Le Journal d’une femme/I/V
V
Le mouvement est-il synonyme du plaisir ? et suffit-il de s’agiter pour s’amuser ? En ce cas je m’amuse trop. — « Que faisons-nous ce matin ? que faisons-nous cette après-midi ? que faisons-nous ce soir ? » — C’est le refrain de la maison… et nous voilà partis à pied, à cheval, en voiture, ne regardant rien, brûlant tout, avec un entrain, des rires, des grelots, qui nous accompagnent au retour, qui se mettent à table avec nous, dansent avec nous, chantent avec nous, et ne nous quittent pas même dans les corridors.
Ce matin, de bonne heure, j’ai voulu me donner le rafraîchissement d’une promenade solitaire dans le parc, en bonne fortune avec moi-même. Je descendais de ma tour à pas de loup, et j’étais à peu près au milieu de l’escalier, quand subitement un bruit sec, martelant les marches au-dessous de moi, m’a avertie de l’approche de M. de Louvercy, qui se rendait apparemment à la bibliothèque. Je me suis arrêtée toute saisie… J’allais bravement tourner le dos et me sauver dans ma chambre… Il n’était plus temps ! nous étions face à face, M. Roger et moi. En m’apercevant là tout à coup, il a pâli comme s’il se fût trouvé en présence d’un spectre : il a fait un geste embarrassé comme pour saluer, et, dans son trouble, il a laissé échapper sa malheureuse béquille, qui a roulé dans l’escalier. Je ne puis rendre l’expression de profonde détresse dont son pauvre visage s’est alors empreint : c’était un mélange de douleur, d’humiliation et de colère. Il tenait fortement la rampe de sa main droite, tandis que son bras gauche mutilé et sa jambe rétractée demeuraient en l’air sans soutien. J’ai descendu à la hâte quelques marches, j’ai ramassé sa béquille, je suis remontée vivement, et je l’ai replacée sous son bras. Il a fixé sur moi son œil d’un bleu sombre, et m’a dit simplement d’une voix basse et grave :
— Je vous remercie !
Puis il a continué son chemin, et moi le mien.
Cette petite scène m’a un peu remise avec lui. D’abord je lui ai su un gré infini de vouloir bien m’épargner les bordées soldatesques dont il paraît si prodigue ; ensuite, malgré l’antipathie involontaire que m’inspirent en général les êtres difformes, je suis loin de le trouver aussi repoussant que Cécile me l’avait dépeint. Il est manchot, et il a une jambe raccourcie et comme paralysée ; mais le visage est beau et pur, et la légère balafre qu’il a sur le front ne le défigure pas. Il a bien, à la vérité, un air sauvage et un peu égaré, mais qui doit tenir surtout à l’état inculte de sa chevelure et de ses longues, trop longues moustaches.
J’entrais dans le parc, quand Cécile m’a aperçue de sa fenêtre ; trois minutes après, elle foulait l’herbe à mes côtés en sautillant comme un oiseau. Je lui ai conté ma rencontre avec son cousin.
— Ah ! mon Dieu ! comme il a dû jurer !
— Pas du tout.
— Tu m’étonnes. — Au fait, il est de bonne humeur aujourd’hui : il attend son ami ce soir.
— Quel ami ?
— Le commandant d’Éblis, tu sais ?
— Non, je ne sais pas… qui est-ce ?
— Je croyais te l’avoir dit… c’est lui qui a sauvé Roger à Coulmiers… Ils étaient très-liés depuis longtemps, depuis Saint-Cyr… Au moment où ce pauvre Roger venait d’être fracassé par cet obus, M. d’Éblis l’a enlevé dans ses bras, comme un enfant, au milieu du feu, et sous les pieds des chevaux… c’est très-beau ! — et depuis il n’a pas cessé d’être parfait pour lui. Il a même trouvé moyen de le rattacher à la vie en lui persuadant d’écrire l’histoire de cette affreuse guerre… Ils s’occupent de cela ensemble… M. d’Éblis vient le voir souvent… Il lui apporte tous les documents qui peuvent lui être utiles pour son travail… il est lui-même très-instruit, très-savant… chef d’escadron d’état-major à trente ans… c’est très-joli !
— Mais dis-moi donc, ma chérie, est-ce que ce ne serait pas un troisième larron, ce monsieur-là ?
— M. d’Éblis ? s’est écriée Cécile. Ah ! grand Dieu ! ma chère, autant épouser Croquemitaine !… Il est sévère… il est terrible !… Je l’aime pourtant assez à cause de sa conduite avec Roger… Nous nous sommes, du reste, à peine entrevus deux ou trois fois… Il paraît me regarder comme un bébé, et, moi, je le regarde comme un père !
— Mais parlons sérieusement, Charlotte : ne penses-tu pas qu’il serait temps de me décider entre MM. de Valnesse ?
— Rien ne presse, il me semble.
— Je te demande pardon !
— Ta situation entre ces deux messieurs n’a rien de désagréable.
— Vraiment… tu crois cela ?… et mon cœur… mon faible cœur, qu’en fais-tu ?
— Il a parlé ?
— Non… mais il est impatient de parler… il brûle de parler… donne-lui la parole !
J’ai vu pourtant qu’elle n’y tenait pas autrement. J’ai répondu par je ne sais quelle plaisanterie, et nous sommes rentrées au château, où la cloche du déjeuner nous rappelait.
La vérité est que le choix entre les deux candidats me semble fort difficile. Le résultat de mes observations et de mes informations à leur égard continue d’être à la fois satisfaisant et embarrassant : satisfaisant, parce qu’ils sont doués tous les deux de qualités précieuses ; embarrassant, parce que ces qualités me paraissent à peu près égales chez l’un et chez l’autre. Il y a même dans leur genre d’esprit, dans le tour de leur caractère et dans leur personne physique des traits de ressemblance qui s’expliquent d’ailleurs suffisamment par leur très-proche parenté. En somme, je crois qu’ils sont tous deux de la meilleure espèce de jeunes gens qu’il y ait. Ce sont deux bons enfants, qui ont de jolis goûts et d’aimables talents, une intelligence un peu ordinaire, mais honorable, des sentiments élevés, une grande délicatesse de point d’honneur. Ils supportent leur rivalité et leurs prétentions mutuelles avec une courtoisie chevaleresque qui fait plaisir.
… Mon Dieu ! j’aime tant Cécile que j’aurais souhaité pour elle un mari absolument parfait, une exception, une élite exquise. Mais serait-il sage de poursuivre un idéal, qui peut-être n’existe pas, quand on a sous la main un à peu près déjà si rare, et qu’on ne retrouverait peut-être jamais ? Un homme tout à fait supérieur n’a-t-il pas presque toujours, autant que je puis le présumer, des défauts de caractère égaux à ses facultés, et qui sont comme l’envers de ses mérites ? N’y a-t-il pas en réalité plus de garanties de bonheur pour une femme dans cette honnête moyenne que MM. de Valnesse représentent avec grâce et avec distinction ?
Ma « conscience inquiète » se torture pour résoudre ces grosses questions, qui intéressent une si chère destinée. — Mais j’admire véritablement la singulière tranquillité d’âme avec laquelle Cécile — quoi qu’elle en dise — attend mon arrêt pour prononcer le sien. Je ne me suis jamais, pour mon compte, trouvée à pareille fête ; mais je me figure que j’y apporterais moins de calme et plus de détermination personnelle… Enfin, nous verrons bien !