Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Septembre 1916
Un colonel a ordonné à ses sous-officiers de faire aux soldats des « théories » sur ce canevas de sa main : « Il est insensé de supposer qu’un phénomène qui s’est toujours rencontré depuis que les hommes existent doive jamais disparaître. La guerre est éternelle et nécessaire. Acceptons cette nécessité, comme les autres maux qui frappent l’humanité ». Ainsi, ce colonel proclame que les maux dont ont souffert les hommes depuis qu’ils existent, ne pourront jamais disparaître. Mais n’a-t-il pas vu disparaître des maux aussi vieux que l’humanité ? De son vivant, n’a-t-on pas aboli en fait la mort par la rage, la mort par la diphtérie, par la typhoïde ? De quel droit place-t-il la guerre parmi les maux éternels ? Enseigner cette perpétuelle nécessité de la guerre à des jeunes hommes, dont beaucoup allaient se sacrifier aux cris de « Guerre à la guerre !… La dernière guerre !… », c’est un crime.
À l’hôtel, deux jeunes femmes se penchent sur un grand illustré qui publie par pages entières, en « tableaux d’honneur », les portraits des combattants cités à l’ordre du jour. Elles cherchent dans chaque feuille celui de ces visages qu’elles préfèrent, sans se rien dire, afin de voir ensuite si elles sont tombées d’accord. C’est un jeu. Seulement, deux fois sur trois, ces jeunes hommes ont été tués. Les citations l’attestent. Le visage préféré est le visage d’un mort… Mais les deux jolies joueuses ne s’en soucient pas, tellement on est devenu insensible au massacre, tellement on le réalise peu.
En Angleterre. Dans la nuit, du haut d’un dirigeable, des Allemands jettent des bombes sur les maisons endormies. Atteint, le ballon s’enflamme et tombe. Au matin, une foule joyeuse défile devant les cadavres de l’équipage « dorés comme des poulets ». Et les journaux anglais ajoutent : « C’était une fête comme le Derby ». Et il y a des gens qui trouvent la guerre belle, la guerre qui déchaîne la double sauvagerie de l’équipage qui tue et de la foule qui rit !
L’offensive de la Somme a repris, plus intense, depuis trois jours. Mais l’espoir d’une percée soudaine et miraculeuse ne me soutient plus, et la conquête d’un village n’évoque plus pour moi que les ambitions qu’elle sert et les deuils qu’elle coûte.
Souvent, je me promène seule dans la forêt, le parc du Château. C’est une continuelle splendeur, par ces beaux jours dorés de septembre. J’ai mes sites préférés, mes coins à moi, qui m’émeuvent à pleurer, je ne sais pourquoi : la fuite d’une allée, le jet d’une statue, le reflet d’un bassin. Et parfois un affreux pressentiment me traverse : ces décors d’apothéose seront les derniers où je verrai mon fils… Alors, j’agite les mains devant moi pour chasser cette prévision. Je presse le pas pour échapper à moi-même. Je m’affirme que je le verrai encore, toujours, en permission, jusqu’à la fin de la guerre. Et il ne me reste de ce court délire qu’une impatience accrue de voir et d’entendre René, de ne rien perdre de lui, de le savourer, de m’emplir l’oreille de sa voix, de m’emplir les yeux de tous les détails de son visage.
Il existe déjà une classe d’enrichis de la guerre. On les appelle les nouveaux riches, ou on les désigne par leurs initiales, les N. R. Et ce ne sont pas seulement ceux qui, profitant de la nécessité d’armer, de nourrir, d’équiper, de vêtir, de soigner des millions de mobilisés, participent de près ou de loin aux généreux marchés de la guerre. Ce sont aussi tous ces marchands en gros, qui spéculent férocement sur la cherté de la vie, la hausse des denrées, la difficulté des transports. Et tous ceux à qui la catastrophe apporte incidemment la fortune, tels les commerçants de l’arrière-front qui vivent du soldat, ou ces magasins de deuil à qui les mille morts par jour de la guerre valent un surcroît de clientèle, ou ces photographes qui placent dans toutes les chaumières le portrait agrandi du fils tué…
Et tous ces nouveaux riches sont accueillis sans rigueur. On ne s’indigne pas de ces prospérités sorties du malheur public. On en sourit, gentiment. J’ai sous les yeux une aimable suite de caricatures où l’on voit un professeur d’élégance et de bon ton — un nouveau pauvre — dégrossir un de ces parvenus du massacre. Les gens résolus à ne découvrir que beautés dans la guerre donnent l’exemple de l’indulgence. Ils prétendent qu’il a fallu faire appel à tous les concours, qu’on est bien content de les trouver et qu’on n’en peut pas discuter le prix. Vraiment, ne pouvait-on pas le discuter ? Quoi ? Pour une même cause, on exige des uns le sacrifice de la vie et l’on n’ose pas exiger des autres un sacrifice d’argent ?
Nous sommes sauvés ! Le Ministre de l’Agriculture, le vénérable Méline, a fait remplacer dans les journaux le mot « Courses » par la formule : « Épreuves hippiques de sélection. »
Chaque fois que j’entends dire du communiqué « C’est bon, n’est-ce pas ? » quelque chose se crispe et se révolte en moi. Je pense aux milliers d’êtres — dont chacun, comme dit Paron, vaut autant que nous-mêmes — qui ont dû tomber pour que le lecteur puisse clapper, en ouvrant son journal : « C’est bon ». On dirait qu’il parle de confitures. Et c’est du sang.
Obligée de rentrer. Enfin, pendant son stage, René viendra le dimanche. Et je pourrai toujours aller le voir, quand il me manquera trop dans la semaine. Hier, les députés socialistes Brizon et Roux-Costadeau, à propos des crédits, ont demandé l’ouverture de négociations de paix. Briand leur répliqua, selon l’orthodoxie, qu’on ne pouvait pas traiter quand dix départements étaient envahis, qu’on aurait fait en vain d’immenses sacrifices, qu’on devait assurer le bonheur des générations à venir… Exposés avec véhémence, ces arguments fatigués, si fragiles, si discutables, ont érigé la Chambre, qui vote l’affichage.
J’ai constaté une fois de plus, à cette occasion, combien les journaux dupent la foule. Ils publient in extenso le discours de Briand et citent à peine quelques phrases des deux socialistes, qui font ainsi figure de déments dangereux. Tandis qu’à la lecture du compte rendu analytique, leurs propos se tiennent, se défendent, leur théorie apparaît raisonnable et troublante. Je dois ajouter que, dès onze heures, ce matin, on ne pouvait plus trouver nulle part ce numéro de l’Officiel.
L’explosion d’un dépôt de grenades a bloqué et incendié le tunnel de Tavannes, près de Verdun, où des troupes se réfugiaient contre le bombardement. Plus de 700 soldats ont péri, sans compter des prisonniers allemands. Les ministres se plaignent de n’avoir pas été avertis à temps par l’autorité militaire. Les journaux se taisent.
Dans la rue.
La foule « fait la queue » devant les épiceries pour avoir du sucre. D’autres denrées encore se raréfient : on ne délivre aux ménagères qu’un quart de beurre. Des pancartes provisoires sont collées aux vitres des boutiques : « Pas de lait. Le sel manque. »
Aux Champs-Élysées, un soldat amputé des deux bras pousse de ses moignons une petite voiture où est assis un amputé des deux jambes. Les enfants qui jouent ne se retournent même plus.
La ferveur des femmes pour le costume d’officier reste étale. À la terrasse d’un café, un capitaine laisse tomber son gant. Une femme le ramasse et le lui rend avec la génuflexion de l’enfant de chœur devant l’autel.
Des légendes insensées ont couru sur la mort de Galliéni. En réalité, il mourut à la suite d’une opération. Mais n’a-t-on pas raconté qu’il fut blessé mortellement au bas-ventre, dans son bureau, par le général Herr, d’autres disent par Sarrail, et même par Viviani !
Voici aujourd’hui une nouvelle imagination, la folle légende du Grand Quartier. Joffre déclare à ses officiers réunis qu’il y a un traître parmi eux. En effet, les Allemands sont avertis de tout. De faux ordres, lancés à dessein, leur sont parvenus. Ce traître devra se faire justice dans les vingt-quatre heures. Le lendemain, nouvelle réunion. Personne n’y manque… Alors Joffre prend le revolver d’un lieutenant de gendarmerie, parcourt les rangs et exécute le coupable.
Chez des amis anglais, après déjeuner, je voyais de récents numéros du Times. Chacun d’eux publie les 4.000 noms des gradés et soldats mis quotidiennement hors de combat dans la Somme. Chez nous, rien. La censure interdit même de publier le chiffre global des pertes depuis le début de la guerre. Elle a échoppé un récent article de revue qui parlait de 500.000 morts. Ce chiffre était pourtant bien au-dessous de la vérité, puisqu’au Comité secret de juillet dernier, on avoua 650.000 morts.
Voici encore un trait qui marque la différence de procédés des deux peuples. On a donné à Londres, puis à Paris, un film de l’offensive anglaise dans la Somme. Mais, à Paris, la censure cinématographique a supprimé deux épisodes respectés à Londres : celui où l’artillerie passe sur ses propres morts : et celui où des soldats sortent en riant de la tranchée, pour l’assaut, et retombent aussitôt, tués ou blessés. Toujours le même parti pris de cacher l’horreur de la guerre, de la montrer agréable, héroïque et pimpante, de permettre aux chauvins une jubilation sans remords, sans ombre et sans fin.
L’autorité militaire annonce que les soldats auront désormais « trois permissions par an ». Aveu ingénu… Cette formule « par an », ne signifie-t-elle pas que la guerre doit durer des années, qu’elle s’installe ?