Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Novembre 1916

6 novembre 1916.

Aujourd’hui, Paron et le fils Foucard, permissionnaire, se sont rencontrés chez moi. Ils se connaissent de longue date et leur façon de penser sur la guerre les a rapprochés. Décidément, René Foucard ne ressemble pas à sa famille. C’est le canard dans la couvée de poussins. Lucide et froid, il observe et il juge. Sans doute garde-t-il l’influence et l’empreinte de son amie, Fanny Lussan, la fille du probe écrivain Édouard Lussan. J’ignore comment Foucard parvint à rompre la liaison de son fils et à lui faire épouser la fille de Butat, afin de s’allier étroitement la grande presse. Je sais seulement que la jeune femme, qui dirigeait une maison de couture, s’est exilée pour laisser le champ libre à son ami. Je tiens ces détails de Paron, qui était pour elle une façon de père adoptif.

Entre les deux hommes, la conversation s’est aiguillée sur la durée de la guerre. Connaissant, l’un la vie aux armées, l’autre la vie de l’arrière, ils dénombraient ensemble les suffrages favorables à la prolongation indéfinie du massacre.

J’écoutais passionnément. Le stage de mon fils approche de sa fin. Rien n’empêchera plus une troisième campagne d’hiver. René partira donc pour le front. Mais je voudrais tellement savoir combien de temps cette épreuve me sera imposée…

Hélas ! Leurs conclusions sont dures. Les maîtres de la guerre, qui ont besoin d’une lutte longue pour atteindre les buts encore obscurs qu’ils se sont donnés, sont soutenus par une vaste clientèle, que n’animent pas toujours uniquement la passion patriotique et la frénésie de haine et de vengeance soufflée sur le pays.

Que de gens ont intérêt à ce que la guerre dure !

D’abord les industriels, les financiers, les commerçants qu’elle enrichit directement ou par ricochet, et qui souhaitent tous de s’enrichir davantage.

Tous les non-mobilisés qui ont pris la place et la clientèle de leurs confrères mobilisés.

Ceux des ouvriers qui sont éblouis par la hausse des salaires, faute de se rendre compte que le coût de la vie hausse plus que ces salaires.

Les femmes que satisfont les allocations, celles qui disaient au début de la guerre : « Pas de mari et vingt-cinq sous par jour… Pourvu que ça dure ! »

Quant aux parlementaires, l’état de siège et sa dictature facilitent leur tâche de dirigeants ; la guerre prolonge automatiquement leur mandat. La presse leur donne le sentiment, dont ils sont dupes, que la paix actuelle serait impopulaire et provoquerait leur déroute. Ils espèrent que le temps leur apportera la victoire qu’ils ont tant de fois promise. Et ils restent d’autant plus volontiers dans le statu quo qu’ils ne savent pas comment en sortir.

Beaucoup de mobilisés de l’intérieur trouvent, dans les innombrables fonctions créées par la guerre, un prestige et des satisfactions dont ils ne jouissaient pas dans la paix.

Aux armées, les officiers professionnels, dont la guerre est la raison d’être, réalisent leur rêve, servent leur idéal et leur ambition. Et les autres, malgré les risques, s’accommodent de leur existence nouvelle. Libérés du souci des affaires, endurcis aux peines de l’absence, ils mènent au grand air une vie saine, réglée, peu dispendieuse. Et, plus le grade s’élève, plus ces bienfaits s’affirment : l’auto rapide, des serviteurs nombreux, des pouvoirs étendus, le décor d’un château, de hautes soldes, des indemnités, autant d’avantages qui disparaîtraient avec la guerre et qui la font endurer…

9 novembre 1916.

À propos de l’élection du président de la République des États-Unis. On annonça d’abord que Hugues l’emportait sur Wilson. Aussitôt, la presse chauvine rugit de triomphe. Elle voit en Wilson un démocrate, un libre-échangiste, un rêveur. Bien qu’il ait tenu le plus sévère langage aux Allemands, dans une Note sur la guerre sous-marine, elle le soupçonne de vouloir se poser en médiateur et elle ne le lui pardonne pas. Elle se livra, pendant quelques heures, autour du malheureux Wilson, à une véritable danse du scalp. Il fut traîné dans la boue. Puis on apprit qu’il était réélu.

10 novembre 1916.

Bruit d’armistice. Les Allemands demanderaient une trêve de quinze jours pour se retirer sur une nouvelle ligne. Ils raccourciraient ainsi leur front de la Somme. Après quoi, le combat reprendrait. Cette rumeur, qui ne rencontre aucune créance, court depuis que Hindenbourg a pris le commandement sur le front occidental, c’est-à-dire depuis le début de septembre dernier. La proposition aurait été faite par l’intermédiaire du pape, et repoussée.

Le même jour, un jeune officier belge m’assure que le bruit court aussi d’une offre de paix. Il en donne même les grandes lignes : libération de la Belgique avec indemnité, du Nord français, retour de la Lorraine annexée, referendum pour l’Alsace.

Mon mari hausse les épaules. Il me dit que ces rumeurs sont lancées afin d’énerver l’opinion. Et il ajoute, avec une force qui me surprend, que le gouvernement qui accepterait ces conditions serait déshonoré, balayé, et que ce serait la révolution à Paris…

12 novembre 1916.

Autour de l’Amazone, la nouvelle pièce de Henry Bataille — qu’on dit fort belle et généreuse — c’est, dans mon entourage, une curiosité haletante, des coups de téléphone anxieux, « Y étiez-vous ? Irez-vous ? Quand ? », des caquetages fébriles. Les plus grands événements de la guerre ont moins agité ces gens-là. Même la récente réoccupation des forts de Vaux et de Douaumont les a laissés beaucoup plus calmes. Je m’en étonne devant Paron, qui grince : « Parbleu ! Ce n’étaient que des reprises. Cette fois, il s’agit d’une première. »

13 novembre 1916.

Un groupement féminin a voulu prendre l’initiative d’envoyer des femmes françaises visiter nos prisonniers en Allemagne, à charge de réciprocité. Ce projet s’est tout de suite heurté à des obstacles invincibles. La censure a même interdit la publication d’un article qui s’inspirait de ce vœu. On admet que les Françaises seraient correctement reçues en Allemagne. Mais on déclare que la présence d’Allemandes en France ne serait pas tolérée. Pourtant, n’a-t-on pas convaincu chacun des deux pays qu’il a été attaqué : les haines n’y sont-elles pas également exaltées ? N’est-ce pas un signe d’aberration, que le peuple le plus courtois et le plus généreux de la terre s’estime incapable d’une attitude dont il juge capable l’ennemi ?

14 novembre 1916.

Retrouvé Anatole France à une table amie. Depuis deux ans, il vit en Touraine et descend à l’hôtel à chacun de ses rares passages à Paris. Il est d’une étonnante verdeur et continue de faire ses délices de la conversation.

— Nos dirigeants, dit-il, s’efforcent de prouver à la France qu’elle ne souffre pas. Ils agissent envers le pays comme ces mères dont l’enfant vient de se cogner rudement le front et qui lui disent : « Mais non, tu n’as pas de bobo. »

À peine ironique, il a déclaré que la satisfaction que les femmes éprouvent d’être séparées de leur mari est une des causes de la durée de la guerre.

À propos du soldat : « En somme, la créature a trois grands soucis : la faim, l’amour, la mort. Chez le soldat, la fatigue a tué l’amour. Le danger est intermittent et il le sent peu. La faim est satisfaite, chez le paysan à qui l’on donne tous les jours de la viande et du vin. Enfin, le soldat est stimulé par l’attrait des récompenses et la crainte d’être fusillé. »

Dans un court tête-à-tête, il me confia qu’il avait cru devenir fou de douleur au début du conflit, qu’il désespérait par moments de la disparition des guerres, qu’il avait perdu sa foi dans l’humanité. Et il m’avoua son appréhension de l’avenir : « Où allons-nous ? Que faire ? »

15 novembre 1916.

À partir de ce soir, les magasins ferment à six heures. Extinction des feux. Au delà, quelques éventaires restent éclairés à la bougie. On va créer un grand conseil des Économies, qui décrétera des jours sans viande et sans gâteaux, la carte d’essence, des taxes nouvelles sur les timbres, le tabac, les notes de restaurant et les billets de théâtre. L’habit et le décolleté sont interdits dans les théâtres subventionnés.

Ces mesures, qui menacent ou s’abattent soudain, ont surpris.

En apprenant qu’on sera peut-être obligé de supprimer complètement le gaz, le farouche Villequier a hurlé :

— Mais alors… et mon bain ?

Ce cri instinctif m’a prouvé, une fois de plus, que les hommes de cette sorte ne réalisent pas, ne sentent pas la guerre. Ils conçoivent qu’elle existe le jour où elle les atteint, peu ou prou.

17 novembre 1916.

« C’est un rôle ingrat, me disait aujourd’hui Paron, que de maudire même la guerre en soi : tout de suite on est accablé des mots les plus salissants, honte, infamie, lâcheté. Et c’est un rôle avantageux que de célébrer la guerre : car on resplendit aussitôt d’honneur, de gloire et d’héroïsme.

« Car il y a ceci d’admirable : le pacifiste, qui voudrait épargner des coups aux autres, semble vouloir les épargner à lui-même ; et le belliqueux, qui expose les autres aux coups, semble s’y exposer lui-même ! »
19 novembre 1916.

Un récent communiqué anglais constatait avec satisfaction « qu’une division n’avait perdu dans une attaque que 450 hommes ». Rentrez en vous-même. Et jugez de l’insensibilité générale. En venir à se féliciter que l’attaque de cette division n’ait mis que 450 familles en deuil…

21 novembre 1916.

La Chambre a voté la révision de la classe 1918 — la classe de René. Oh ! quel monstre encore ombrageux, cette hydre aux six cents têtes… Au seul mot de « lassitude », prononcé à la tribune par un député pourtant orthodoxe, la bête gronde, le tumulte explose. Vite, vite, l’orateur doit affirmer que la volonté de vaincre est aussi ferme qu’au premier jour. Et plus tard, sur ces paroles : « Écoutez ces voix qui montent des profondeurs des tranchées et des profondeurs de l’arrière… », la Chambre, soupçonneuse, en arrêt, se méprend, s’émeut et proteste : elle a peur que ces voix ne demandent grâce. Et elle ne se remet de l’alerte que quand l’orateur reprend : « elles demandent à être commandées et gouvernées. »

On me dit que les Parlements, se sachant écoutés par l’ennemi, sont obligés d’être excessifs et furieux, même si cette violence ne répond pas aux pensées vraies, à celles qui s’expriment dans les « couloirs ».

22 novembre 1916.

La mort du vieil empereur François-Joseph laisse la presse indifférente. La foule aussi, par conséquent. On ne lui a pas inspiré la haine de l’Autriche. La femme d’un haut personnage de l’État ne disait-elle pas, en septembre 1914 : « Mais nous ne sommes pas en guerre avec l’Autriche » ? Grosse erreur de fait. (Car l’Autriche est au contraire le seul pays auquel la France ait eu à déclarer la guerre.) Mais elle partait d’un sentiment juste.

25 novembre 1916.

On organise maintenant des tournées théâtrales dans la zone des armées. On fait suivre souvent les représentations, dans les châteaux d’État-Major, d’aimables sauteries d’actrices et de jeunes officiers.