Calmann Lévy (p. 1-11).
II  ►


PREMIÈRE PARTIE



I


Mai 1872.


Quand j’étais au couvent, mes notes trimestrielles se terminaient presque invariablement par cette définition de ma personne morale : « Heureux caractère ; esprit sage ; gravité au-dessus de son âge ; nature bien équilibrée. Cependant conscience un peu inquiète. »

— « Conscience un peu inquiète, » — je ne dis pas non. Pour le reste, j’en demande bien pardon à ces dames, mais c’est tout à fait le contraire. Puisque mes chères maîtresses s’y sont méprises, il n’est pas étonnant que le monde s’y trompe de même. Je me figure que mon apparence extérieure est la cause de ces faux jugements. Je suis très-brune et pâle ; mon visage, d’une correction ennuyeuse, est aussi sévère que peut l’être un jeune visage féminin. Une myopie assez prononcée prête une expression d’indifférence endormie à mes yeux noirs (dont l’éclat, sans cette fâcheuse circonstance, serait certainement insoutenable). De plus, j’ai naturellement une manière tranquille de parler, de marcher, de m’asseoir et de ne pas faire de bruit, qui achève de donner à l’observateur l’illusion d’une sérénité impassible. Je n’ai aucun désir et je n’ai aucun moyen de redresser à cet égard l’opinion publique abusée, et, jusqu’à nouvel ordre, mon livre à serrure saura seul que cette grave, sage et bien équilibrée Charlotte est au fond une jeune personne excessivement romanesque et passionnée.

Et voilà précisément pourquoi j’inaugure si tard ce magnifique livre à serrure, acheté d’enthousiasme trois jours après ma sortie du couvent, et qui attend depuis trois ans mes premières confidences. Vingt fois je me suis assise devant ces pages blanches, brûlant — comme le barbier du roi Midas — de leur livrer mon secret ; vingt fois ma « conscience inquiète » m’a fait jeter la plume. Elle me disait, cette conscience, que j’allais entreprendre une chose imprudente et mauvaise ; que l’habitude de tenir registre de mes impressions, de raffiner mes sentiments, de caresser mes rêves et de leur donner un corps aurait une conséquence inévitable : celle d’exalter en moi ce fonds romanesque et passionné qui est une disposition dangereuse chez une femme, qui pouvait être fatal au repos et à la dignité de ma vie, et que je devais bien plutôt m’efforcer sans cesse d’assoupir et d’éteindre.

Quelques paroles que ma chère grand’mère a dites ce soir m’ont enlevé, Dieu merci, ces scrupules. — Nous avions eu quelques personnes à dîner. On a joué ensuite au jeu du secrétaire : on écrivait des questions sur des bulletins ; on pliait les bulletins, et on les brouillait dans une corbeille ; chacun devait prendre une question au hasard et y répondre tant bien que mal. Mais un de nos hôtes, un jeune député qui se pique de profondeur, s’arrangeait toujours de façon à se réserver sa propre question afin d’y répondre avec plus d’éclat. Il s’était donc demandé à lui-même : « Qu’est-ce qu’une femme de devoir ? » J’étais chargée de dépouiller les bulletins, et je lus en même temps sa question et sa réponse, qui était ainsi conçue : — « Une femme de devoir est une femme qui ne cherche pas de romans dans la vie, — car il n’y en a pas de bons ; — qui n’y cherche pas la poésie, — car le devoir n’est pas poétique ; — qui n’y cherche pas la passion, — car la passion n’est que le nom poli du vice. »

Un concert de murmures flatteurs, dans lequel j’avais la lâcheté de faire ma partie, a salué cette belle sentence, pendant que l’auteur trahissait son incognito par un modeste sourire. Il a été toutefois troublé dans son triomphe par une exclamation de ma grand’mère, qui avait suspendu brusquement son travail de filet :

— Oh ! oh ! pardon ! s’est-elle écriée, je ne laisserai pas passer de pareilles hérésies devant ces jeunes femmes ! — Sous prétexte d’en faire des femmes de devoir, est-ce que vous voulez en faire des sottes, jeune puritain ?… D’abord je ne comprends pas cette manie qu’on a d’opposer toujours la passion au devoir, — la passion par-ci… le devoir par-là, — comme si l’un était nécessairement le contraire de l’autre… Mais on peut mettre la passion dans le devoir… et non-seulement on le peut, mais on le doit… et je vous dirai même, mon cher monsieur, que c’est là le secret de la vie des honnêtes femmes… car le devoir tout seul est bien sec, je vous assure !… Vous dites qu’il n’est pas poétique ?… c’est parfaitement mon avis ; — mais il faut qu’il le devienne pour qu’on ait du plaisir à le pratiquer… et c’est précisément à poétiser le vulgaire devoir que nous servent ces dispositions romanesques contre lesquelles vous lancez l’anathème ! — Si vous vous mariez jamais, essayez donc d’épouser une femme qui ne soit pas romanesque, et vous verrez ce qui arrivera !

— Qu’est-ce qui arrivera ? a dit le jeune député.

— Eh bien, il arrivera que tout lui paraîtra plat et insipide dans la vie… son mari d’abord, — veuillez m’excuser ! — puis son foyer, ses enfants, sa religion même !… Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas contre les idées romanesques qu’il faut mettre en garde la génération présente, mon bon monsieur, je vous assure… le danger n’est pas là pour le moment… Nous ne périssons pas par l’enthousiasme, nous périssons par la platitude… Mais, pour en revenir à notre humble sexe, qui est seul en question, voyez donc les femmes dont on parle à Paris, — je dis celles dont on parle trop, — est-ce leur imagination poétique qui les perd ? est-ce la recherche de l’idéal qui les égare ? Eh ! Seigneur ! ce sont, pour les trois quarts, les cervelles les plus vides et les imaginations les plus stériles de la création !… Mesdames et mesdemoiselles, a ajouté ma grand’mère, croyez-moi, — ne vous gênez pas !… soyez enthousiastes, soyez romanesques tout à votre aise… Tâchez d’avoir un grain de poésie dans la tête, — vous en serez plus facilement honnêtes et plus sûrement heureuses… Le sentiment poétique au foyer d’une femme, c’est la musique et l’encens dans une église… c’est le charme dans le bien !

Ainsi a parlé ma chère grand’mère, — que Dieu la bénisse ! — et voilà pourquoi j’ouvre enfin, à l’heure de minuit et dans la paix de ma conscience, mon précieux livre à serrure, voilà pourquoi j’ose me dire en face à moi-même : — Bonsoir, romanesque et passionnée Charlotte !