur caftan. L’un, ne voulant rien négliger, revient même sur ses pas… et me propose l’affaire !

Auraient-ils pu s’évader de ce moyen âge ?

En 1870, le gouvernement hongrois, voulant magyariser les Carpathes, demanda aux Juifs de ne plus se reconnaître comme nation, d’abandonner le yiddisch, de réformer leur religion, de s’habiller avec notre beau veston, notre beau pantalon et de couper leurs papillotes. Les intellectuels acceptèrent, la masse refusa. Les premiers sont maintenant à Budapest, médecins, avocats, banquiers, fonctionnaires, officiers. Ils sont devenus farouches nationalistes, Hongrois jusqu’à l’hystérie. Ils ont renié le peuple hébraïque, après ils l’ont trahi. Juifs de première zone, ils ont aidé les Hongrois à asservir la seconde zone.

La voilà dans toute sa fidélité à Moïse. Rejetés par la Hongrie qu’ils avaient rejetée, si leur corps est demeuré ici, où leur esprit est-il allé ? Vers le Wunderrabbi. Le Wunderrabbi est le rabbin sorcier, le faiseur de miracles.

Ces Wunderrabbi les ont faits comme nous les voyons. Ce sont eux qui les empêchent de s’assimiler et d’émigrer.

Ils leur disent :

— Si vous partez dans les pays impurs, vous ne pourrez plus observer le saint jour du samedi. On vous tranchera les peycés (les papillotes), vous ne verrez pas s’accomplir les prophéties, et Dieu vous regardera avec l’œil de la colère. Si vous envoyez vos enfants à l’école moderne, vos cheveux tomberont, vos fils deviendront aveugles, vos filles commettront le péché. Si vous apprenez autre chose que la parole divine (ils n’apprennent ni la géographie, ni l’arithmétique, rien, seulement à lire la Thora et le Talmud), le dernier mur de l’enceinte du Temple s’écroulera à Jérusalem, la Thora se desséchera dans son armoire et le Messie retardera sa venue.

Attendent-ils donc encore le Messie ? Oui ! C’est pourquoi le reste leur est égal. Riez-leur au nez, parquez-les dans des wagons spéciaux, refusez-leur la possession de la terre, mais ne touchez ni au samedi, ni à la Thora, ni à leurs boucles, car le Seigneur a dit : « Gardez mes jours de sabbat et tremblez devant mon sanctuaire. Ne vous coupez pas les cheveux en rond et ne rasez pas votre barbe. »

Le miracle n’est pas une affaire de kilomètres. Les deux rabbins sorciers qui opèrent en Russie sud-carpathique habitent la Roumanie, l’un à Vichnitz, l’autre à Sziget. La guerre d’influence qu’ils se livrent ici est truculente. Pour chacun d’eux, l’autre n’est qu’un charlatan. Ils cherchent à se démolir à coups de fausses prophéties.

On apprend un matin, dans les Carpathes, que le rabbin de Sziget a prédit que la neige, tel jour, à telle heure, ne recouvrirait plus la terre ou que le dibbouck (âme tourmentée d’un mort) se réincarnerait dans tel personnage. Les partisans du rabbin de Vichnitz lancent ces bruits. Comme rien ne se réalise, la sainteté de l’homme de Sziget est légèrement compromise. Les manœuvres dépassent le spirituel. Les adeptes de Sziget versent du pétrole dans les puits des croyants de Vichnitz. Ceux de Vichnitz bouleversent les potagers de ceux de Sziget. Du sable miraculeux de Sziget pénètre les sacs de maïs de Vichnitz…

Il s’accomplit bien d’autres prodiges !

La loi de la Thora interdit à ces croyants de faire régler leurs affaires par les mécréants. Dans ces communautés, le rabbin est juge autant que prêtre. Je parle des rabbins familiers. Les Wunderrabbi sont trop occupés avec le prophète Élie pour s’intéresser à des affaires de bottes ! Le Talmud est leur code ; le rabbin tranche en son nom. Tous les cas de droit civil passent par ses mains. S’il est un récalcitrant, on le dénonce publiquement, comme pécheur. Le samedi appelé à la synagogue, on l’anathématise. Regimbe-t-il ? Le rabbin monte à l’almémor et, devant la foule médiévale qui tremble de peur et de compassion, le prêtre du Talmud, du haut de son kiosque, se met à tonner et, de sa voix de jugement dernier, il lance la formule d’excommunication. Autour des cierges noircis en signe de deuil, les croyants disent les prières des mourants. Et dans le temple obscur, maintenant fanatisé, les Juifs, tous possédés par Jérémie, poussent de sauvages lamentations.

Le sort de l’insoumis est réglé. Personne ne lui adressera plus la parole.

Le rabbin est aussi médecin, vétérinaire, avocat-conseil, sage-femme, agent matrimonial. Il peut quelque chose pour le commerce et pour la femme stérile. C’est le grand féticheur d’Israël.



Il neige sur Mukacevo. La nuit approche. Le froid me poussait dans ma chambre. À peine étais-je entré que je ressortais : ces Juifs étaient trop beaux à voir ! D’autant plus qu’ils devenaient plus extraordinaires que jamais. Maintenant, ils promenaient sur leur tête un chapeau non pareil, une grande galette de velours noir bordée de queues de lapins. Le couvre-chef faisait du tort au reste de l’habillement. On ne voyait que lui. Le caftan de velours n’était cependant pas mal, non plus ! C’était la tenue de sabbat.

Ils ne marchaient plus à grandes enjambées. De la première étoile du vendredi à la première étoile du samedi, toutes affaires cèdent la place à Dieu. Il est interdit à Israël de voyager, de monter dans un véhicule, de porter des fardeaux, de fumer, même de courir. Les blancs paysans ruthéniens pourraient convoyer des chars de bois, les hommes noirs regarderaient le chargement de haut, à l’ombre de leur couronne de treize queues de lapins, le ventre probablement vide, mais l’esprit rempli du Seigneur.

D’où vient ce costume ? Pas de Jérusalem, assurément. Le lapin n’est pas de mode aux pays chauds. On entend dire que cet accoutrement était celui des marchands allemands aux environs du XIIIe siècle. En tout cas, pour un costume, c’est un costume.

C’est la nuit. Ces revenants hantent l’extraordinaire petite ville. Ombres extravagantes affectionnant les impasses, ils s’y faufilent comme le lièvre au gîte. Je piste deux de ces êtres humains. Ils s’engouffrent sous une voûte et pénètrent dans une espèce de ferme donnant sur un chemin de campagne. Je m’approche et regarde à travers le givre d’un carreau. Fantastique spectacle ! Autour de cinq bougies brûlant dans un chandelier à cinq branches, trente chapeaux de sabbat, c’est-à-dire trois cent quatre-vingt-dix queues de lapins, s’agitent frénétiquement, au son d’une mélopée qui sort de trente barbes. C’est une maison de prières. Un retardataire qui accourt me surprend au guet. Il en fait trois pas en arrière. Il n’ose plus entrer. Quel est cet étranger ? Le malheur est-il sur Mukacevo ? Il bondit dans la sainte ferme. La porte qu’il rudoie en bafouille ! Je m’éloigne de quelques pas. Les Juifs viennent sur le seuil et me regardent, l’angoisse aux yeux. Priez en paix, fils d’Abraham, l’étranger n’est pas méchant !

Où suis-je ? En quels pays des songes ? Et ceux-là, encore, leurs longues manches noires dépassant de loin le bout de leurs doigts ? Que font-ils ces fantômes fourrés, plantés aux coins des rues comme des épouvantails ? Peut-être sont-ils là pour épouvanter la neige ?