Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Octobre 1916
Le général Sarrail, qui commande à Salonique, est aux prises avec des difficultés qui ne sont pas toujours suscitées par l’ennemi. S’il a des détracteurs parmi ses frères d’armes, il a de chaleureux partisans au pouvoir, bien résolus à son maintien. On vient de les baptiser « les gardiens du Sarrail ». Ce soir, j’ai fait connaître ce surnom au plus zélé d’entre eux. D’abord, il a ri de cet à peu près. Puis il s’est aperçu que la comparaison offensait le mâle orgueil et, finalement, il n’a plus trouvé cela drôle du tout.
Il faudrait publier, après la guerre, tous les articles interdits par la Censure. Ce serait un dossier bien curieux. On verrait apparaître la face voilée de la raison. On verrait l’effort continu de cacher à la foule l’horreur de la tuerie et de la convaincre de la nécessité d’une guerre longue. Cela s’appelle « maintenir le moral ».
Paron m’apporte souvent de ces textes échoppés. Leur suppression témoigne bien du double souci de prolonger la guerre et de la montrer en beauté. On censure impitoyablement quiconque écrit qu’une paix honorable est dès maintenant possible. On n’a pas le droit d’imprimer : « Nous ne sommes pas vaincus ». On n’a pas le droit d’attester que les gages territoriaux tenus par les Allemands sont amplement compensés par la possession de leurs colonies et la maîtrise de la mer. Il faut que cet équilibre reste ignoré. Chaque fois qu’on veut le proclamer, on subit le bâillon. « On cache aux Français, a crié un socialiste à la tribune du Reichstag, que la Belgique et le Nord de la France seraient libérés sans qu’il en coutât une goutte de sang ». Et pour masquer la laideur de la guerre, on supprime des phrases comme celles-ci, qui date du début de l’offensive roumaine : « Huit mille enfants, morts en Transylvanie, huit mille petits cadavres jonchent les routes de la retraite autrichienne, au point qu’on doit faire des fosses communes. C’est la guerre qui passe, semant sur les routes des deuils et des deuils encore ». D’après la censure, la guerre ne doit pas semer de deuils.
Et la petite guerre contre les généraux continue. On parlait des hésitations, de la nervosité, des erreurs de certains d’entre eux, dans ces troubles semaines d’août 1914 où déferle l’invasion : « Oui, dit quelqu’un, nos généraux ont perdu le Nord. » Une dame de lettres dictait à sa dactylographe un récit guerrier : « À ce moment, nos jeunes héros s’élancent »… Puis elle relit son texte et s’écrie :
— Oh ! Vous avez mis « nos généraux » au lieu de « nos jeunes héros ». Cela n’a aucun rapport !
Nos stratèges déploraient que les troupes roumaines, au lieu d’être dirigées contre la Bulgarie, eussent été jetées sur la riche Transylvanie, sous couleur d’achever l’Autriche. Mais voici qu’elles battent en retraite. Ce repli provoque une déception d’autant plus sensible, qu’on fondait sur l’intervention roumaine, attendue depuis des mois, un espoir miraculaire.
Quelques jours à Ganville. On veut faire croire que la guerre n’exalte que de nobles instincts. Au village, elle débride l’envie et la méchanceté. Ici, un homme qui est réformé ne l’avoue pas d’un coup. Il conte d’abord qu’il a obtenu un congé. Puis il l’allonge indéfiniment, sous des prétextes variés. Et il obéit moins à l’amour-propre qu’à la crainte d’exciter la jalousie. Un mobilisé occupe-t-il un poste à l’abri ? Un combattant est-il trompé par sa femme ? Aussitôt, des lettres partent du pays pour dénoncer l’un, pour avertir l’autre. Et quand un soldat est envoyé de l’arrière au front, on dit cruellement des parents : « Enfin, ceux-là aussi vont pleurer. »
Le fils Mitry est en permission. Il parle peu. Il ne sourit plus. Il est tout absorbé. Dès l’arrivée, son bonheur est gâté par le départ. Il dit des choses simples, pleines et terribles : « On marche à l’assaut pour faire comme ses deux voisins, et pour ne pas leur sembler lâche ». Il dit l’impopularité de Poincaré, parfois sévèrement accueilli au front. Il m’a montré le couteau de tranchée, une arme qu’on a distribuée aux troupes depuis un an. C’est un couteau à virole, un couteau d’égorgeur, du modèle qu’on voit dans les musées criminels de la police. Sur la lame du sien, le fabricant a gravé : « Le vengeur de 1870. »
Jamais tant de couples ne se sont publiquement enlacés, pétris, la bouche sur la bouche. Dans les grandes villes de l’arrière-front, comme Rouen ou Troyes, les soldats apportent une fièvre impatiente de jouissance, qui gagne la population. Jusqu’au fond du peuple, l’adultère s’étend. Une exubérance de plaisir, une détente des mœurs, un goût de prodigalité, le retour insolent du snobisme et du luxe, marquent cette année 1916. Plus tard, on la comparera au Directoire. La Merveilleuse et l’Incroyable auront été remplacés par la petite femme en robe courte et hautes bottines, rentrant le ventre et voûtant le dos, et par l’éphèbe en pantalon à retroussis, pincé dans son veston comme dans un corsage.
Seulement, le Directoire succédait à la crise. Il affirmait une revanche, une réaction, l’allégresse naturelle d’avoir survécu à des temps tragiques. Tandis que la frénésie actuelle s’installe dans la crise, en plein drame. Voilà le monstrueux.
Au reproche d’avoir restauré les plaisirs de la paix dans la guerre oubliée, on répond cyniquement :
— Que voulez-vous ? C’est trop long…
Une délicieuse pensionnaire de l’Odéon habitait une villa près de Meaux. Au début de la guerre, devant l’invasion, elle dut l’abandonner. Comme sauvegarde, à tout hasard, elle étendit sur la table du salon une affiche de Vieil Heidelberg — une pièce traduite de l’allemand où elle avait joué, — et prit soin d’y souligner son nom. Après la victoire de la Marne, elle rentre dans sa villa, la trouve intacte, un gros bouquet posé sur l’affiche.
Naturellement, on ne publie pas cette histoire, puisqu’on ne doit montrer de l’ennemi que ses ignominies. Je continue de penser qu’on aurait dû tout étaler, les traits généreux comme les traits affreux, qu’on aurait dû conter l’aimable anecdote du bouquet comme on a rapporté les abominables déportations d’avril dernier, dans le Nord, ces familles brutalement triées, séparées par les Allemands, ces jeunes filles envoyées vers un but inconnu…J’entends raconter que, dans une récente réunion du Conseil de Défense, Joffre refusait véhémentement d’envoyer de nouveaux soldats à Salonique : « M’enlever un homme, sur mon front, quand nous sommes à la veille de la victoire ! » Alors, Poincaré, de sa voix la plus acide : « Dites à l’avant-veille, monsieur le général en chef. »
Un nouvel emprunt est ouvert depuis le 5 octobre. Le précédent s’appelait « Emprunt de la Victoire. » Celui-ci s’appelle modestement : « Emprunt national 1916 ». Cette fois, la foule est investie par une tactique insinuante et serrée. Les journaux prêchent : « verser l’or, c’est abréger la guerre, c’est diminuer les sacrifices humains ». Voilà bien la première fois qu’ils parlent des sacrifices humains. Il y en a donc ? Ils attestent, sans vergogne : « Près de 6 p. 100 ! Songez donc qu’en temps normal, ce serait un taux usuraire ! »
La semaine dernière, les notaires mobilisés ont été envoyés en permission, afin de travailler les campagnes. Aidés par des ligues locales, ils se font indiquer quiconque possède de l’or, des titres, des fonds.
On dit aussi que la reprise de Douaumont, près de Verdun, vient juste à point pour stimuler les souscriptions. Bien qu’on répugne à penser qu’une offensive puisse être « politique », il faut bien reconnaître que ce fait d’armes était escompté à cette date. Car on prédisait, depuis quelques semaines, « des événements merveilleux » du côté de Verdun.
Les journaux publient aussi des dessins de caricaturistes notoires. Deux gosses causent : « Si ton père, qui n’est pas soldat, ne verse pas son argent, tu verras quand le mien reviendra de la guerre ! » Un villageois dit à sa femme, qui écrit à leur fils : « Embrasse le gars et dis-lui que j’avons souscrit ». Ces deux légendes ne me paraissent pas très « vécues ». Car on assure que les permissionnaires engagent leur famille à ne pas souscrire, afin d’abréger la guerre.