Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 377-386).


CHAPITRE XXXI.

L’ASSASSINAT.


Hélas ! c’était au fond un homme qui ne connaissait pas la honte, adonné à la débauche et aux joies impies : peu de choses trouvaient grâce devant ses yeux, sauf les femmes perdues, et des convives joyeux de haute ou de basse condition.
Byron.


Le lendemain matin, l’humeur du duc de Rothsay était changée. Il se plaignait, il est vrai, de souffrances et de la fièvre ; mais elles semblaient plutôt l’animer que l’accabler. Il était familier avec Ramorny, et bien qu’il ne parlât point de ce qui s’était passé la nuit précédente, il était évident qu’il désirait effacer du souvenir de ses compagnons la mauvaise humeur qu’il avait montrée. Il fut poli envers tous, et plaisanta avec Ramorny sur l’arrivée de Catherine.

« Comme la jolie prude sera surprise en se voyant au milieu d’une troupe d’hommes, quand elle s’attendait à être reçue parmi les cornettes et les chaperons des femmes de la suite de dame Marjory ! Tu n’as pas beaucoup de personnes du sexe dans ton château, je présume, Ramorny ? — Ma foi, sauf la chanteuse, il n’y a qu’une ou deux servantes dont nous ne pouvons nous dispenser. La chanteuse, du reste, demande avec inquiétude la dame au service de laquelle Votre Altesse a promis de la placer ; la renverrai-je, afin qu’elle cherche la duchesse à son aise ? — Point du tout ; Louise servira à amuser Catherine… Eh ! mais, écoute un peu : ne serait-il pas bien de recevoir cette charmante sainte avec une espèce de mascarade ? — Que voulez-vous dire, milord ? — Tu as la tête bien dure ; elle n’éprouvera point de désappointement, puisqu’elle espère trouver ici la duchesse de Rothsay… Je serai en même temps le duc et la duchesse. — Je ne comprends pas encore. — Personne n’est bête comme un homme d’esprit, dit le prince, quand il ne tombe pas tout d’abord sur la piste. La duchesse a mis autant de hâte à partir de Falkland que moi à y venir. Nous avons tous les deux laissé nos bagages derrière nous. Il y a ici dans la garde-robe, attenant à ma chambre à coucher, assez d’habits de femmes pour équiper tout un carnaval. Vois-tu, je jouerai le rôle de dame Marjory, couché sur le lit avec un voile de deuil et une guirlande de saule pour indiquer l’oubli de mon époux. Toi, John, tu auras l’air assez roide et empesé pour représenter sa dame d’honneur du Galloway, la comtesse Hermigild, et Dwining fera la vieille Hécate, sa nourrice ; seulement elle a plus de barbe sur la lèvre supérieure que Dwining n’en a sur toute la figure et même sur le crâne. Il prendra une barbe pour jouer son rôle convenablement. Prends tes servantes et les pages un peu passables que tu peux avoir ici pour faire mes femmes de chambre. Comprends-tu ? À l’œuvre sur-le-champ. »

Ramorny entra promptement dans l’antichambre et raconta à Dwining le dessein du prince.

« Vois à satisfaire les idées de ce fou, ajouta-t-il ; je ne me soucie guère de le voir, sachant ce qui va lui arriver. — Reposez-vous sur moi, » dit le médecin en haussant les épaules. « Quelle sorte de bouclier que celui qui peut égorger l’agneau, et n’ose l’entendre bêler ? — Ne crains pas que je faiblisse… Je ne peux oublier qu’il m’eût enfermé dans un cloître avec aussi peu de ménagement qu’il jetterait le tronçon d’une lance brisée. Va donc… mais attends un moment : avant de disposer cette cérémonie de carnaval, il faut trouver quelque moyen pour tromper ce cerveau épais de Charteris. Si on le laisse dans la croyance que la duchesse de Rothsay est encore ici, avec Catherine Glover attachée à sa suite, il est capable de venir offrir ses services, quand sa présence ici, comme je n’ai pas besoin de te le dire, aurait de grands inconvénients. Cela est même d’autant plus probable que quelques personnes donnent un nom assez tendre à la protection que le chevalier à tête de fer accorde à cette jeune fille. — Laissez-moi traiter avec lui sur cette donnée. Je lui enverrai une lettre en de tels termes, que d’ici à un mois il sera aussi disposé à faire un voyage en enfer qu’à Falkland. Pouvez-vous me dire le nom du confesseur de la duchesse ? — Waltheof, un frère gris. — Bien, je pars de là. »

En quelques minutes, car c’était un clerc fort habile, Dwining écrivit une lettre qu’il remit à Ramorny.

« Cela est admirable, et aurait fait ta fortune auprès de Rothsay. Je crois que j’aurais été trop jaloux pour t’introduire dans sa maison, si son jour n’était marqué. — Lisez tout haut, dit Dwining, afin que nous puissions juger si cela marche bien ; » et Ramorny lut les lignes suivantes : « Par ordre de haute et puissante princesse Marjory, duchesse de Rothsay, nous Waltheof, frère indigne de l’ordre de Saint-François, faisons savoir à toi, sir Patrick Charteris, chevalier de Kinfauns, que Son Altesse s’étonne que tu aies eu la témérité d’envoyer près d’elle une femme qui, sans aucune nécessité, a résidé dans ton propre château pendant plus d’une semaine, sans autre compagnie de son sexe que quelques servantes ; de laquelle résidence coupable le bruit s’est répandu dans les comtés de Fife, d’Angus et de Perth. Néanmoins Son Altesse, considérant la fragilité humaine, n’a pas fait fouetter cette fille impudique avec des orties, et ne l’a soumise à aucune pénitence. Seulement deux bons frères du couvent de Lindores, les pères Thickscull et Dundermore, ayant été appelés dans les montagnes pour une mission spéciale, Son Altesse a confié à leurs soins cette Catherine, pour la conduire à son père, qu’elle dit être actuellement au lac du Tay. Elle trouvera là une position plus convenable à ses qualités et à ses habitudes, qu’au château de Falkland, tant que Son Altesse la duchesse de Rothsay l’habite. Elle a chargé les deux révérends Pères de tâcher de faire sentir à la jeune fille l’horreur du péché d’incontinence, et elle vous recommande, à vous, de vous confesser et de faire pénitence… Signé : Waltheof, par ordre de la haute et puissante princesse, etc. »

Ramorny s’écria en finissant : « Excellent ! excellent ! Cette rebuffade inattendue rendra Charteris fou. Il a fait depuis longtemps une sorte d’hommage à lady Marjory, et se voir ainsi soupçonné d’incontinence, quand il espérait avoir tout l’honneur d’une action charitable, le confondra complètement. Comme tu le dis, il se passera du temps avant qu’il ne vienne ici chercher la jeune fille, ou présenter ses hommages à la dame. Songe maintenant à la mascarade, tandis que je vais m’occuper des moyens de terminer le spectacle pour toujours. »

Il était une heure avant midi quand Catherine, escortée par le vieux Henshaw et un valet du chevalier de Kinfauns, arriva devant la tour seigneuriale du château de Falkland. La vaste bannière qui y flottait portait les armes de Rothsay ; les domestiques qui parurent avaient la livrée du prince, et tout appuyait ainsi l’idée que la duchesse y résidait encore. Le cœur de Catherine tressaillit, car elle avait entendu dire que la duchesse avait l’orgueil aussi bien que le haut courage de la maison de Douglas, et elle conçut quelque crainte sur l’accueil qu’elle allait recevoir. En entrant dans le château, elle remarqua que le nombre des domestiques était moins grand qu’elle ne s’y attendait ; mais comme la duchesse vivait dans une profonde retraite elle ne s’en étonna point. Dans une espèce d’antichambre elle rencontra une vieille femme, petite, qui semblait courbée par l’âge, et qui s’appuyait sur un bâton d’ébène.

« Vous êtes la bien venue, jolie fille, dit-elle à Catherine, dans une maison d’affliction, je puis le dire ; et j’espère (continua-t-elle en la saluant de nouveau) que vous serez une consolation pour ma précieuse et royale fille la duchesse. Asseyez-vous, mon enfant, pendant que j’irai voir si milady peut vous recevoir. Ah ! mon enfant, vous êtes bien aimable, si Notre-Dame vous a donné une âme aussi belle que votre corps. »

En parlant ainsi, la prétendue vieille femme se traîna dans l’appartement voisin, où elle trouva Rothsay dans son déguisement, et Ramorny, qui avait évité de prendre part à la mascarade, dans son costume ordinaire.

« Tu es un précieux drôle, sire docteur, dit le prince ; sur mon honneur, je crois que tu trouverais moyen de remplir tous les rôles à toi seul, même celui d’amoureux. — Si c’était pour en éviter la peine à Votre Altesse, » dit le médecin avec son rire ordinaire.

« Non, non, dit Rothsay ; je n’aurai jamais besoin de ton aide. Et dis-moi maintenant… Quel air ai-je, ainsi arrangé sur le lit ? ressemblé-je bien à une dame languissante ? — Vous avez le teint un peu trop beau et les traits trop doux, pour ressembler à lady Marjory Douglas, si j’ose parler ainsi, répondit le médecin. Éloigne-toi, drôle, et fais entrer cette belle statue ; ne crains pas qu’elle se plaigne que je suis efféminé ; et toi, Ramorny, sors aussi. »

Comme le chevalier quittait la chambre par une porte, la fausse vieille introduisait Catherine Glover par l’autre. La pièce était tellement sombre que Catherine vit une femme étendue sur le lit, sans concevoir aucun soupçon. — Est-ce là cette jeune fille ? » demanda Rothsay d’une voix qui était naturellement douce, et qu’il eut soin d’adoucir encore ; « qu’elle approche, Grisalda, et vienne nous baiser la main. »

La feinte nourrice conduisit la jeune fille, tremblante, auprès du lit, et lui fit signe de s’agenouiller ; Catherine le fit, et baisa, avec respect et simplicité, la main couverte d’un gant que lui présenta la fausse duchesse.

« Rassurez-vous, dit la même voix harmonieuse ; vous voyez en moi un triste exemple de la vanité des grandeurs humaines. Heureux, mon enfant, ceux que leur rang place au-dessus des orages politiques ! »

En parlant ainsi, Rothsay jeta ses bras autour du cou de Catherine, et l’attira à lui, comme pour lui donner une preuve de bienveillance en l’embrassant. Mais le baiser fut appliqué avec une ardeur qui dépassait tellement le rôle de protectrice, que Catherine, croyant que la duchesse avait perdu l’esprit, poussa un cri.

« Paix, folle ! c’est moi, David de Rothsay. »

Catherine jeta un regard autour d’elle ; la nourrice était sortie, et le duc s’étant débarrassé de son déguisement, elle se vit au pouvoir d’un jeune libertin audacieux.

« Maintenant que le ciel me protège ! dit-elle ; et il me protégera si je ne m’abandonne point moi-même. »

Cette résolution s’étant présentée à son esprit, elle retint ses cris, et s’efforça de cacher ses craintes autant que possible.

« La plaisanterie est finie, » dit-elle avec autant de fermeté qu’elle en put prendre ; « puis-je supplier Votre Altesse de me laisser aller, » car il la tenait encore par le bras.

« Ne faites pas d’efforts, ma jolie captive ; que craignez-vous de moi ? — Je ne fais aucun effort, milord ; puisqu’il vous plaît de me retenir, je ne veux pas, en luttant, vous porter à user de violence, et vous donner occasion de vous repentir quand vous aurez eu le temps de la réflexion. — Quoi, traîtresse ! vous m’avez tenu captif des mois entiers, et vous ne voulez pas que je vous retienne un seul instant ! — Ce serait là de la galanterie, milord, si nous étions dans les rues de Perth, où je pourrais vous écouter ou me retirer, suivant mon bon plaisir ; mais ici c’est de la tyrannie. — Et si je vous laisse partir, où vous enfuirez-vous ? dit Rothsay ; les ponts-levis sont levés, les herses baissées et les hommes de ma suite sont singulièrement sourds aux cris d’une jeune fille. Soyez donc plus traitable, et vous verrez ce que c’est que d’obliger un prince. — Lâchez-moi, milord, et laissez-moi en appeler de vous-même à vous-même… de Rothsay au prince d’Écosse. Je suis la fille d’un humble, mais honnête citoyen ; je suis presque l’épouse d’un brave et honnête homme. Si j’ai donné à Votre Altesse quelque encouragement pour agir de la sorte, je l’ai donné à mon insu. Après cela, je vous supplie de ne point user de votre pouvoir sur moi, et de me laisser partir. Votre Altesse ne peut rien obtenir de moi que par des moyens également indignes d’un chevalier et d’un homme. — Vous êtes hardie, Catherine, dit le prince ; mais, comme chevalier et comme homme, je ne puis me dispenser d’accepter un cartel. Je dois vous apprendre ce qu’on risque à faire de pareils défis. »

En parlant ainsi, il s’efforça de jeter de nouveau ses bras autour d’elle ; mais elle l’évita et elle reprit avec la même fermeté :

« J’ai autant de force, milord, pour me défendre dans une lutte honorable, que vous pouvez en avoir pour m’attaquer par des vues honteuses. Ne nous déshonorons point tous deux en me forçant au combat. Vous pouvez me briser les membres, ou appeler quelqu’un à votre aide pour me terrasser, mais autrement vous ne viendrez pas à bout de vos desseins. — Pour quelle brute me prenez-vous ? dit le prince. Je ne veux employer que la force nécessaire pour donner à une femme une excuse de sa propre faiblesse. »

Et il s’assit un peu ému.

« Alors réservez-la, dit Catherine, pour des femmes qui désirent de pareilles excuses. Ma résistance est celle de l’esprit le plus ferme que l’amour de l’honneur et la crainte de la honte puissent inspirer. Hélas ! milord, si vous réussissiez, vous briseriez tous les liens qui m’attachent à la vie, et tous ceux qui vous attachent à l’honneur. J’ai été amenée ici par une perfidie et par des ruses que j’ignore ; mais si je dois en partir déshonorée, ce sera pour dénoncer le destructeur de mon bonheur dans tous les pays de l’Europe. Je prendrais en main le bâton de pèlerin, et partout où la chevalerie est en honneur, partout où le nom de l’Écosse a été prononcé, je proclamerais l’héritier de cent rois, le fils du bon Robert Stuart, le descendant de l’héroïque Bruce, pour un homme perfide, sans foi, indigne de la couronne qu’il attend, et des éperons qu’il porte. Chaque femme, dans la vaste étendue de l’Europe, trouvera votre nom déshonorant pour ses lèvres… chaque chevalier vous tiendra pour félon, parjure au premier vœu de la chevalerie, la protection des femmes et la défense des faibles. »

Rothsay se leva, et la regardant d’un air mêlé de ressentiment et d’admiration : « Vous oubliez à qui vous parlez, jeune fille. Sachez que la distinction que je veux vous accorder, cent femmes dont vous êtes née pour porter la robe l’accepteraient avec gratitude. — Encore une fois, milord, gardez ces faveurs pour celles qui les prisent ; ou plutôt réservez votre temps et votre santé pour de plus nobles entreprises, pour la défense de votre pays et le bonheur de vos sujets. Hélas ! milord, avec quelle joie le peuple vous reconnaîtrait-il pour son chef ! Avec quelle joie il se presserait autour de vous, si vous lui témoigniez le désir de le défendre contre l’oppression des puissants, la violence de ceux qui méprisent les lois, la séduction des méchants, et la tyrannie des hypocrites ! »

Le duc de Rothsay, dont les sentiments vertueux s’éveillaient aussi facilement qu’ils s’évanouissaient, fut vivement ému de l’enthousiasme avec lequel elle parlait : « Pardonnez-moi si je vous ai effrayée, Catherine, dit-il, vous avez l’esprit trop élevé pour être le jouet d’un plaisir passager, et je m’étais mépris en pensant le contraire ; et moi, quand même votre naissance répondrait à la générosité de votre cœur et à votre beauté extraordinaire, je n’aurais pas de cœur à vous donner ; car ce n’est que l’hommage d’un cœur qu’on peut vous offrir. Mes espérances ont été flétries, Catherine. La seule femme que j’aie jamais aimée m’a été enlevée par un caprice politique, et une femme m’a été imposée, que je délesterais à jamais, eût-elle même la douceur et la bonté qui peuvent seules rendre une femme aimable à mes yeux. Ma santé s’éteint dès ma première jeunesse, et tout le bonheur qui me reste, c’est de cueillir le peu de fleurs que le court passage de la vie au tombeau pourra maintenant me présenter. Voyez mes joues desséchées, sentez mon pouls intermittent, ayez pitié de moi, et pardonnez-moi, si, lésé et dépouillé dans mes droits comme prince et comme homme, j’éprouve de temps en temps de l’indifférence pour les droits des autres, et me laisse aller au désir de satisfaire mes passions du moment. — Oh ! milord, » s’écria Catherine avec l’enthousiasme qui lui était particulier. « Je vous appellerai mon cher lord… car l’héritier de Bruce doit être cher à tout enfant de l’Écosse… ne me parlez pas ainsi, je vous en conjure ! Votre glorieux aïeul supporta l’exil, la persécution, la famine, les dangers d’une guerre inégale, pour affranchir son pays. Montrez le même courage pour vous affranchir vous-même. Arrachez-vous à ceux qui s’ouvrent le chemin des grandeurs en entretenant vos faiblesses. Méfiez-vous de ce perfide Ramorny ! vous ne le connaissez pas, j’en suis sûre ; vous ne pouvez le connaître. Mais le misérable qui, pour presser une fille de consentir à son déshonneur, osa menacer la vie de son vieux père, est capable de tout ce qu’il y a d’infâme, de tout ce qu’il y a de perfide. — Ramorny a-t-il donc fait cette menace ? dit le prince. — Oui, milord, il n’oserait le nier. — J’y songerai, répondit le duc. J’ai cessé de l’aimer ; mais il a beaucoup souffert pour moi, et il faut que ses services soient honorablement récompensés. — Ses services ! oh ! milord ; si les chroniques disent vrai, de tels services perdirent Troie et donnèrent aux infidèles la possession de l’Espagne. — Paix ! jeune fille ; parlez avec plus de réserve, je vous prie, » dit le prince en se levant ; « notre conférence est finie. — Encore un mot, milord duc de Rothsay, » dit Catherine avec chaleur : tandis que sa belle physionomie ressemblait à celle d’un ange descendu du ciel pour avertir un mortel. « Je ne puis vous dire ce qui m’inspire de parler si hardiment, mais le feu brûle dans mon cœur, et il faut qu’il en sorte. Quittez ce château à l’instant même ; l’air qu’on y respire est funeste pour vous ! Renvoyez ce Ramorny avant que le jour soit plus vieux de dix minutes ! Sa compagnie est très-dangereuse. — Quelle raison avez-vous pour parler ainsi ? — Aucune que je puisse dire, » répondit Catherine confuse de sa propre vivacité ; « aucune peut-être, si ce n’est mes craintes pour votre sûreté. — L’héritier de Bruce ne doit pas prêter l’oreille à des craintes vagues… holà ! quelqu’un ici. »

Ramorny entra et salua respectueusement le duc et la jeune fille, que peut-être il considérait au moment d’être élevée au grade de sultane favorite, et par conséquent comme ayant droit à une obéissance respectueuse.

« Ramorny, dit le prince, y a-t-il ici une femme honnête qui puisse servir de compagne à cette jeune fille jusqu’à ce que nous la renvoyions où elle peut désirer d’aller ? — Je crains, répliqua Ramorny, si Votre Altesse me permet de dire la vérité, que les honnêtes femmes ne soient pas communes dans cette demeure, et, pour parler avec franchise, je crois que la chanteuse est la plus décente de nous tous. — Qu’elle fasse donc compagnie à cette jeune personne, faute de mieux… Prenez patience, jeune fille, pour quelques heures. »

Catherine se retira.

« Comment, milord, vous séparez-vous si vite de la Jolie Fille de Perth ? c’est en vérité abuser de la victoire. — Il n’y a ici ni victoire ni défaite, » répondit le prince sèchement ; « la jeune fille ne m’aime pas, et je n’ai pas assez d’amour pour elle pour prendre la peine de vaincre ses scrupules. — Le chaste Malcom, la Vierge, revit dans un de ses descendants ! dit Ramorny. — De grâce, monsieur, faites trêve d’esprit ou choisissez un autre sujet pour vos plaisanteries. Il est midi, je crois, et vous m’obligerez en ordonnant qu’on serve le dîner. »

Ramorny sortit ; mais Rothsay crut remarquer un sourire sur ses traits. Être en butte aux satires de cet homme, c’était pour le prince une humiliation cruelle, néanmoins il invita le chevalier à dîner avec lui, et accorda le même honneur à Dwining. La conversation fut gaie et même licencieuse ; le prince lui-même encourageait ce ton, comme s’il eût voulu contrebalancer la sévérité de sa conduite du matin, que Ramorny, qui avait lu les anciennes chroniques, eut l’audace de comparer à la continence de Scipion.

Le banquet, malgré la faible santé du duc, se prolongea fort tard et bien au-delà des bornes de la tempérance. Soit uniquement l’effet de la force du vin qu’ils avaient bu, ou soit effet de la faiblesse de sa constitution, soit, ainsi qu’il est probable, que le dernier verre de vin qu’il prit eût été falsifié par Dwining, le prince, vers la fin du repas, tomba dans un sommeil léthargique dont il parut impossible de le réveiller. Sir John Ramorny et Dwining le portèrent à sa chambre avec l’assistance d’une troisième personne que nous nommerons dans la suite.

Le lendemain matin, on annonça que le prince était atteint d’une maladie contagieuse, et que, pour empêcher qu’elle ne se répandît dans la maison, personne ne serait admis auprès de lui, si ce n’est son ci-devant écuyer, le médecin Dwining et le domestique dont on a parlé précédemment. L’un d’eux semblait toujours rester dans l’appartement, tandis que les deux autres, dans leur communication avec le reste de la maison, observaient des précautions rigoureuses, de manière à confirmer la croyance que le prince était réellement atteint d’une maladie contagieuse.