Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 105-115).


CHAPITRE IX.

ROBERT III.


Si je sais comment arranger ces affaires qu’on me jette ainsi sur les bras, ne crois jamais un mot de ce que je te dirai.
Shakspeare. Richard II.


Dans l’après-midi du jour de Saint-Valentin, le prieur des dominicains était occupé à remplir ses devoirs de confesseur envers un pénitent de haute importance. Ce pénitent était un homme déjà vieux, de bonne figure, les joues fleuries et brillantes de santé, dont le cou était ombragé par une vénérable barbe blanche qui lui descendait jusqu’à la poitrine. Son œil bleu, large et vif, surmonté d’un front haut et vaste, exprimait la dignité, mais c’était la dignité habituée à recevoir les honneurs volontaires, et non pas celle qui sait les obtenir de force quand on les lui refuse. L’air d’extrême bonté qui régnait sur ce visage semblait toucher de près à la simplicité et à la faiblesse de caractère. Sur les cheveux gris de ce personnage était placé un petit cercle d’or ou coronnet, attaché à un bandeau d’étoffe bleue. Son rosaire, dont les grains étaient extrêmement gros, était d’or massif, assez grossièrement travaillé, mais orné de perles d’Écosse d’une grosseur et d’une beauté rares. C’étaient là les seuls ornements que portait cet homme ; et une longue robe de soie cramoisie, attachée par une ceinture de même couleur, composait tout son costume. Sa confession achevée, il se leva péniblement du coussin brodé sur lequel il était agenouillé, et s’aidant d’une béquille en ébène, il s’avança en boitant sans aucune grâce et même avec une peine visible, vers un siège de cérémonie surmonté d’un dais qui était placé pour lui près de la cheminée d’un bel et vaste appartement.

C’était Robert, troisième du nom, et le deuxième de l’infortunée famille des Stuarts qui occupait le trône d’Écosse. Il avait des vertus précieuses, et n’était pas sans talents ; mais à son grand malheur, chez lui, comme chez les descendants de sa race vouée à l’infortune, ses qualités n’étaient pas celles qui étaient nécessaires au rôle qu’il devait jouer sur la terre. Le roi d’un peuple aussi fier que les Écossais d’alors aurait dû être belliqueux, prompt et actif, libéral à récompenser les services, sévère à punir les crimes, et mener une vie propre à le faire craindre aussi bien que chérir. Les qualités de Robert III étaient l’opposé de tout cela : dans sa jeunesse il avait bien vu des batailles, mais sans jamais s’y distinguer ; jamais aussi il n’avait manifesté cet amour chevaleresque de la guerre et du péril, ni l’ardent désir de se distinguer par de dangereux exploits, qu’on s’attendait alors à trouver en tous ceux qui avaient une noble naissance et des prétentions au pouvoir.

D’ailleurs sa carrière militaire fut très-courte ; étant encore comte de Carrick, il reçut, au milieu du tumulte d’un tournois, une ruade du cheval de sir James Douglas de Dalkeith ; ce coup le rendit boiteux pour le reste de sa vie et absolument incapable de prendre part soit à la guerre, soit aux fêtes militaires, qui en étaient l’image. Comme Robert n’avait jamais montré grande prédilection pour les exercices violents, il ne déplora sans doute pas beaucoup l’infirmité qui l’exemptait de ces scènes actives. Mais ce malheur ou plutôt les suites de ce malheur le dégradèrent aux yeux d’une noblesse fière et d’une nation belliqueuse. Il fut obligé de se décharger du poids des affaires tantôt sur un membre de sa famille, tantôt sur un autre, leur conférant quelquefois le titre même et toujours le pouvoir de lieutenant général du royaume. Son affection paternelle l’avait disposé à réclamer l’assistance de son fils aîné, jeune homme de courage et de talent, que dans sa tendresse il avait créé duc de Rothsay, afin de lui donner de son vivant la possession d’une dignité à peu près égale à celle du trône. Mais la tête du jeune prince était trop étourdie et sa main trop faible pour manier le sceptre avec dignité : quoique passionné pour la puissance, le plaisir était la passion favorite du prince ; et la cour était troublée, le pays scandalisé par le nombre des amours fugitives et des aventures galantes qu’on pouvait reprocher à celui qui aurait dû donner l’exemple de l’ordre et de la régularité à la jeunesse du royaume.

La conduite licencieuse du duc de Rothsay était d’autant plus répréhensible aux yeux du public, qu’il était marié ; quoique certaines personnes dont la jeunesse, la grâce, la gaieté et le bon naturel de ce prince avaient gagné les cœurs, fussent d’opinion qu’on pouvait trouver une excuse de son libertinage dans les circonstances de son mariage même. On se souvenait fort bien que ce mariage avait été tout à fait traité par son oncle, le duc d’Albany, qui gouvernait alors le roi infirme et timide, et qui avait la réputation d’influencer les dispositions de son frère et son souverain, de manière à compromettre fortement les intérêts et les espérances du jeune héritier. Par les machinations d’Albany, la main de l’héritier présomptif de la couronne fut presque mise à l’encan, car tout le monde sut que le noble Écossais qui donnerait la plus belle dot à sa fille pouvait aspirer à l’élever jusqu’à la couche du duc de Rothsay.

Dans la lutte qui s’ensuivit, George, comte de Dunbar et de March, qui possédait par lui-même ou par ses vassaux une grande partie de la frontière de l’est, fut préféré aux autres compétiteurs, et sa fille, à la satisfaction mutuelle du jeune couple, fut fiancée au duc de Rothsay.

Mais il restait une troisième personne à consulter, et qui n’était autre que le terrible Archibald, comte de Douglas, redoutable par l’étendue de ses propriétés, par les charges et les juridictions dont il était investi, et par ses qualités personnelles de sagesse et de valeur b qualités qui se trouvaient, chez lui, réunies à un orgueil indomptable et à un amour de vengeance plus que féodal. Le comte touchait aussi de fort près au trône, car il avait épousé la fille aînée du monarque régnant.

Après les fiançailles du duc de Rothsay et de la fille du comte de March, Douglas, comme s’il eût différé d’intervenir dans la négociation, pour montrer que lui seul pouvait la conclure, entra dans la lice pour faire déchirer le contrat. Il proposa, avec sa fille Marjory, des biens plus considérables que n’en avait offert le comte de March, et déterminé par sa propre cupidité et par la crainte de Douglas, Albany mit en jeu toute son influence sur le timide monarque, et réussit à obtenir de lui qu’on annulerait le contrat passé avec le comte de March, et qu’on marierait le duc de Rothsay à Marjory Douglas, femme qu’il ne pouvait aimer. Aucune excuse ne fut présentée au comte de March, sinon que les fiançailles entre le prince et Élisabeth de Dunbar n’avaient pas été approuvées par les États du parlement, et que jusqu’à cette ratification le contrat était susceptible d’être rompu. Le comte ressentit profondément l’injure faite à lui et à sa fille, et l’on crut généralement qu’il méditait une vengeance, que sa grande influence sur la frontière anglaise le mettait à même d’exercer.

Cependant le duc de Rothsay, irrité du sacrifice que l’on avait fait de sa main et de ses inclinations à cette intrigue d’État, montra son déplaisir à sa manière, en négligeant sa femme, en méprisant son formidable et dangereux beau-père, en témoignant peu de respect à l’autorité du roi lui-même, et point du tout aux remontrances d’Albany, son oncle, qu’il considérait comme son ennemi avoué.

Au milieu de ces dissensions intérieures, qui déchiraient sa famille et qui s’étendaient dans les conseils et l’administration, introduisant partout les funestes effets de l’incertitude et de la désunion, le faible monarque avait été quelque temps soutenu par les avis de la reine Annabella, fille de la noble maison de Drummond, douée d’une sagacité profonde et d’une fermeté d’esprit, qui exerçaient quelque influence sur la légèreté d’un fils qui la respectait, et soutenaient souvent la résolution vacillante de son royal époux. Mais, après sa mort, le faible monarque ne ressembla à rien tant qu’à un vaisseau chassé de ses ancres et ballotté par des courants contraires. Généralement parlant, on pourrait dire de Robert qu’il chérissait son fils… qu’il éprouvait du respect et de la terreur pour le caractère de son frère Albany, caractère beaucoup plus ferme que le sien propre… qu’il éprouvait pour Douglas une terreur presque instinctive, et soupçonnait la loyauté du brave, mais inconstant comte de March. Mais ses sentiments à l’égard de ces divers personnages étaient si mêlés et si compliqués, que de temps à autre ils paraissaient entièrement différents de ce qu’ils étaient en réalité ; et selon l’influence qui avait été la dernière exercée sur son esprit flexible, le roi pouvait devenir de père indulgent, père sévère et même cruel ; de frère confiant, frère jaloux ; de souverain doux et bienveillant, tyran méfiant et colère. Comme le caméléon, son faible esprit réfléchissait la couleur du caractère plus ferme dont il empruntait pour l’instant les lumières et les secours. Et quand il quittait l’avis d’un membre de sa famille pour prendre conseil d’un autre, ce n’était pas chose extraordinaire que de voir un changement total dans l’administration, à la fois préjudiciable à la réputation du roi et dangereux pour la sûreté du royaume.

Il s’ensuivit naturellement que le clergé de l’Église catholique obtint une grande influence sur un homme dont les intentions étaient excellentes, mais la résolution éminemment incertaine. Robert était tourmenté non-seulement par la conscience des erreurs qu’il avait réellement commises, mais encore par les craintes accablantes qui, à propos de peccadilles, naissent dans un esprit timide et superstitieux. Il est donc à peine nécessaire d’ajouter que les ecclésiastiques de toutes classes avaient un grand ascendant sur ce prince facile, puisqu’à cette époque leur influence était telle, que peu ou point de personnes y échappaient, quel que fût d’ailleurs leur caractère… Nous revenons maintenant à notre histoire, après cette longue digression sans laquelle ce que nous avons à raconter aurait pu n’être pas bien compris.

Le roi s’était dirigé péniblement vers le fauteuil chargé de coussins et surmonté d’un dais, qui avait été préparé pour lui, et s’y laissa tomber avec plaisir, comme un homme indolent qui avait été quelque temps retenu forcément dans une position incommode. Lorsqu’il fut assis, les traits nobles et vénérables du bon vieillard exprimaient la bienveillance. Le prieur, qui se tenait debout en face du fauteuil royal, avec un air de profonde déférence, qui déguisait la hauteur naturelle de son port, était un homme entre quarante et cinquante ans, mais sa chevelure conservait, tout à fait intacte, sa teinte noire et brillante. Des traits fins et un regard pénétrant attestaient les talents par lesquels le vénérable père était arrivé à ces hautes fonctions dans la communauté qu’il présidait, et nous pouvons ajouter, dans les conseils du royaume, où souvent prévalaient ses avis. Les objets principaux que son éducation et ses habitudes lui avaient appris à garder en vue étaient l’extension de la puissance et de la richesse de l’Église, et la destruction de l’hérésie ; il s’efforçait d’atteindre les deux fins par tous les moyens que lui procurait sa haute position. Cependant il honorait sa religion par la sincérité de sa foi, et par la moralité qui guidait sa conduite dans toutes les occasions ordinaires. Les défauts du prieur Anselme, quoiqu’ils l’entraînassent à d’énormes erreurs, et quelquefois même à la cruauté, étaient plutôt, peut-être, ceux de son siècle et de son état… ses vertus lui appartenaient.

« Ces choses faites, dit le roi, et les terres dont je vous ai parlé une fois assurées à ce monastère par un don royal, vous pensez, mon père, que je serai assez avant dans les bonnes grâces de notre sainte mère l’Église pour m’appeler son respectueux fils ? — Certainement, mon souverain, répondit le prieur ; plût à Dieu que tous les enfants de l’Église apportassent à l’efficace sacrement de la confession une aussi profonde conviction de leurs erreurs, et autant de désir de réparer leurs torts ! Mais j’adresse ces paroles consolantes, non à Robert, roi d’Écosse, mais seulement à mon humble et pieux pénitent, Robert Stuart de Carrick. — Vous me surprenez, mon père ; j’ai peu de remords sur la conscience pour tout ce que j’ai pu faire en ma qualité de souverain, puisque je suis moins ma propre opinion que l’avis des plus sages conseillers. — C’est là que gît le danger, sire, répliqua le prieur. Le saint-père reconnaît dans chacune des pensées, des paroles et des actions de Votre Majesté, un obéissant vassal de la sainte Église ; mais il est des conseillers pervers qui obéissent à l’intérêt de leur mauvais cœur, en abusant du caractère bon et facile de leur monarque, et en le poussant, sous prétexte de servir ses intérêts personnels, à des actes préjudiciables à son salut éternel. »

Le roi Robert se redressa dans son fauteuil, et prit un air d’autorité qu’il ne déployait pas d’ordinaire, quoiqu’il lui allât à merveille.

« Prieur Anselme, dit-il, si vous avez découvert quelque chose dans ma conduite, comme roi ou simple particulier, qui puisse mériter la censure que vos paroles semblent indiquer, votre devoir est de parler clairement, et je vous commande de le faire. — Mon souverain, vous serez obéi, » répliqua le prieur avec une profonde inclination ; puis, se relevant et prenant la dignité qui convenait à son rang dans l’Église, il dit : « Apprenez par ma bouche les paroles de notre saint-père le pape, successeur de saint Pierre, à qui ont été transmises les clefs, avec le double pouvoir de lier et de délier. Ô Robert d’Écosse ! pourquoi n’as-tu pas admis au siège de Saint-André Robert de Wardlaw, que le pontife avait désigné pour occuper ce siège ? Pourquoi faire de tes lèvres profession d’une soumission respectueuse à l’Église, quand tes actions proclament une disparité choquante et la désobéissance intérieure ? L’obéissance vaut mieux que les sacrifices. — Sire prieur, » dit le monarque avec un air que son rang élevé rendait convenable, « nous pouvons bien nous dispenser de répondre sur ce sujet, puisque c’est une affaire qui nous concerne, nous et les États du royaume, mais qui n’affecte en rien notre conscience privée. — Hélas ! dit le prieur, et quelle conscience affectera-t-elle au dernier jour ? Quel est, parmi vos lords armés ou vos riches bourgeois, celui qui s’interposera entre son roi et le châtiment qu’il aura mérité en suivant une politique séculière dans des affaires ecclésiastiques ? Sache, puissant roi, que, quand même tous les chevaliers de ton royaume seraient rangés autour de toi pour te garantir des traits ardents de la foudre, ils seraient consumés comme un parchemin séché devant la flamme d’une fournaise. — Bon père prieur, » dit le roi, car sur sa conscience timorée cette espèce de langage manquait rarement de faire impression, « à coup sûr, vous m’accusez trop sévèrement. Ce fut durant ma dernière indisposition et pendant que Douglas avait, en sa qualité de lieutenant général, l’autorité royale en Écosse, que s’éleva le malheureux empêchement à la réception du primat. Ne me blâmez donc pas de ce qui est arrivé lorsque j’étais incapable de conduire les affaires du royaume, et forcé de déléguer mon pouvoir à un autre. — Vous en avez dit assez quant à votre sujet, répliqua le prieur ; mais si l’obstacle s’éleva pendant la lieutenance du comté de Douglas, le légat de Sa Sainteté demandera pourquoi il n’a pas été sur-le-champ levé, quand le roi a repris dans ses royales mains les rênes de l’autorité. Douglas le Noir peut faire beaucoup, plus peut-être qu’un sujet ne devrait pouvoir faire dans le royaume de son souverain ; mais il ne peut s’interposer entre Votre Majesté et sa propre conscience, ni vous affranchir des obligations envers la sainte Église que vous impose votre titre de roi. — Mon père, » dit Robert quelque peu impatienté, « vous êtes trop péremptoire dans cette affaire, et vous devriez au moins attendre que nous ayons le temps d’y chercher remède. De tels disputes se renouvelèrent souvent pendant le règne de nos prédécesseurs, et notre royal et bienheureux aïeul, saint David, ne résigna point ses privilèges comme monarque, sans lutter pour les défendre, quoiqu’il fût engagé dans une querelle avec le saint-père lui-même. — Et c’est en quoi ce bon et grand roi ne se montra ni sage ni saint. Aussi fut-il livré à ses ennemis pour être vaincu et dépouillé, quand il leva son épée contre les bannières de saint Pierre, de saint Paul et de saint Jean de Béverley, dans la guerre de l’étendard. Ce fut bien lui qui, comme son homonyme le fils de Jessé, eut son péché puni en ce monde, et non enregistré contre lui pour le jour terrible du jugement. — Bien, bon prieur, bien, en voilà assez pour le moment : s’il plaît à Dieu, le saint-siège n’aura point à se plaindre de moi. J’en prends Notre-Dame à témoin ; je ne voudrais pas, pour la couronne que je porte, me charger la conscience du moindre mal fait à notre mère l’Église. Nous avons toujours craint que le comte de Douglas ne fût trop attaché à la gloire fugitive et aux avantages temporels, pour s’occuper autant qu’il le devrait des avantages qui concernent un monde futur. — Il n’y a pas long-temps encore, dit le prieur, que le comte s’est établi de force dans le monastère d’Aberbrotock avec mille hommes à sa suite, et que l’abbé fut contraint à lui fournir ce dont il avait besoin pour ses gens et leurs chevaux, et c’est là ce que le comte appelle jouir de l’hospitalité qu’il a droit d’exiger, parce que ses ancêtres ont contribué à la fondation du couvent. Assurément il vaudrait mieux rendre à Douglas ses terres que se soumettre à de telles excursions, qui ressemblent plutôt à la conduite licencieuse de brigands et de bandits montagnards qu’à celle d’un bon chrétien. — Les Douglas, » dit le roi avec un soupir, « sont d’une race à laquelle on ne peut dire non ; mais, père prieur, je suis peut-être moi-même un intrus du même genre ; car je séjourne depuis long-temps parmi vous, et ma suite, quoique bien moins nombreuse que celle de Douglas, l’est assez pourtant pour vous embarrasser, puisqu’il vous faut pourvoir à leur entretien journalier. Et quoique nous ayons ordonné d’aller au dehors chercher des provisions pour alléger vos charges, si cependant nous vous gênons, il serait convenable que nous partissions à l’instant. — Ah ! Notre-Dame nous en garde ! » s’écria le prieur, qui, tout désireux qu’il était de sa puissance, n’avait pas d’avarice dans le cœur, et montrait souvent même de la générosité et de la magnificence ; « certainement le monastère des dominicains peut donner à son souverain l’hospitalité que la maison offre à toute personne sans asile, qui veut bien la recevoir des mains des pauvres serviteurs de Dieu. Non, mon royal maître ; venez avec une suite dix fois plus considérable que cette fois, vos gens ne manqueront jamais ni d’une mesure d’avoine, ni d’un brin de paille, ni d’un morceau de pain, ni d’une once de nourriture. Autre chose est d’employer les revenus de l’Église, qui sont beaucoup plus grands que n’en doivent dépenser ou souhaiter des moines, à la réception convenable et respectueuse de Votre Majesté ; autre chose est d’en être dépouillés par les mains d’hommes turbulents et grossiers, dont l’amour pour la rapine n’est limité que par l’amour du pouvoir. — C’est bien, bon prieur, dit le roi ; maintenant, pour abandonner un moment les affaires d’État, Votre Révérence peut-elle nous dire comment les bons citoyens de Perth ont commencé le jour de leur Saint-Valentin ? galamment, joyeusement, et paisiblement, je l’espère. — Pour galamment, mon souverain, je m’y connais bien peu ; quant à paisiblement, trois ou quatre hommes, dont deux cruellement blessés, sont venus ce matin avant la pointe du jour demander asile dans l’enceinte et dans le sanctuaire, poursuivis par les malédictions et les cris des citoyens en chemise, portant bâtons, bûches, haches d’armes et sabres à deux mains, et criant tous à l’envi : « Tuez ! tuez ! » Ils se sont même fâchés contre notre portier qui avait introduit les fugitifs dans la galilée[1] de l’église ; ils sont restés quelques minutes à crier et à frapper contre la poterne, demandant qu’on leur livrât les coupables. J’ai eu peur que leur horrible tapage n’interrompît le sommeil de Votre Majesté, et ne lui causât quelque surprise. — Mon sommeil aurait pu être troublé, dit le monarque ; mais des actes de violence ne pouvaient exciter ma surprise ! Hélas ! révérend père, il n’y a qu’un endroit en Écosse où les gémissements de la victime et les menaces de l’oppresseur ne soient pas entendus, et cet endroit, mon père, c’est la tombe. »

Le prieur demeura dans un respectueux silence, sympathisant au chagrin d’un monarque dont la tendresse de cœur allait si mal avec l’état et les mœurs de son peuple.

« Et qu’avez-vous fait des fugitifs ? » demanda Robert après un moment de réflexion.

« Certainement, sire, dit le prieur, on les a congédiés, comme ils le désiraient, avant le lever du jour ; et après que nous eûmes envoyé reconnaître si aucune embuscade d’ennemis ne les attendait dans le voisinage, ils se retirèrent en paix. — Ne savez-vous pas, poursuivit le roi, quels étaient ces hommes, et pourquoi ils sont venus se réfugier chez nous ? — Ils sont venus à propos d’une querelle avec les bourgeois ; mais pourquoi cette querelle, nous n’en savons rien. La règle de notre maison est d’accorder un asile de vingt-quatre heures, sans adresser la moindre question aux pauvres malheureux qui le réclament. S’ils désirent rester plus long-temps, il faut que le motif qui les force à demeurer dans le sanctuaire soit écrit sur le registre du couvent. Et que notre saint patron soit loué ! bon nombre de gens ont échappé à la rigueur de la loi, grâce à cette protection temporaire, au lieu que, si nous avions connu le genre de leurs crimes, nous aurions pu nous croire forcés de les livrer à leurs persécuteurs. »

Pendant que le prieur parlait, une idée confuse vint au monarque, que le privilège du sanctuaire devait apporter un grand obstacle au cours de la justice dans son royaume. Mais il repoussa cette pensée, comme si c’eût été une supposition de Satan, et il eut grand soin que pas un mot ne trahît devant l’ecclésiastique qu’il avait éprouvé un sentiment si profane ; c’est pourquoi il se hâta de changer de sujet.

« Le soleil, dit-il, marche lentement sur le cadran. Après le triste événement que vous venez de m’apprendre, je m’étonne que les lords de mon conseil ne soient pas déjà venus pour examiner les tristes circonstances de cette malheureuse querelle. Ce fut une mauvaise fortune qui me donna un peuple à gouverner, au milieu duquel il me semble que je suis le seul homme qui désire le repos et la tranquillité ? — L’Église désire toujours le repos et la tranquillité, » ajouta le prieur, ne laissant pas même une proposition si générale échapper à l’esprit abattu du pauvre roi, sans insister sur une restriction qui sauvât l’honneur de l’Église.

« C’est ce que nous voulions dire, répliqua Robert. Néanmoins, père prieur, vous m’accorderez que l’Église, quand elle apaise les querelles, comme sans doute c’est son intention, ressemble à la ménagère affairée qui met en mouvement la poussière qu’elle veut essuyer. »

À cette remarque le prieur aurait bien voulu répondre ; mais la porte de l’appartement s’ouvrit, et un huissier de la chambre annonça le duc d’Albany.



  1. On appelait ainsi la chapelle qui dans les églises catholiques était réservée aux excommuniés et aux malfaiteurs qui réclamaient l’asile.