Calmann Lévy (p. 12-19).
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II


20 mai.


J’étais hier dans mon boudoir, tourmentant mon piano et perfectionnant mes vocalises, quand Cécile de Stèle, mon amie d’enfance et ma plus chère camarade de couvent, entra comme un tourbillon, suivant sa coutume, me prit les mains, me présenta ses deux fossettes roses et me dit de sa voix brève et ardente :

— Charlotte, es-tu toujours ma sœur chérie, mon guide, mon soutien, ma petite mère spirituelle, mon cœur d’or et ma tour d’ivoire ?

— Pourquoi cette litanie, ma mignonne ?

— Parce que tu peux me rendre un service immense… Imagine-toi que mon père s’en va…

— Le général quitte Paris ?

— Oh ! pour quelques semaines seulement. Il va faire une tournée d’inspection en province ;… pendant ce temps-là, il m’envoie à la campagne, — dans l’Eure, — chez ma tante de Louvercy… au fond des bois… Ma tante de Louvercy est la meilleure des femmes, mais elle vit seule… là… dans son vieux château, avec son fils,… mon cousin Roger, tu sais ?… qui est à moitié fou depuis qu’il a été si affreusement blessé pendant la guerre… Il n’a plus de bras… plus de jambes… plus figure humaine. Pauvre garçon ! ça fait la plus grande pitié… mais, enfin, tu juges quel intérieur ! — Aussi j’ai dit à mon père : « Mon père, j’irai… mais c’est l’exil, c’est le désespoir, c’est la mort… à moins que vous ne me permettiez d’emmener Charlotte d’Erra… — Emmène Charlotte d’Erra, m’a dit mon père… » Et alors je t’emmène !

— Mais, ma chère petite…

— Oh ! ne dis pas non, je t’en prie… ou j’expire à tes pieds !… Fais-moi ce sacrifice… Qui sait, d’ailleurs ? nous ne nous ennuierons peut-être pas… à nous deux, nous nous en tirerons… nous monterons à cheval, nous jouerons à quatre mains… et puis, enfin, il y a bien quelques voisins par-là autour… Eh bien, ma chère, nous leur ferons tourner la tête,… toi avec ton insolente beauté, moi avec mes petites facultés, — avec ce je ne sais quoi qui m’est propre, et qu’on appelle communément — du chien !

Je fronçai mes noirs sourcils, et de mon contralto le plus grave :

— Comment dis-tu cela, Cécile ?

Elle se dressa sur ses pointes d’un air de bravade, et, me montrant ses petites dents aiguës, elle répéta :

Du chien !

— Qui est-ce qui t’apprend cet argot-là ?

— Mon père, dit-elle.

— Eh bien, ta mère gronderait ton père, si elle vivait.

Elle me regarda fixement avec ses grands yeux clairs, qui s’emplirent de larmes ; elle me baisa les mains, et reprit à demi-voix d’un ton suppliant :

— Tu viens, n’est-ce pas ?

— Mais, ma chérie, je ne peux pas quitter ma grand’mère !

— Ta grand’mère ? je l’emmène aussi ! j’ai pensé à tout ; j’ai écrit à ma tante, et voici, de sa main, une invitation des plus pressantes pour ta grand’mère… Conduis-moi chez elle.

Deux minutes après, Cécile se précipitait dans le salon en poussant brusquement la porte ; ma grand’mère, qui s’effraye du moindre bruit, tressaillit entre ses trois paravents.

— Ah ! mon Dieu ! il y a un malheur… je parie qu’il y a un malheur !… voyons, dites-le tout de suite… qu’est-ce qu’il y a ?… qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est une lettre de ma tante de Louvercy, madame.

— Oh ! pauvre madame de Louvercy ! pauvre femme !… comment va-t-elle ?… comme elle est éprouvée !… et son pauvre fils !… ah ! mon Dieu ! les pauvres gens !… Eh bien, qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Si vous avez la bonté de lire, madame…

Ma chère grand’mère lut la lettre, et prit un air soucieux ; quand elle releva les yeux, elle vit Cécile agenouillée à ses pieds sur le tapis, les mains jointes, et tendant vers elle son joli visage et ses deux fossettes.

— Vraiment ?… voyez-vous cela ? dit ma grand’mère, ardez le beau museau !

— Vous voulez bien, madame ? dit Cécile.

— Mon Dieu ! ma chère petite, reprit ma grand’mère en lui baisant le front, je vous dirai qu’en thèse générale je n’aime pas follement les déplacements… je les ai même en profonde horreur… Mais, d’une part, je vois que c’est une petite fête arrangée entre Charlotte et vous… d’autre part, madame de Louvercy m’adresse un appel si tendre, si chaleureux… elle m’inspire, d’ailleurs, tant de compassion, pauvre femme !… Cependant, entendons-nous bien, ma gracieuse… quant à me déplacer, j’aime assez à faire une installation un peu sérieuse. Aller quelque part pour entrer et pour sortir, pour défaire mes malles et pour les refaire sans respirer… non, cela, non ! je ne voudrais certainement pas m’imposer à madame votre tante, mais, enfin, voyons… cette invitation, pour combien de temps ?

— Madame, pour le temps qu’il vous plaira… six semaines… deux mois…

— Ah ! bon !… c’est même trop ! dit ma grand’mère.

Bref, il a été convenu que nous irions, dans une dizaine de jours, la comtesse d’Erra et moi, rejoindre à Louvercy mon amie Cécile, qui est partie dès hier. Dix jours nous suffiront à peine pour effectuer nos préparatifs, qui sont considérables ; on en jugera par ce simple détail que ma grand’mère emporte ses trois paravents, afin de conjurer les courants d’air qui doivent faire rage, dit-elle, dans ce vieux château. Je surveille avec mon calme trompeur ces étonnants emballages, tout en rêvant secrètement de beffroi, de tour du Nord, de galeries pleines d’ancêtres et de fantômes, et aussi de ce pauvre mutilé à demi fou, qui mêle sans doute ses plaintes aux gémissements du vent dans les longs corridors. — Tout cela, hélas ! m’enchante.