Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 386-405).


CHAPITRE XXXII.

L’ÉVASION.


Pendant les ennuyeuses soirées d’hiver, assieds-toi près du feu, avec de bonnes vieilles gens, et fais-toi raconter par eux les histoires des âges funestes depuis long-temps passés ; puis, avant de leur souhaiter le bonsoir pour leur payer tous ces récits douloureux, tu leur raconteras, toi, ma chute déplorable.
Shakspeare. Richard II.


Le destin du malheureux prince d’Écosse avait été bien différent de ce qu’on rapportait publiquement dans la ville de Falkland. Son oncle ambitieux avait résolu sa mort comme un moyen de renverser la première et la plus redoutable barrière qui s’élevait entre sa propre famille et le trône. Jacques, second fils du roi, n’était qu’un enfant dont on aurait le temps de se débarrasser à loisir. Les vues d’élévation de Ramorny et le ressentiment qu’il avait conçu contre son maître, en avaient fait un agent zélé pour la destruction du jeune Rothsay. La cupidité de Dwining, et sa méchanceté naturelle l’y rendaient bien disposé. Il avait été résolu, avec la plus froide et la plus prudente cruauté, qu’on éviterait soigneusement tous les moyens qui laisseraient des traces de violence, et qu’on laisserait la vie s’éteindre d’elle-même, par l’action des privations de toute espèce sur une constitution fragile et affaiblie. Le prince d’Écosse ne devait pas être assassiné, comme Ramorny l’avait dit dans une autre occasion… il devait seulement cesser de vivre.

La chambre à coucher de Rothsay, dans le château de Falkland, convenait parfaitement à l’exécution de cet horrible projet. Un petit escalier étroit, dont on connaissait à peine l’existence, communiquait, par une trappe, de cette chambre dans les cachots souterrains du château, où l’on pénétrait à l’aide d’un passage dont se servait le seigneur féodal pour visiter les habitants de ces misérables régions. Ce fut par cet escalier que les scélérats descendirent le prince plongé dans un profond sommeil, dans le souterrain le plus profond du château, et creusé si avant dans les entrailles de la terre, que ni cris ni gémissements ne pouvaient se faire entendre au-dehors ; d’ailleurs la solidité de la porte et les serrures auraient fait une longue résistance quand on aurait pu parvenir à en découvrir l’entrée. Bonthron, qui avait été sauvé de la potence dans ce dessein, était l’instrument volontaire de l’horrible trahison de Ramorny contre le prince qu’il avait égaré par ses conseils.

Ce misérable retourna au cachot au moment où la léthargie du prince commençait à se dissiper, et où, revenant à lui-même, il se sentait pénétré d’un froid mortel, incapable de faire un mouvement, et chargé de chaînes qui lui permettaient à peine de se remuer sur le lit de paille où il était étendu. Sa première idée fut qu’il faisait un rêve terrible… la seconde fut un sentiment confus de la vérité. Il appela, cria… poussa des hurlements frénétiques ; mais aucun secours n’arriva, et la voûte du cachot répondit seule à ses cris. L’infernal Bonthron entendit ces vociférations du désespoir, et il les accepta comme un dédommagement des sarcasmes et des invectives par lesquelles Rothsay avait exprimé son aversion naturelle contre lui. Quand le malheureux jeune homme, épuisé et sans espérance, garda enfin le silence, le scélérat résolut de se présenter aux yeux de son prisonnier ; les verrous furent tirés, la porte s’ouvrit. Le prince se leva autant que ses fers le lui permettaient… Une lumière rougeâtre, qui le força de fermer les yeux, pénétra sous la voûte ; et, quand il les rouvrit, il aperçut l’horrible figure d’un homme qu’il avait tout lieu de croire mort. Il tomba à la renverse saisi d’horreur. « Je suis jugé et condamné, s’écria-t-il, et le plus affreux démon a été envoyé pour me tourmenter. — Je suis vivant, milord, dit Bonthron ; et pour que vous puissiez vivre et que vous jouissiez de la vie, veuillez bien vous asseoir et prendre quelque nourriture. — Délivre-moi de ces fers, dit le prince… tire-moi de ce cachot, et quoique tu ne sois qu’un misérable chien, je ferai de toi l’homme le plus riche de l’Écosse. — Quand vous me donneriez en or le poids de vos fers, j’aimerais mieux voir les chaînes autour de vous que de posséder moi-même le trésor !… Mais regardez… vous aviez coutume d’aimer la bonne chère… voyez ce que j’ai préparé pour vous. » Le scélérat, avec un sourire infernal, ouvrit une pièce de cuir qui recouvrait un paquet placé sous son bras, et, faisant passer et repasser sa lumière sur cet objet, il fit voir au malheureux prince une tête de bœuf récemment séparée du corps, ce qui est regardé en Écosse comme un signe de mort certaine. Il la plaça au pied du lit ou plutôt de la litière sur laquelle le prince était couché. « Ménagez votre pitance, dit-il ; probablement il se passera bien du temps avant que vous fassiez un autre repas. — Dites-moi un mot seulement, misérable ! s’écria le prince ; Ramorny connaît-il cette trahison ? — Comment sans cela eût-on pu vous apporter ici ? Pauvre bécasse, vous voilà pris au piège ! » répondit le meurtrier. En parlant ainsi, il referma la porte, les verrous retentirent, et le malheureux prince resta dans l’obscurité, seul, en proie au désespoir. « mon père !… mon père, vous fûtes prophète !… le bâton sur lequel je m’appuyais est devenu un javelot !… » Nous ne nous étendrons pas sur les heures, sur les jours qu’il passa ensuite en proie aux tourments du corps et aux angoisses de l’esprit.

Mais la volonté du ciel n’était pas qu’un si grand crime fût commis impunément.

Catherine Glover et la chanteuse, quoique négligées par les autres habitants du château, qui semblaient occupés uniquement de recueillir des nouvelles sur la maladie du prince, ne purent cependant obtenir la permission de quitter le château, jusqu’à ce qu’on eût vu comment se terminerait cette maladie alarmante, et si elle était véritablement contagieuse. Condamnées à la société l’une de l’autre, ces deux malheureuses femmes devinrent compagnes, sinon amies, et leur union devint plus intime quand Catherine eut découvert que c’était la même jeune fille au sujet de laquelle Henri Smith avait encouru son déplaisir. Elle écouta alors la complète justification de son amant, et entendit avec bonheur les louanges que Louise prodiguait à son généreux protecteur. D’un autre côté, la chanteuse, qui sentait la supériorité du rang et du caractère de Catherine, revenait avec plaisir sur un sujet qui paraissait lui plaire, et elle consacrait le souvenir de sa reconnaissance dans la petite ballade de Vaillant et fidèle, qui fut longtemps populaire parmi les Écossais :

Oui, le brave Écossais, vrai sous son bonnet bleu,
Jamais de l’ennemi n’a redouté le feu ;
Son cœur d’un cœur guerrier fut toujours le modèle,
Son bras à son épée est constamment fidèle.
Courez de la Bretagne au pays de l’Hébreu,
Mais vive encor pour moi, vive le bonnet bleu !
De l’Allemand j’ai vu s’exercer la vaillance.
J’ai vu se déployer des chevaliers de France
La valeur sans rivale et riche en beaux exploits,
L’Anglais brandir l’épée et vider son carquois ;
Que le Français, l’Anglais l’emportent à vos yeux :
Vivent toujours pour moi, vivent les bonnets bleus !

En un mot, quoique la profession peu honorable de Louise eût été, en toute autre circonstance, un motif qui eût empêché Catherine d’en faire volontairement sa compagne, cependant forcée de vivre avec la jeune musicienne, la Jolie Fille de Perth trouvait en elle une compagne modeste et prévenante.

Elles vécurent de la sorte quatre à cinq jours, et afin d’éviter autant que possible les regards, et peut-être les propos grossiers des domestiques à l’office, elles préparaient leurs repas dans leur propre appartement. Cependant il y avait des relations absolument nécessaires avec les domestiques ; et Louise plus accoutumée aux expédients, plus hardie par nécessité, et désirant surtout plaire à Catherine, Louise se chargeait de demander à l’intendant les vivres indispensables, et de les apprêter avec l’adresse naturelle à ses compatriotes.

La chanteuse était sortie dans ce dessein le sixième jour, un peu avant midi ; le désir de respirer un air frais, l’espoir de trouver quelques herbes potagères, ou au moins une ou deux fleurs printanières pour en décorer leur table, la conduisit dans le petit jardin dépendant du château. Elle rentra dans l’appartement qu’elle occupait avec sa compagne, le visage pâle comme la mort, et agitée comme la feuille du tremble. Sa terreur se communiqua aussitôt à Catherine, qui pouvait à peine trouver des paroles pour lui demander quels malheurs étaient arrivés.

Le duc de Rothsay est-il mort ?

— Pire que cela ! on le fait mourir de faim. — Vous êtes folle, Louise. — Non, non, non, non, » répondit-elle sans prendre haleine, et entassant les mots les uns sur les autres avec tant de rapidité, que Catherine pouvait à peine les comprendre. « J’étais allée chercher des fleurs pour orner la table, parce que vous aviez dit hier que vous les aimiez… mon pauvre petit chien s’enfonça dans un buisson d’ifs et de houx qui croissent sur de vieilles ruines près des murs du château, et il revint à moi en jappant et en grognant. Je m’avançai pour voir quelle en pouvait être la cause, et j’entendis un gémissement, comme celui d’un homme à l’agonie, mais si faible qu’il semblait sortir des entrailles même de la terre ; enfin je découvris qu’il partait d’une petite fente dans le mur, qui était recouverte de lierre. J’appliquai mon oreille à l’ouverture, et j’entendis la voix du prince prononcer distinctement : « Je ne puis plus aller long-temps ! » et elle murmura quelque chose qui semblait être une prière. — Miséricorde céleste !… Lui avez-vous parlé ? — Je lui ai dit : Est-ce vous, milord ? » et il m’a répondu : « Qui me donne ce nom par dérision ? » Je lui demandai si je pouvais le secourir ; et il me répondit d’une voix que je n’oublierai jamais… « Du pain… du pain… je meurs de faim !… » Je suis accourue pour vous dire cela… que faut-il faire ? Donnerons-nous l’alarme dans la maison ? — Hélas ! ce serait plutôt le moyen de hâter sa mort que de le sauver, répondit Catherine. — Et que ferons-nous donc ? — Je ne sais pas encore, » répliqua Catherine, prompte et hardie dans les occasions importantes, quoique inférieure à sa compagne pour imaginer les expédients dans des circonstances ordinaires. « Je ne sais pas encore, mais nous ferons quelque chose… Le descendant de Bruce ne mourra pas sans que nous tâchions de le secourir. »

En parlant ainsi, elle saisit le petit vase qui contenait leur soupe, et la viande qui avait servi à la faire, enveloppa dans son plaid quelques gâteaux qu’elle avait fait cuire, et ordonnant à sa compagne de prendre une jatte de lait qui devait aussi faire partie de leur dîner, et de la suivre, elle se dirigea vers le jardin.

« Ah, ah ! notre belle vestale va se promener, » dit le seul homme qu’elle rencontra ; c’était un domestique de la maison ; mais Catherine passa sans lui répondre, et arriva au petit jardin sans autre interruption.

Louise lui indiqua un tas de ruines recouvert par des broussailles, et tout près du mur du château. C’étaient sans doute les ruines d’un bâtiment en saillie, et dans lequel venait aboutir l’étroit passage qui communiquait au cachot, et qui avait été pratiqué pour y donner de l’air. L’ouverture avait été un peu élargie par la ruine du bâtiment, et laissait pénétrer dans le cachot un faible rayon de lumière, quoique ceux qui ne le visitaient qu’avec des torches ne s’en aperçussent pas.

« C’est le silence de la mort, » dit Catherine après avoir écouté attentivement quelques minutes. « Dieu du Ciel ! il est mort ! — Il faut hasarder quelque chose, » reprit Louise, et elle promena ses doigts sur les cordes de sa guitare.

Un soupir fut la seule réponse qui sortit de la profondeur du souterrain ; Catherine alors tenta de parler : « Je suis ici, milord… je suis ici avec des provisions de bouche.

« Ah ! Ramorny ! cette plaisanterie vient trop tard, je me meurs. » Telle fut la réponse du prince.

Il a perdu la raison, pensa Catherine, et ce n’est pas étonnant ; mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. — C’est moi, milord, Catherine Glover, j’ai de la nourriture avec moi, si je pouvais vous la faire passer ? — Le ciel vous bénisse ! je pensais que la vie était éteinte en moi ; mais je la sens tressaillir encore au nom de nourriture. — En voici, milord, en voici ; mais comment, ah ! comment vous la faire passer ? Le trou est si étroit, le mur si épais. Cependant il faut trouver un moyen… Je l’ai trouvé ! Vite, Louise ; coupez-moi une branche de saule, la plus longue que vous pourrez trouver. »

La chanteuse obéit, et à l’aide d’une fente à l’extrémité de la baguette, Catherine transmit au prince plusieurs morceaux de gâteaux, qu’elle avait trempés dans le bouillon, pour qu’ils servissent en même temps de nourriture et de boisson.

L’infortuné jeune homme mangea un peu et avec peine ; mais il appela les bénédictions du ciel sur la tête de sa bienfaitrice. « Je vous avais destinée, dit-il, à être la victime de mes coupables plaisirs, et vous tentez de me sauver la vie ! Mais, fuyez, veillez à votre sûreté. — Je reviendrai avec de la nourriture, aussitôt que j’en trouverai l’occasion, » répondit Catherine, au moment même où Louise la tirait par la manche, et lui faisait signe de garder le silence et de se cacher.

Toutes deux se couchèrent parmi les ruines, et elles entendirent Ramorny et Dwining qui s’entretenaient ensemble.

« Il est plus robuste que je ne l’aurais cru, » dit le premier, d’une voix basse et rauque. « Combien de temps se prolongea la vie de Dalwolsy, quand le chevalier de Liddesdale le tint enfermé dans son château de l’Ermitage ? — Quinze jours, répondit Dwining ; mais c’était un homme vigoureux, et il trouva quelque assistance dans le grain qui tombait d’un grenier situé au-dessus de sa prison. — Ne vaudrait-il pas mieux en finir plus vite ? Douglas le Noir vient de ce côté. Il n’est pas dans le secret de d’Albany : il demandera à voir le prince ; il faut que tout soit fini avant qu’il arrive. »

Ils continuèrent, en s’éloignant, leur horrible conversation.

« Regagnons la tour, » dit Catherine à sa compagne, quand elle les vit hors du jardin. « J’avais formé un plan pour m’échapper… Je veux le faire servir afin de sauver le prince. La laitière entre ordinairement au château à l’heure des vêpres, et laisse sa mante dans le passage, pendant qu’elle va avec son lait dans l’office de l’intendant. Prends cette mante, enveloppe-toi dedans, et passe hardiment devant le concierge : il est ordinairement ivre, et si tu ne manques pas d’assurance, tu traverseras sans être arrêtée la porte et le pont-levis. Alors, cours vers Douglas le Noir, c’est le plus prompt, c’est le seul secours que nous puissions espérer. — Mais, répondit Louise, n’est-ce pas ce terrible seigneur qui me menaça d’une punition infamante ? — Croyez-moi, Louise, des êtres tels que vous et moi ne restent pas une heure dans la mémoire de Douglas, que ce soit en bien ou en mal. Dites-lui que son beau-fils, le prince d’Écosse se meurt… qu’il se meurt de faim… dans le château de Falkland, et vous obtiendrez de lui, non-seulement votre pardon, mais encore une récompense. — Peu m’importe la récompense ; une bonne action porte sa récompense avec elle. Mais pensez qu’il est plus dangereux de rester ici que d’en sortir… Permettez-moi de rester, et de nourrir le malheureux prince ; et vous, mettez-vous en route pour lui amener du secours. S’ils me tuent avant votre retour, je vous laisse mon pauvre luth, et je vous prie de prendre soin de mon pauvre Charlot. — Non, Louise, répliqua Catherine, vous êtes une voyageuse plus expérimentée et plus privilégiée que moi. Partez, et si à votre retour vous me trouvez morte, comme cela est bien possible, remettez à mon père cet anneau et cette mèche de mes cheveux, et dites-lui que Catherine est morte en tâchant de sauver le descendant de Bruce. Donnez cette autre mèche à Henri ; dites-lui que Catherine pensa à lui jusqu’à son dernier moment ; et que s’il l’a trouvée trop scrupuleuse, relativement au sang des autres, ce n’était pas du moins qu’elle fût trop avare du sien propre. »

Elles s’embrassèrent en sanglotant. Les heures qu’elles passèrent ensemble jusqu’au soir furent employées à imaginer quelque meilleur moyen pour faire passer de la nourriture au prince et à construire un tube, à l’aide de roseaux creux glissés les uns dans les autres, par le moyen duquel on pourrait lui transmettre des liquides. La cloche de l’église de Falkland sonna les vêpres. La laitière entra avec ses pots, pour apporter le lait nécessaire à la consommation journalière de la maison et pour apprendre et débiter des nouvelles. Elle était à peine arrivée à la cuisine, que la chanteuse, après s’être jetée de nouveau dans les bras de Catherine et l’avoir assurée de son inaltérable fidélité, descendit silencieusement l’escalier, son petit chien sous son bras. Un moment après, Catherine, qui respirait à peine, la vit enveloppée de la mante de la laitière traverser avec assurance le pont-levis.

« Eh ! dit le concierge, vous descendez de bonne heure ce soir, Mag Bridget ? on ne vit guère au château, n’est-ce pas, commère ? les temps de maladie sont des temps de tristesse. — J’ai oublié mes tailles, » dit la Française prompte à la repartie ; « je reviendrai en moins de temps qu’il n’en faut pour écrémer un pot de lait. »

Elle continua de marcher, évitant le village de Falkland, et prit un sentier qui traversait le parc. Catherine respira plus librement, et bénit le ciel quand elle la vit se perdre dans l’éloignement. Mais ce fut encore pour elle une heure d’inquiétude que celle qui s’écoula avant que le départ de la fugitive fût découvert. La laitière, ayant passé une heure où elle aurait pu ne rester que dix minutes, voulut s’en retourner, et s’aperçut que quelqu’un lui avait pris sa mante de frise. On fit sur-le-champ une recherche exacte ; à la fin les femmes de la maison se souvinrent de la chanteuse et insinuèrent qu’elle était bien capable de changer une vieille mante contre une neuve. Le portier questionné répondit qu’il avait vu la laitière sortir immédiatement après le coup de vêpres ; et étant contredit par la partie elle-même, il n’imagina d’autre moyen de sortir d’embarras que de dire que ce fût le diable.

Néanmoins, comme on ne put retrouver la chanteuse dans le château, on devina aisément la vérité. Le sénéchal alla prévenir sir John de Ramorny et Dwining, qui maintenant n’étaient presque jamais l’un sans l’autre, de l’évasion d’une de leurs prisonnières. Tout éveille les craintes des coupables. Ils se regardèrent d’un air consterné, et se rendirent ensemble à l’humble appartement de Catherine, afin de la surprendre à l’improviste, et de lui faire subir un interrogatoire relatif à la disparition de Louise.

« Où est votre compagne, jeune femme ? » dit Ramorny d’un ton sévère.

« Je n’ai pas de compagne ici, répondit Catherine. — Ne plaisantez pas, dit le chevalier ; je parle de la chanteuse qui habitait dans cette chambre avec vous. — Elle est partie, à ce qu’on dit, répliqua Catherine… il y a environ une heure. — Et où est-elle allée ? demanda Dwining. — Comment saurais-je quel chemin peut avoir choisi une femme vagabonde de profession ? Elle s’ennuyait sans doute d’une vie solitaire, si différente de l’existence joyeuse propre à son métier. Elle est partie ; et la seule chose qui m’étonne, c’est qu’elle soit restée si long-temps. — C’est là tout ce que vous avez à nous dire ? — Tout ce que j’ai à vous dire, sir John, » répondit Catherine avec fermeté. « Et si le prince lui-même m’interrogeait, je ne pourrais lui en dire davantage. — Il n’est pas probable qu’il vous accorde une seconde fois l’honneur de vous parler en personne, dit Ramorny, quand même l’Écosse échapperait au malheur dont elle est menacée par la funeste maladie du prince. — Le duc de Rothsay est-il si mal ? demanda Catherine. — Il n’a plus de secours à attendre que du ciel, » répondit Ramorny en levant les yeux vers le plafond.

« Puisse-t-il y trouver assistance, dit Catherine, si l’assistance des hommes est insuffisante. — Amen, » répondit Ramorny avec un sang-froid imperturbable pendant que Dwining donnait à sa physionomie une expression correspondante, quoiqu’il parût avoir besoin d’un grand effort sur lui-même pour comprimer le sourire ironique et triomphant qu’excitait chez lui tout discours qui avait une tendance religieuse.

« Et ce sont des hommes… des hommes de la terre, et non pas des démons incarnés qui en appellent ainsi au ciel pendant qu’ils boivent goutte à goutte le sang de leur infortuné maître ! » se dit en elle-même Catherine, pendant que les deux questionneurs trompés sortaient de la chambre. « Pourquoi la foudre sommeille-t-elle ? Mais elle grondera avant peu, et plaise à Dieu que ce soit pour sauver autant que pour punir ! »

L’heure du dîner amena seule un instant, où, tout le monde dans le château étant occupé de son repas, Catherine pensa que l’occasion était favorable pour s’approcher du soupirail du cachot sans être observée. En attendant cette heure, elle avait remarqué quelques mouvements dans le château, qui avait été silencieux comme la tombe depuis que le duc de Rothsay y était renfermé. Les ponts-levis furent levés et baissés. À ce bruit se mêlait celui des chevaux ; les hommes d’armes entraient dans le château et en sortaient au grand galop sur des chevaux couverts d’écume. Elle remarqua aussi que tous les domestiques qu’elle apercevait par la fenêtre étaient armés ; tous ces indices firent violemment palpiter son cœur ; car elle en augurait qu’il arriverait bientôt du secours, et que les habitants du château étant ainsi affairés, le petit jardin était plus solitaire que jamais. Enfin l’heure de midi arriva : elle avait pris soin de se procurer, sous prétexte de ses propres goûts que l’intendant semblait disposé à satisfaire, de se procurer, dis-je, le genre de nourriture qu’il serait plus facile de transmettre au malheureux captif. Elle l’appela à voix basse pour l’avertir de son arrivée… point de réponse ; elle parla plus haut… toujours le même silence.

« Il dort, » murmura-t-elle à demi-voix et en tremblant : mais elle tressaillit et poussa un cri quand une voix répondit derrière elle… « Oui, il dort… mais c’est pour toujours. »

Elle se retourna… Sir John Ramorny était debout derrière elle, armé de toutes pièces ; mais la visière de son casque était levée, et laissait voir un visage plus semblable au visage d’un homme qui va mourir qu’à celui d’un guerrier qui va combattre. Il avait parlé d’un ton grave qui tenait le milieu entre celui de l’observateur tranquille d’un événement important, et celui de l’auteur ou du complice d’un crime. — Catherine, reprit-il, ce que je vous ai dit est vrai ; il est mort… Vous avez fait pour lui ce qui dépendait de vous… vous ne pouvez rien de plus. — Je ne le crois pas… je ne peux pas le croire, répondit Catherine. Que le ciel ait pitié de moi ! Ce serait douter de la Providence que de penser qu’elle a laissé accomplir un si grand crime ! — Ne doutez pas de la Providence, Catherine, quoiqu’elle ait permis qu’un débauché pérît victime de ses vices. Suivez-moi… j’ai à vous dire des choses qui vous intéressent. Je vous répète de me suivre (car elle restait immobile, à moins que vous n’aimiez mieux être abandonnée à la merci du sauvage Bonthron et du médecin Henbane Dwining. — Je vous suivrai, dit Catherine ; vous ne me pouvez faire plus de mal que le ciel n’en permettra. »

Il se dirigea avec elle vers la tour, et monta escaliers sur escaliers, échelles sur échelles.

La résolution de Catherine l’abandonna. « Je ne vous suivrai pas plus loin, dit-elle. Où me conduisez-vous ? Si c’est à la mort, je puis mourir ici. — Je ne vous conduis pas à la mort, jeune folle, mais seulement sur les murailles du château, » dit Ramomy ouvrant les deux battants d’une porte garnie de fer qui donnait sur la plate-forme du château. Là des hommes préparaient des mangonneaux (c’est ainsi qu’on appelait des machines de guerre pour lancer des flèches), mettaient en état des arbalètes, et entassaient des pierres. Mais le nombre des défenseurs du château n’excédait pas une vingtaine, et Catherine put apercevoir chez eux des signes de doute et d’hésitation. — Catherine, reprit Ramorny, je ne puis abandonner ce poste important pour la défense du château ; mais je puis vous parler ici aussi bien qu’ailleurs. — Parlez, répondit Catherine ; je suis prête à vous entendre. — Catherine, vous avez découvert un secret terrible ; aurez-vous assez de fermeté pour le garder ? — Je ne vous comprends pas, sir John, répliqua la jeune fille. — Vous me comprenez. J’ai tué… assassiné, si vous aimez mieux, mon ancien maître, le duc de Rothsay ; l’étincelle de vie que vous vouliez entretenir a été sans peine étouffée. Ses dernières paroles furent un appel à son père. Vous pâlissez !… Remettez-vous, vous avez encore quelque chose à entendre. Vous connaissez le crime ; mais vous ignorez ce qui l’a provoqué. Regardez ; ce gantelet est vide. J’ai perdu ma main droite en le servant, et quand j’ai été hors d’état de lui être utile, j’ai été chassé comme un chien édenté, mon infortune a été tournée en ridicule ; on m’a conseillé de me retirer dans un cloître, au lieu de ces châteaux et de ces palais où ma naissance et mon rang me donnent droit d’habiter ! Pensez à cela… ayez pitié de moi, et assistez-moi. — Et pourquoi demandez-vous mon assistance, » dit la jeune fille tremblante ; je ne puis ni réparer votre perte, ni effacer votre crime. — Vous pouvez garder le silence sur ce que vous avez vu et entendu dans le jardin. Je ne vous demande que l’oubli ; car vos paroles, je le sais, seront écoutées, soit que vous racontiez les choses qui se sont passées, soit que vous disiez le contraire. Le témoignage de votre compagne, cette musicienne étrangère, ne pèsera pas la tête d’une épingle. Si vous m’accordez ce que je vous demande, je m’en reposerai pour ma sûreté sur votre promesse, et j’ouvrirai la porte à ceux qui approchent maintenant. Si vous ne voulez pas me promettre le silence, je défendrai ce château jusqu’à la mort, et je vous précipiterai du haut de ces murailles. Oui, regardez-les… ce n’est pas un saut auquel on puisse s’exposer sans motif. Sept escaliers vous ont conduite ici fatiguée et hors d’haleine ; mais vous descendrez du haut de cette plate-forme en bas en moins de temps qu’il ne vous en faudrait pour pousser un soupir. Parlez, belle fille, car vous parlez à un homme qui ne vous veut pas de mal, mais qui est inébranlable dans sa résolution. »

Catherine resta immobile, saisie d’épouvante, et n’ayant pas la force de répondre à un homme aussi désespéré ; mais elle fut délivrée de la nécessité de parler par l’arrivée de Dwining. Il s’adressa à Ramorny avec cette humilité obséquieuse qui, dans tous les temps, distinguait ses manières, et avec ce sourire ironique comprimé qui donnait un démenti à ses manières.

« J’ai grand tort, noble sire, dit-il, d’interrompre Votre Vaillance quand elle est occupée avec une belle damoiselle. Mais j’ai une petite question à faire à Votre Vaillance. — Parle, bourreau, répondit Ramorny ; de mauvaises nouvelles sont un sujet de joie pour toi quand elles te regardent, à plus forte raison quand elles concernent les autres. — Hem !… hé, hé !… Je voulais seulement savoir si Votre Honneur s’était chargé de la tâche chevaleresque de défendre le château avec sa seule main… pardon… je voulais dire avec la seule force de son bras. La question n’est pas inutile ; car je ne puis guère servir à la défense, à moins que vous ne puissiez décider les assaillants à prendre médecine. Hé, hé, hé ! Bonthron est ivre autant qu’homme peut le devenir, à l’aide de l’ale et des liqueurs fortes… et vous, lui et moi, nous formons toute la garnison qui soit disposée à la résistance. — Comment ?… ces autres chiens ne se battront-ils pas ? dit Ramorny. — Je n’ai jamais vu de gens qui eussent si peu de cœur à l’ouvrage ; non, jamais, répondit Dwining. En voici deux. Venit extrema dies… hé, hé ! »

Éviot et son compagnon Buncle s’approchèrent, l’air sombre et résolu, comme des hommes qui se sont décidés à refuser obéissance à l’autorité à laquelle ils ont obéi depuis long-temps. — Que signifie cela ? » dit Ramorny en s’avançant à leur rencontre. « Pourquoi quittez-vous votre poste ? pourquoi avez-vous abandonné le haut de la tour, Éviot ?… Et vous, Buncle, ne vous avais-je pas chargé de veiller aux mangonneaux ? — Nous avons quelque chose à vous dire, sir John Ramorny, répondit Éviot. Nous ne voulons pas combattre pour cette querelle. — Comment ! mes propres écuyers se révoltent contre moi ? — Nous étions vos écuyers et vos pages, milord, quand vous étiez grand-maître de la maison du duc de Rothsay. Le bruit s’est répandu que le duc a cessé de vivre… nous désirons savoir ce qui en est. — Quels traîtres osent répandre de pareilles impostures ? — Tous ceux qui sont allés jusqu’à la forêt ont rapporté cette nouvelle, milord, et moi comme les autres. La chanteuse qui s’est évadée du château hier a répandu partout le bruit que le duc de Rothsay a été assassiné, ou qu’il est aux portes de la mort. Les Douglas arrivent avec une force imposante… — Et vous, lâches, vous prenez avantage d’une vaine rumeur pour abandonner votre maître ! » interrompit Ramorny d’un ton d’indignation.

« Milord, répondit Éviot, que Buncle et moi nous voyions le duc de Rothsay afin de recevoir ses ordres personnels, et si nous ne combattons pas alors pour la défense du château jusqu’à la mort, je consens à être pendu à la plus haute tourelle. Mais s’il est mort de mort naturelle, nous remettrons le château à Douglas, qui est, dit-on, le lieutenant du roi. Si… ce qu’à Dieu ne plaise !… le noble prince est mort assassiné, nous ne voulons pas nous rendre complices du crime, en portant les armes pour la défense des assassins, quels qu’ils soient. — Éviot, » dit Ramorny en levant son bras mutilé, « si ce gantelet n’eût pas été vide, tu n’aurais pas vécu assez pour proférer deux mots de cet insolent discours. — Insolent ou non, répliqua Éviot, nous ne faisons que notre devoir. Je vous ai suivi long-temps, milord, mais aujourd’hui je dois retenir la bride. — Eh bien, adieu, et malédiction sur vous tous ! s’écria le baron transporté de colère. « Qu’on selle mon cheval ! — Sa Vaillance va prendre la fuite, » dit le médecin, qui s’était glissé à côté de Catherine sans qu’elle s’en aperçût. « Catherine, vous êtes une folie superstitieuse comme toutes les femmes ; cependant vous avez de l’esprit, et je vous parle comme à un être possédant plus d’intelligence que tous les buffles qui nous entourent. Ces barons hautains qui oppriment le monde, que sont-ils aux jours de l’adversité ?… Une paille que le vent emporte. Que leurs mains qui frappent comme des marteaux, que leurs jambes qui ressemblent à des piliers, éprouvent quelque dommage… et bah !… les hommes d’armes n’y sont plus ! Le cœur et le courage ne sont rien chez eux, les membres et les jointures sont tout… Donnez-leur la force animale, et ce sont des taureaux furieux. Qu’ils la perdent, et les voilà, ces héros de chevalerie, étendus à terre, hurlant comme la brute à qui on a coupé les jarrets. Le sage n’est point ainsi. Tant qu’un grain de sensibilité demeure dans son corps froissé et mutilé, son esprit restera le maître. Catherine, ce matin, je complotais votre mort ; mais je souhaite maintenant que vous me surviviez, pour dire comment le pauvre médecin, le doreur de pilules, le pileur de drogues, le vendeur de poison, a subi son destin dans la compagnie du vaillant chevalier de Ramorny, baron en jouissance, et comte de Lindores en expectative… Dieu sauve Sa Seigneurie ! — Vieillard, répondit Catherine, si vous êtes en effet aussi près de l’heure de votre jugement, d’autres pensées vous conviendraient mieux que les fanfaronnades d’une vaine philosophie… Demandez à voir un saint homme… — Oui, » dit Dwining avec dédain ; « que je m’adresse à un moine crasseux, qui… hé, hé !… n’entend pas le latin barbare qu’il répète par routine ! Ce serait là un plaisant conseiller pour un homme qui a étudié en Espagne et en Arabie ! Non, Catherine, je choisirai un confesseur qu’il soit agréable de voir, et vous serez honorée de cet office… Maintenant regardez un peu Sa Vaillance… Ses sourcils sont mouillés de sueur… ses lèvres tremblent de désespoir ; car Sa Vaillance, hé, hé ! plaide devant ses domestiques pour la vie, et n’a pas assez d’éloquence pour les persuader. Voyez comme les fibres de son visage s’agitent tandis qu’il supplie ces brutes, qu’il a accablées de ses bienfaits, de lui laisser la même chance qui reste au lièvre poursuivi par les limiers quand les chasseurs le pressent. Regardez aussi les physionomies mornes, abattues, défaites, de ces domestiques perfides, flottant entre la crainte et la honte, et qui refusent à leur maître cette pauvre chance de salut. Ces créatures stupides se croient au-dessus d’un homme tel que moi ! Et vous, fille insensée, vous pensez si mal de votre Divinité, que vous supposez que des misérables de cette espèce sont l’ouvrage de sa toute-puissance ! — Non, homme pervers, non, » dit Catherine avec chaleur. « Le Dieu que j’adore a créé ces hommes avec la faculté de le connaître et de l’adorer, de défendre et de protéger leurs semblables, de pratiquer la vertu et la piété. Leurs propres vices et les tentations du malin esprit les ont rendus tels qu’ils sont maintenant. Oh ! que cette leçon émeuve ton cœur de diamant ! Le ciel t’a fait plus sage que tes compagnons, il t’a donné des yeux pour pénétrer les secrets de la nature, un esprit sagace, une main habile : mais l’orgueil a empoisonné tous ces dons ; l’orgueil a fait un athée impie de celui qui pouvait être un sage chrétien. — Athée, dis-tu ? peut-être ai-je des doutes sur ce sujet ; mais avant peu ils seront éclaircis. Je vois approcher un homme qui m’enverra, comme il a déjà envoyé des milliers d’autres, dans le lieu où tous les mystères s’expliquent. »

Catherine suivit le regard du médecin qui se dirigeait vers une clairière de la forêt : elle aperçut un corps de cavalerie qui avançait au grand galop. Au milieu flottait une bannière dont Catherine ne put distinguer les armoiries, mais un murmure qui s’éleva autour d’elle lui annonça que c’était la bannière de Douglas le Noir. Ils s’arrêtèrent à la portée d’une flèche. Un héraut, accompagné de deux trompettes, s’avança vers la porte principale, et après une bruyante fanfare, il demanda l’entrée du château, pour le haut et puissant lord Archibald, comte de Douglas, lieutenant du roi, et revêtu pour le moment des pleins pouvoirs de Sa Majesté, enjoignant aux habitants du château de déposer les armes, sous peine de haute trahison.

« Vous l’entendez, » dit Éviot à Ramorny qui restait auprès de lui, morne et indécis. « Voulez-vous donner l’ordre de rendre le château ? ou dois-je… — Non, misérable, dit le chevalier en l’interrompant ; « je vous commanderai jusqu’au dernier moment. Qu’on ouvre les portes, qu’on abaisse le pont, et qu’on rende le château à Douglas. — Voilà qui peut être appelé une incontestable preuve du libre arbitre, dit Dwining ; c’est justement comme si ces instruments de cuivre, que nous entendions il n’y a qu’un instant, prétendaient que les sons qu’en tirent des soldats enroués, leur appartiennent. — Homme pervers, dit Catherine, garde le silence, ou tourne tes pensées vers l’éternité dans le sein de laquelle tu vas tomber. — Et que vous importe ? répondit Dwining, vous ne pouvez, pauvre fille, vous empêcher d’entendre ce que je vous dis, et vous le répéterez, car c’est encore une chose dont, en qualité de femme, vous ne sauriez vous empêcher. Perth et toute l’Écosse sauront quel homme elles ont perdu dans Henbane Dwining. »

Un cliquetis d’armes annonça que les cavaliers avaient mis pied à terre, qu’ils étaient entrés dans le château, et qu’ils désarmaient la petite garnison. Le comte lui-même monta sur le rempart, suivi de quelques hommes, et leur fit signe d’arrêter Ramorny et Dwining ; d’autres tirèrent Bonthron d’un coin où il s’était blotti avec la stupidité de l’ivresse. « Était-ce à ces trois hommes seulement que la garde du prince fut confiée durant sa prétendue maladie ? » demanda Douglas, continuant une enquête qu’il avait commencée dans le vestibule du château.

« Personne ne l’a vu, excepté eux, répondit Éviot ; cependant j’avais offert mes services. — Conduis-nous à l’appartement du duc, et qu’on y amène aussi les prisonniers ; il doit y avoir aussi une femme dans le château, à moins qu’elle n’ait été assassinée ou congédiée… la compagne de la chanteuse qui a donné la première alarme. — La voici, milord, » dit Éviot en faisant avancer Catherine.

Sa beauté, son agitation, firent quelque impression même sur l’âme impassible du comte.

« Ne crains rien, jeune fille, lui dit-il ; tu as mérité des éloges et une récompense. Dis-moi, comme tu le confesserais au ciel, ce que tu as vu dans le château. »

Quelques mots suffirent à Catherine pour raconter cette déplorable histoire : « Cela s’accorde, dit Douglas, de point en point avec le récit de la chanteuse… Qu’on nous conduise maintenant à l’appartement du prince. »

Ils passèrent alors dans la chambre que l’infortuné duc de Rothsay avait été censé habiter ; on n’en avait pu trouver la clef, et le comte fut obligé d’en faire forcer la porte. En entrant ils virent les restes décharnés du malheureux prince, qu’on avait jeté sur le lit comme à la hâte. L’intention des meurtriers avait été, selon toute apparence, de donner au cadavre l’attitude d’un corps dont la vie s’est séparée naturellement ; mais ils avaient été interrompus par l’alarme qu’avait occasionnée l’évasion de Louise. Douglas contempla le corps de ce jeune prince égaré, que ses caprices et ses passions fougueuses avaient entraîné à une mort horrible et prématurée.

« J’avais des injures à venger, dit-il ; mais un tel spectacle les bannit de mon souvenir. — Hé… hé !… les choses auraient pu s’arranger plus au goût de Votre Toute-Puissance, dit Dwining ; mais vous êtes arrivé tout à coup, et les maîtres trop pressés sont toujours négligemment servis. »

Douglas ne parut pas entendre ce que disait le prisonnier, tant il considérait avec attention le visage blême et décharné, et les membres amaigris du cadavre étendu devant lui. Catherine, épuisée par la douleur et la violence de ses émotions, obtint enfin la permission de quitter cette scène horrible, et au milieu de la confusion qui remplissait le château, elle parvint à regagner son ancien appartement ; là, elle fut pressée dans les bras de Louise, qui était revenue au château.

Douglas continua ses recherches : on trouva dans la main du prince une poignée de cheveux ressemblant, pour la couleur et la dureté, à la chevelure rude et noire de Bonthron ; d’après cela, il semblait que si la famine avait commencé l’œuvre, la mort de Rothsay avait été consommée par un acte de violence. L’escalier dérobé du souterrain, dont les clefs furent trouvées à la ceinture de cet assassin subalterne… la situation de ce cachot, sa communication avec l’extérieur par la fente pratiquée dans le mur, la misérable litière de paille, les fers qui se trouvaient auprès, tout confirma le récit de Catherine et de la chanteuse.

« Nous n’hésiterons pas un instant, « dit Douglas à son proche parent, lord Balveny, aussitôt qu’ils furent remontés du cachot. « Qu’on emmène les meurtriers, et qu’on les pende sur les remparts. — Mais, milord, on pourrait observer quelques formes judiciaires, répondit Balveny. — Pourquoi ? dit Douglas ; je les ai pris en flagrant délit ; j’ai le droit de les faire exécuter sur-le-champ. Cependant, attendez. N’avons-nous pas dans notre troupe quelque homme de Jedwood ? — Nous ne manquons pas de Turnbull, de Rutherford, d’Ainfies et autres, dit Balveny. — Eh bien ! faites-en un tribunal d’enquête ; ils sont tous braves et fidèles, si ce n’est que tous les moyens leur sont bons pour gagner leur vie. Veillez à l’exécution de ces coquins pendant que je tiendrai une cour de justice dans la grande salle, et nous verrons qui du jury ou du maréchal prévôt fera sa besogne plus vite. Nous rendrons la justice à la manière de Jedwood… pendez à la hâte, et jugez à loisir. — Arrêtez, milord, dit Ramorny, vous pourriez vous repentir de votre précipitation. Voulez-vous me permettre de vous dire un mot en particulier. — Non ; pour l’univers entier, répliqua Douglas ; dis ce que tu as à dire devant tous ceux qui sont ici présents. — Sachez donc tous, » dit Ramorny d’une voix haute, « que ce noble comte a reçu du duc d’Albany et de moi, par l’entremise de ce lâche traître de Buncle… qu’il le nie, s’il ose… des lettres conseillant d’écarter le duc de Rothsay pour un temps de la cour et de le renfermer dans ce château de Falkland. — Mais non de le jeter dans un cachot, » répondit Douglas avec un sombre sourire, « ni de le faire mourir de faim… ni de l’étrangler… Qu’on emmène ces misérables, Balveny ; ils souillent l’air que nous respirons. »

On fit monter les prisonniers sur le haut des remparts ; mais pendant qu’on préparait leur supplice, l’apothicaire exprima un désir si ardent de voir encore une fois Catherine, que celle-ci, espérant que l’endurcissement du médecin serait ébranlé par l’approche de la mort, consentit à monter sur les remparts et à être témoin d’une scène qui la glaçait d’horreur. Un premier coup d’œil lui suffit pour distinguer Bonthron plongé dans l’insensibilité de l’ivresse ; Ramorny, dépouillé de son armure, s’efforçait en vain de cacher ses craintes, et s’entretenait avec un prêtre dont il avait sollicité les bons offices ; Dwining enfin avait toujours son maintien humble et obséquieux, conservant jusqu’au bout le caractère qu’elle lui avait connu. Il tenait à la main une petite plume d’argent avec laquelle il venait d’écrire sur un morceau de parchemin.

« Catherine, dit-il, hé, hé, hé !… Je désire m’entretenir avec vous sur la nature de mes principes religieux. — Si telle est votre intention, pourquoi perdre votre temps avec moi ; entretenez-vous avec ce père. — Le bon père, répondit-il, est déjà… hé, hé, hé !… un adorateur du dieu que j’ai servi. J’espère donc trouver en vous une nouvelle adoratrice de mon dieu. Ce morceau de parchemin vous indiquera le moyen d’entrer dans ma chapelle, où j’ai si souvent apporté mes hommages en secret. Je vous laisse les images qu’elle contient, à titre de legs, uniquement parce que je vous hais et vous méprise un peu moins que tous les misérables que j’ai été forcé jusqu’ici d’appeler mes semblables. Et maintenant, retirez-vous ! ou plutôt, restez ; vous verrez si la fin du charlatan dément sa vie. — À Notre-Dame ne plaise ! dit Catherine. — Un instant, reprit le médecin, j’ai encore un mot à dire, et ce noble seigneur peut l’écouter, si bon lui semble. »

Lord Balveny s’approcha avec quelque curiosité ; car la fermeté inébranlable d’un homme qui n’avait jamais tiré une épée, ni porté une armure, et qui n’était de sa personne qu’un pauvre nain chétif, avait à ses yeux une apparence de sorcellerie.

« Vous voyez ce petit instrument, » dit le criminel en montrant sa plume d’argent ; « avec son secours, je puis me soustraire même au secours de Douglas le Noir. — Ne lui donnez ni encre ni papier, s’écria Balveny, il composerait un charme. — Non pas, sous le bon plaisir de Votre Sagesse et de Votre Vaillance… hé, hé, hé !… » dit Dwining avec son ricanement ordinaire ; et en même temps il dévissait le haut de la plume ; il en tira un petit morceau d’éponge, ou de quelque substance, qui n’était pas plus gros qu’un pois. « Maintenant regardez, » dit le prisonnier, et il le pressa entre ses lèvres. L’effet fut instantané, il tomba, et ce n’était plus qu’un cadavre ; mais son rire sardonique contractait encore les traits de son visage.

Catherine poussa un cri, et s’enfuit pour se dérober à un si horrible spectacle. Lord Balveny resta un moment immobile de stupeur ; il s’écria enfin : « Ce peut bien n’être qu’un sortilège, pendez-le, mort ou vif. Si son âme perverse n’a pris la fuite que pour un moment, elle rentrera dans un corps dont le cou sera disloqué. »

Cet ordre fut exécuté. On procéda ensuite au supplice de Ramorny et de Bonthron. Le dernier fut pendu avant d’avoir recouvré assez de connaissance pour savoir ce qu’on voulait faire de lui. Ramorny, pâle comme la mort, mais conservant toujours cet orgueil qui avait occasionné sa ruine, se prévalut de son titre de chevalier, et réclama le privilège de mourir par l’épée et non par la corde.

« Douglas ne revient jamais sur la sentence qu’il a prononcée, dit Balveny ; cependant tes privilèges seront respectés… Faites venir ici le cuisinier avec un couperet. » Le cuisinier parut bientôt. « Pourquoi tembles-tu, drôle ? dit Balveny. Brise avec ton couperet les éperons dorés qui sont aux talons de cet homme. Et maintenant, John Ramorny, tu n’es plus un chevalier, mais un coquin. Faites votre besogne, maréchal prévôt, et pendez-le avec ses compagnons, et plus haut qu’eux, s’il est possible. »

Un quart d’heure après, Balveny descendit pour annoncer à Douglas que les criminels étaient exécutés.

« Alors il n’y a plus besoin de jugement, dit le comte. Qu’en dites-vous, respectables jurés ? ces hommes étaient-ils coupables de haute trahison… oui ou non ? — Ils étaient coupables, » s’écrièrent les dociles jurés, avec une unanimité édifiante, » nous n’avons pas besoin d’autres preuves. — Qu’on sonne donc la trompette, et montons à cheval, mais avec notre propre suite seulement. Que tout le monde garde le silence sur ce qui s’est passé ici jusqu’à ce que le roi en soit informé, ce qui ne pourra se faire convenablement avant le combat du dimanche des Rameaux. Choisissez les hommes qui doivent nous suivre, et dites à ceux qui demeureront ici, que quiconque parlera sera mis à mort. »

En quelques minutes, Douglas fut à cheval, ainsi que les gardes qui devaient composer son cortège. Un exprès fut expédié à la veuve du duc de Rothsay, pour lui enjoindre de se rendre à Perth par les bords du Lochleven, sans approcher de Falkland, Le duc confiait aux soins de sa fille Catherine Glover et la chanteuse, comme deux personnes dignes du plus grand intérêt.

Comme Douglas et sa suite chevauchaient à travers la forêt, ils regardèrent derrière eux, et aperçurent les corps des trois pendus comme des points noirs sur les remparts du vieux château.

« La main criminelle a été punie, dit le comte ; mais qui pourra atteindre la tête qui a conçu le plan de ce forfait ? — Tous voulez parler du duc d’Albany ? dit Balveny. — Oui, cousin ; et si je m’en croyais, j’accuserais le duc de cet assassinat, qu’il a autorisé, j’en suis certain. Mais il n’y a contre lui que de forts soupçons, et d’Albany s’est attaché les nombreux amis de la maison de Stuart. À la vérité, la faiblesse du roi et les dérèglements de Rothsay ne leur laissaient pas le choix d’un autre chef. Si donc je rompais l’alliance que j’ai formée récemment avec d’Albany, la conséquence serait la guerre civile, événement qui pourrait entraîner la ruine de l’Écosse, dans un moment où elle est menacée d’une invasion par l’activité de Percy et par la perfidie du comte de March… Non, Balveny… il faut abandonner au ciel la punition de d’Albany ; avec le temps la vengeance divine l’atteindra, lui et toute sa maison. »