Calmann Lévy (p. 30-47).
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IV


Château de Louvercy. — 6 juin.


Mon rêve est accompli ; il y a une tour du Nord… et même j’y suis logée ! — C’est admirable !

Mais procédons par ordre. Nous sommes arrivées cette après-midi, ma grand’mère et moi. En descendant du wagon, nous avons aperçu d’abord l’aveugle et son flageolet, puis madame de Louvercy et Cécile dans un landau découvert, puis deux jeunes cavaliers qui caracolaient dans la petite cour de la gare, en calmant de la voix et de la main leurs chevaux, que le sifflet de la locomotive avait un peu effarés. Sur un regard furtif de Cécile, j’ai reconnu les deux prétendants, et j’ai passé aussitôt une curieuse inspection de leurs personnes, pendant qu’ils me faisaient, à ce qu’il m’a paru, la même politesse. Ma première impression a été favorable. Ce sont deux physionomies rassurantes, gaies, ouvertes, deux figures d’honnêtes gens ; mon cœur s’est épanoui.

Nous roulions cependant sur la route blanche, au milieu d’un nuage de poussière, avec nos cavaliers d’escorte à chaque portière. Les pommiers normands et leurs bouquets de fleurs roses défilaient à droite et à gauche. Le ciel était d’un doux bleu d’opale. Cécile, dans une toilette couleur du ciel, rayonnait, me serrait les mains, lançait un sourire par-ci, un sourire par-là, pour maintenir la balance, et nous étions heureuses… Mon Dieu ! qu’il fait bon vivre quelquefois !

Je n’avais pas vu madame de Louvercy depuis plusieurs années. Elle a étonnamment vieilli. Ses cheveux sont devenus tout blancs, et encadrent, du reste, à merveille son beau visage douloureux. Elle a sous les yeux deux sillons bleuâtres que les larmes ont certainement creusés. Elle parle peu de ses chagrins, et le plus souvent par allusion. Je l’entendais, chemin faisant, conter à ma grand’mère comment le malheureux état de son fils l’avait absorbée longtemps tout entière ; mais elle avait dû se souvenir enfin que Cécile n’avait plus sa mère, et qu’elle avait aussi des devoirs envers elle. Tout cela était dit sur le ton d’une réserve extrême, sans appuyer, et avec un sourire de bon accueil, très-touchant sur ce fond d’inconsolable tristesse. La pauvre femme est d’autant plus à plaindre que son fils était charmant, dit-on, avant cette horrible blessure qui l’a mutilé, estropié et à moitié défiguré.

Le bruit des roues s’assourdit tout à coup sur le gazon et sur la mousse ; nous entrons dans l’avenue, sous un berceau de verdure au fond duquel j’aperçois la façade du château, élégante et sévère, style renaissance, je crois. — Voici la cour, qui est en même temps un jardin fleuri ; voici les cygnes, qui battent des ailes sur notre passage ; mesdames de Sauves et de Chagres, qui font flotter leurs mouchoirs sous la vérandah ; messieurs leurs maris, qui jettent leurs cigares, et qui agitent leurs chapeaux. C’est un triomphe. — Ils sont fort agréables à voir, ces deux jeunes ménages, et sentent bon.

L’instant d’après, Cécile nous installe, ma grand’mère et moi, dans notre appartement. Pendant que je secoue la poussière du voyage, elle m’interroge avec fièvre :

— Eh bien… dis vite ! À vol d’oiseau, comment les trouves-tu ?

— À vol d’oiseau, je les trouve bien, très-distingués.

— Vrai ? que je t’embrasse !… mais lequel préfères-tu… dis vite… le blond ou le brun ?… M. René ou M. Henri ?

— Je ne préfère jusqu’ici ni l’un ni l’autre… Et toi, ma mignonne ?…

— Ne t’ai-je pas écrit que je t’attendrais pour ressentir une préférence ?… tu me diras celui qui te plaît le mieux, et je le prendrai.

— Je t’assure, Cécile, que ta confiance m’écrase.

— Écoute, je vais te mettre à table entre ces deux messieurs… tu vas les étudier, les étudier à fond, tu entends ?… Je vais te dire ce que je désire savoir, — et sur quoi tu dois les examiner plus particulièrement, — et, après le dîner, tu me rendras compte du résultat… Eh bien, je désire savoir d’abord quel est celui des deux qui a pour moi l’attachement le plus vrai et le plus solide ; ensuite, — et ceci est très-important, — quel est celui qui a le meilleur caractère ; puis lequel est le plus intelligent et le plus instruit… car je veux un mari qui me fasse honneur ; puis lequel a l’âme la plus généreuse et la plus charitable… je tiens beaucoup à ce détail ; puis lequel aime le mieux à voyager, — ça, j’y tiens beaucoup aussi… ensuite lequel ?… Ne ris donc pas, Charlotte, c’est très-sérieux !

— Je ris, ma Cécile, parce que tu en demandes vraiment trop pour une seule séance… Enfin je m’appliquerai… je ferai de mon mieux.

Cécile me laisse alors avec ma femme de chambre, et je m’apprête pour le dîner. Je mets une toilette très-simple, une toilette de confidente : couleurs sombres, demi-corsage, un chiffon de dentelle dans les cheveux, à l’espagnole, une rose rouge piquée par-dessus… je ne fais pas peur, et cela suffit.

Il me reste encore avant le second coup de cloche le temps d’examiner mon installation. Elle dépasse mes espérances. C’est une chambre de princesse captive, tendue de vieilles tapisseries à verdure, grande, sombre, mystérieuse, et dont les fenêtres ont des embrasures profondes comme des chapelles. Je suis, je l’ai dit, en pleine tour du Nord ; cette tour est un très-haut pavillon carré d’une mine féodale et d’une date beaucoup plus ancienne que le reste du château, dont il forme l’aile droite. Il est spécialement consacré à l’habitation de M. Roger de Louvercy, qui peut plus aisément y satisfaire ses goûts de retraite et d’isolement. On a même élevé depuis quelque temps une grille transversale masquée d’une palissade qui sert pour ainsi dire de frontière entre la tour et le château, et qui permet à ce malheureux jeune homme de vivre complétement à l’écart quand cela lui convient ; cela lui convient toutes les fois qu’il y a des étrangers chez sa mère, car il a la triste manie de se croire pour tout le monde, excepté pour sa mère, un objet d’horreur et de dégoût. — Quelques bâtiments récemment construits lui composent une cour particulière où il a ses écuries et son chenil, et qui lui donne une sortie sur la campagne. Il peut ainsi aller et venir sans traverser la cour principale.

M. Roger occupe les appartements du rez-de-chaussée, et nous sommes logées, ma grand’mère et moi, au premier étage ; nous avons été admises, m’a dit Cécile, dans ce lieu sacré, comme étant les personnes les plus tranquilles de la société. Nous sommes, d’ailleurs, en communication avec le château par des corridors ménagés à chaque étage, et nous pouvons circuler librement sans être exposées à rencontrer M. de Louvercy. Cependant Cécile nous a prévenues qu’il montait quelquefois au second étage pour travailler dans la bibliothèque ; mais, a-t-elle ajouté, rien ne vous sera plus facile que de l’éviter… pauvre garçon !… vous entendrez sa béquille sur l’escalier !

Malgré cette recommandation, je m’étais promis secrètement, je l’avoue, de saisir un jour ou l’autre l’occasion d’apercevoir ce sombre disgracié ; ma curiosité a été dès cette première heure satisfaite et même punie, car ma compassion sympathique pour cette grande infortune a beaucoup de peine à se soutenir après ce que j’ai vu et surtout entendu. La fenêtre de mon cabinet de toilette s’ouvre sur la petite cour où sont les écuries réservées à l’usage particulier de M. de Louvercy. J’achevais de planter ma rose rouge dans ma dentelle, quand cette cour a subitement retenti d’un tumulte confus de piétinements, d’aboiements, d’appels, de cris impatients et, il faut bien le dire, d’épouvantables jurons. J’ai légèrement écarté le rideau, et j’ai entrevu deux énormes terre-neuves sautant aux naseaux d’un cheval qui était tout blanc de sueur et d’écume, puis une espèce de panier dog-cart, et, dans ce panier, M. de Louvercy, trop aisément reconnaissable à son bras et à sa jambe mutilés ; quant au visage, je n’ai guère distingué que deux longues moustaches blondes — et pendantes, à la tartare. M. de Louvercy appelait d’un ton de véritable furie deux domestiques qui sans doute ne l’attendaient pas sitôt, et qui accouraient éperdus. Il les a salués d’une nouvelle volée de paroles sauvages pendant qu’ils l’aidaient à descendre de son panier. J’avais vite refermé mon rideau, et je n’en ai pas vu davantage. J’étais navrée. Cette révolte me gâte son malheur. — Mon voisin, nous ne voisinerons guère !

Enfin nous voilà à table. Cécile m’a placée, suivant son programme, entre les deux jeunes rivaux. J’ai donc à ma droite M. de Valnesse le brun, et à ma gauche M. de Valnesse le blond, arrangement qui, par parenthèse, semble étonner passablement madame de Louvercy. Cécile s’est mise en face de nous pour mieux surveiller mes opérations. Elle est à côté du curé de Louvercy, qu’elle s’évertue à faire rire pendant qu’il boit. Elle rit elle-même de tout son cœur, tout en m’excitant de l’œil à m’acquitter de mon devoir. Elle pense évidemment que j’y apporte un peu de mollesse. La vérité est que je rencontre des difficultés imprévues : MM. de Valnesse sont fort polis l’un et l’autre ; mais ils ne se prêtent pas à mon enquête : ils me répondent à peine ; il y a je ne sais quoi qui les paralyse. Ils me regardent avec une sorte de stupeur inquiète ; ils paraissent très-préoccupés de la rose rouge que j’ai dans les cheveux. — Ce n’est pourtant pas de cela qu’il s’agit, mes bons messieurs.

À peine hors de la salle, Cécile me prend à part :

— Eh bien, qu’as-tu découvert ?

— J’ai découvert qu’ils sont timides… c’est déjà quelque chose.

— Timides !… s’est écriée Cécile, parce que tu ne les encourages pas assez… Il faut les encourager… si tu veux qu’ils s’apprivoisent et qu’ils s’épanchent !

Cela m’a paru raisonnable. Je les ai encouragés tout doucement, et, en effet, le café aidant, j’ai vu qu’ils s’apprivoisaient peu à peu. Ils ont chanté tous deux pour moi. Tous deux m’ont fait valser à plusieurs reprises, et, après chaque valse, je les gardais un moment auprès de moi pour jouir de leur conversation. Pendant ce temps-là, Cécile errait dans le salon avec des façons étranges, tantôt éclatant de rire sans motif, tantôt bousculant violemment la musique sur le piano. Tout à coup elle a disparu, et, après quelques minutes, craignant qu’elle ne fût souffrante, je me suis mise à sa recherche.

Je l’ai aperçue dans la cour du château à travers les demi-ténèbres du crépuscule : elle allait et venait d’un pas précipité comme quelqu’un qui fait sa réaction après le bain. Je me suis avancée : elle a feint de ne pas me voir et a continué sa promenade en me tournant le dos. — Je l’ai appelée :

— Cécile !

— Quoi ?

— Tu souffres ?

— Non !

— Eh bien, qu’est-ce qui arrive ?

— Rien !

Je l’ai regardée en face, et elle a repris :

— Mais non… rien !… rien du moins que je n’eusse dû prévoir, si j’avais un peu moins de candeur !… Dès que tu arrivais là… avec ta figure de déesse… il était bien clair que j’étais perdue !… Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas ta faute si tu es faite comme cela… je ne te reproche rien… c’est-à-dire… pardon ! tu pourrais te dispenser d’être coquette, ma chère… quand une femme est belle comme toi, si elle se met à être coquette par-dessus le marché… alors, bonsoir !… il n’y a plus rien de possible !

— Véritablement, Cécile, je ne sais pas si je dois rire ou me fâcher… Qu’est-ce que cela signifie ? Comment ! tu me pries, tu me repries et me supplies d’étudier ces deux jeunes gens…

— Eh bien, tu les étudies trop, ces deux jeunes gens… et ils t’étudient trop aussi !

— Enfin, quoi ?… veux-tu que je m’en retourne ?

Elle m’a saisi les mains :

— Oh ! non !…

Et, après une pause, en s’attendrissant :

— Je suis bête, n’est-ce pas ?…

Elle a jeté sa tête sur mon sein, et s’est mise à pleurer.

Je l’ai consolée comme on console les enfants, et elle a repris tout à coup avec sa vivacité et sa tendresse habituelles :

— Écoute… j’ai une idée superbe… tu choisiras pour toi celui qui te plaira le mieux, et je prendrai l’autre… Nous serons cousines, presque sœurs, ce sera délicieux… Il est juste, d’ailleurs, que tu choisisses avant moi, tu m’es supérieure à tous égards ! C’est très-juste… très-juste !

— Ma chérie, tu es la meilleure petite créature de la terre ; mais je n’accepte pas ta combinaison… et persuade-toi bien ceci : MM. de Valnesse ne sont et ne peuvent être pour moi que des prétendants à ta main : ce titre leur donne à mes yeux un caractère absolument sacré, et m’interdit jusqu’à l’ombre d’une arrière-pensée, d’une prétention personnelle, — qui me semblerait une offense grossière à la délicatesse et à l’amitié. — Me crois-tu ? es-tu rassurée ?

— Je te crois et je t’adore !… — Viens continuer tes études !

Nous sommes rentrées dans le salon, où j’ai continué mes études, mais plus modérément, puisque le zèle a ses dangers.

… Le vieux beffroi tinte… quel charme dans la nuit et dans les bois !…

— Grand Dieu ! deux heures du matin !

N’avez-vous pas de honte, mademoiselle ?