Calmann Lévy (p. 20-29).
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III


28 mai.


J’ai reçu ce matin de Cécile une lettre qui me présente le séjour de Louvercy sous des couleurs nouvelles, — moins sombres, mais peut-être moins attrayantes pour moi. — La voici textuellement :


« Château de Louvercy, 27 mai.


» Ma chérie, tu vas frémir… c’était un piège ! — À qui se fier désormais ?… mon père… ma tante… tous deux si généralement estimés, d’une existence jusqu’à ce jour irréprochable, s’unir tous deux dans un ténébreux complot contre une faible enfant !

» C’était lundi, — à cinq heures du soir. — J’arrive à la gare (où il y a par parenthèse un aveugle qui joue la Marseillaise sur son flageolet, — je te dis cela pour que tu t’arrêtes à cette gare-là, et pas à une autre) ; j’arrive donc à la gare, et je tombe dans les bras de ma tante : « Bonjour, ma bonne tante ! — Bonjour, ma nièce ! » Nous montons en voiture… Nous n’avions pas échangé quatre paroles que je sentais du micmac dans l’air… embarras de ma tante, langage mystérieux, mots couverts… — Il y a quelques personnes au château,… on a craint que je ne m’ennuyasse trop en attendant mon amie Charlotte… « Oh ! ma tante ; pouvez-vous croire ?… » On a réuni une petite société en rapport avec mon âge,… deux jeunes femmes parentes de feu M. de Louvercy, mesdames de Sauves et de Chagres… « Merci, ma tante. » Puis leurs deux maris… « Bravo, ma tante ! » Puis les deux frères de ces dames… deux jeunes gens fort bien… remarquablement bien… — (À part, avec trouble.) « Hem ! hem ! » — (Haut avec indifférence.) « Vraiment, ma tante ? — Et, dites-moi, avez-vous apporté de jolies toilettes, ma nièce ? — Ordinaires, ma tante… j’étais si loin de m’attendre à trouver du monde chez vous ! — À votre âge, il faut s’attendre un peu à tout, mon enfant !… »

» Saisis-tu, ma belle ? vois-tu poindre le complot ? vois-tu se dessiner le paysage ?

» Enfin nous entrons dans la cour du château ; il y a un bassin au milieu, avec des cygnes dedans et, sur les bords, mesdames de Sauves et de Chagres avec leurs maris et leurs remarquables frères formant un intéressant groupe de famille. Je salue, je rougis, je saute à terre, j’embrasse mesdames de Sauves et de Chagres, et je cours vite changer de robe, pendant que l’écho répète derrière moi : — « Elle est charmante !… elle est charmante !… elle est charmante ! »

» Mes soupçons, extraordinairement éveillés dès cette première heure, n’ont fait que se confirmer dans la soirée, le lendemain et les jours suivants. Le sinistre château de ma tante s’est transformé subitement : c’est un lieu de plaisance, une résidence enchantée, un théâtre de fêtes galantes et de tournois chevaleresques, — avec une vague odeur de fleurs d’oranger dans la coulisse. Promenades à pied le matin, cavalcades dans la journée, danses et charades le soir. Personnellement je suis gâtée, choyée, idolâtrée. Mes goûts, mes moindres désirs sont compris, devinés, comblés, avant que je les exprime. C’est une émulation touchante… Je souhaite secrètement un bouquet de camellias ? — le voilà ! — un sac de chez Boissier ? — le voici ! — une perruche feu ? — voilà une perruche feu ! — une cage dorée pour la mettre ? — voici la cage ! — la lune ? — voici la lune !

» Tu vois, ma chérie, combien les circonstances sont graves… plus l’ombre d’un doute ! ma perfide tante et mon coupable père ont résolu de me marier toute vive. Il y a deux prétendants entre lesquels je suis mise en demeure de choisir. Permets-moi de te les présenter. — Mesdames de Sauves et de Chagres ont donc chacune un frère, et ces deux jeunes gens, qui sont cousins, portent le même nom de famille, — MM. René et Henri de Valnesse. C’est ici le cas de me rappeler ces parallèles historiques dans lesquels tu excellais au couvent (entre Charles Quint et François Ier, par exemple, te souviens-tu ? — « Si l’un était plus habile politique, l’autre était plus vaillant guerrier, » et cætera). Pour appliquer à MM. de Valnesse ce procédé de rhétorique, je te dirai que, si l’un est brun, l’autre est blond, — que, si l’un fait usage d’un pince-nez, l’autre se sert d’un monocle, — que l’un chante des romances sentimentales qui me font pleurer, et l’autre des chansonnettes comiques qui me font rire ; que tous deux ont également bonne mine à pied et à cheval ; qu’ils sont tous deux beaux valseurs, causeurs aimables, parfaitement élevés, d’une fortune à peu près égale, et tous deux, si j’en crois certaines apparences, également disposés à mettre cette fortune aux pieds de l’innocente personne qui t’écrit ces lignes.

» Tu me diras : — Ton choix est-il fait ? — Non, ma divine, mon choix n’est pas fait. Ils me plaisent à peu près au même degré, et, comme je ne puis les épouser tous les deux, j’attends la sage Charlotte pour prendre ses conseils et pour ressentir une préférence. Ton choix sera mon choix, et ton dieu sera mon dieu ! — Arrive donc, ô ma chérie, sans aucun retard, car tout cela est terrible, et tu comprends qu’il y aurait peu d’humanité à laisser longtemps dans une situation aussi violente la plus tendre des amies.

» CÉCILE DE STÈLE.

» Post-scriptum. — Pendant tout cela, mon pauvre cousin Roger, sombre et farouche, se tient dans sa tour, et n’en sort guère que pour courir les champs dans un panier auquel il attelle des chevaux vicieux. Ma tante prétend qu’il les choisit exprès et qu’il veut se tuer… Bien triste, n’est-ce pas ? — Bonjour, chérie ; viens vite ! »


Cette lettre m’a beaucoup troublée. Cécile est presque une sœur pour moi. Quoique nous soyons du même âge, il y a toujours eu dans l’affection que je lui porte une petite nuance maternelle. Le grand événement qui se prépare pour elle me remplit d’émotion, de joie et aussi d’inquiétude. Je voudrais tant qu’elle fût heureuse ! elle mérite tant de l’être, la chère fille ! C’est une nature si attachante, si gracieuse, si sincère ! Une tête un peu folle, mais un cœur sain et pur, toujours prêt au dévouement, toujours prompt au repentir. Il y a en elle, comme elle aime à le répéter, de l’ange et du diable, mais surtout de l’ange. Cette légère, vive et tendre créature a besoin, il me semble, plus que toute autre femme, d’être bien mariée, bien aimée et bien guidée.

Aussi je m’effraye beaucoup de la responsabilité que son aimable confiance m’impose. Je suis bien jeune et bien inexpérimentée pour diriger le choix duquel sa destinée va dépendre. J’y mettrai du moins tout mon zèle et toute ma conscience. Il me semble que je serai plus difficile pour elle que je ne le serais pour moi-même. MM. de Valnesse n’ont qu’à bien se tenir… Voici venir l’archange à l’épée flamboyante qui veille aux portes du paradis.