Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 89-105).


CHAPITRE VIII.

LE BONNETIER.


Sur les frontières d’Annaudale, les braves Johnstones vont à cheval ; il y a mille ans qu’ils y sont, ils y seront encore mille ans.
Vieille Ballade.


Après avoir esquissé l’histoire et le caractère de sir Patrick Charteris, prévôt de Perth, dans le dernier chapitre, retournons maintenant vers la députation qui se réunissait au rendez-vous de la porte de l’Est, pour aller à Kinfauns déposer ses plaintes aux pieds de ce dignitaire.

Simon Glover venait le premier sur un palefroi à l’amble, qui avait eu quelquefois l’honneur de porter la personne plus gracieuse et plus légère de la charmante Catherine Glover ; le gantier tenait son manteau relevé de manière à se cacher la moitié du visage, et semblait dire ainsi qu’il désirait n’être pas interrogé ni retardé ; peut-être cependant ne s’était-il drapé de cette manière que pour se garantir du froid. La plus vive inquiétude régnait sur son front ; car, plus il méditait sur l’affaire où il était engagé, plus elle lui semblait difficile et périlleuse ; il saluait seulement ses amis par des gestes silencieux, à mesure qu’ils venaient au rendez-vous.

Un vigoureux cheval noir, de la vieille race de Galloway, petit de taille, qui n’avait pas plus de quatorze paumes, mais qui avait les épaules larges, les membres forts, bien accouplés et bien arrondis, conduisit le brave Smith à la porte de l’Est. Un connaisseur aurait remarqué dans l'œil de l’animal une étincelle de ce caractère vicieux qui accompagne d’ordinaire une forme très-vigoureuse et très-dure à la fatigue ; mais le poids, les harnais, et la main du cavalier, l’exercice soutenu d’un long voyage encore récent, avaient pour le présent abattu son opiniâtreté. Henri Smith venait avec l’honnête fabricant de bonnets, celui-ci, comme on l’a déjà dit, était un petit homme tout rond et à courtes jambes ; enveloppé d’un manteau écarlate sur lequel reposait une carnassière ; il était perché comme une petite pelote rouge au sommet d’une selle gigantesque. La selle et l’individu étaient sanglés sur l’épine dorsale d’une grande jument flamande, qui tenait le nez levé en l’air comme un chameau ; elle avait une longue touffe de poils à chaque pieds, et chaque sabot avait pour le moins la circonférence d’une poêle à frire. Le contraste entre la bête et le cavalier était si bizarre et si extraordinaire que, tandis que les passants se creusaient la tête à chercher comment il avait pu monter jusque-là, ses amis pressentaient déjà avec douleur les dangers qu’il courrait pour descendre ; car les pieds du cavalier si haut juché étaient loin de venir jusqu’au bas de la selle. Il s’était joint au forgeron, dont il avait épié le passage dans l’intention de faire route avec lui. Car c’était l’opinion d’Olivier Proudfute que des hommes d’action se montraient plus avantageusement quand ils étaient l’un près de l’autre ; et il fut ravi quand un polisson de la dernière classe sut se contenir assez pour s’écrier, sans rire aux éclats : « Voilà l’orgueil de Perth ! voilà les redoutables artisans, le vaillant Smith du Wynd et le hardi bonnetier ! »

Il est vrai que le drôle qui criait ainsi poussait en même temps sa langue dans sa joue, en regardant quelques autres gamins dignes de lui ; mais comme le bonnetier ne voyait pas cet aparté, il lui jeta généreusement un sou d’argent pour l’encourager à respecter les gens belliqueux. Cette munificence attira à leur suite une bande d’enfants riant et criant, jusqu’à l’instant où Henri Smith faisant volte-face menaça de fouetter le premier qui crierait encore, menace dont ils n’attendirent pas l’exécution.

« Voici les témoins ; nous voilà, » s’écria le petit homme au grand cheval, lorsqu’ils rejoignirent Simon Glover à la porte de l’Est ; « mais où sont ceux qui nous doivent appuyer ? Ah ! frère Henri, l’autorité est un fardeau qu’un âne porte mieux qu’un cheval fringant ; elle ne servirait qu’à embarrasser les mouvements de jeunes gaillards tels que nous. — Je souhaiterais bien vous voir porter un peu de ce poids, digne maître Proudfute, répliqua Henri Gow ; ne fût-ce que pour vous affermir en selle ; car vous sautez comme si vous dansiez une gigue sur votre cheval, sans vous aider de vos jambes. — Oui, oui, je me lève sur mes étriers pour éviter les cahots. Elle est terriblement dure cette mienne jument ; mais elle m’a porté à travers plaines et forêts, elle m’a sauvé de certains pas assez périlleux. Aussi Jézabel et moi nous ne nous séparons point. Je l’appelle Jézabel du nom de la princesse de Castille. — Vous voulez dire Isabelle, je suppose, répliqua Henri. — Oui, Isabelle ou Jézabel, c’est la même chose, vous savez. Mais voici enfin le bailli Craigdallie avec cette pauvre, cette rampante, cette lâche créature, l’apothicaire Dwining. Ils ont amené deux officiers de ville avec leur escorte, pour garder leurs augustes personnes. S’il est une chose que je haïsse au monde, c’est un ignoble valet comme Dwining ! — Prenez garde qu’il n’entende ce que vous dites, reprit Henri. Je vous dis, bonnetier, qu’il y a plus à craindre de ce frêle et mince cadavre que de vingt lurons vigoureux comme vous. — Bah ! Smith le pourfendeur, vous voulez vous rire de moi, » dit Olivier, en baissant la voix pourtant, et lançant un coup d’œil vers l’apothicaire, comme pour découvrir dans quelle partie de ce corps chétif, dans quel trait de cette maigre figure gisait l’apparence du péril ; et rassuré par cet examen, il reprit hardiment : « Lames et boucliers, l’ami ! je combattrais de grand cœur une douzaine de gaillards comme Dwining ; que pourrait-il faire à quiconque aurait du sang dans les veines ? — Il pourrait lui administrer une dose de médecine, » répondit l’armurier d’un ton bref.

Ils n’eurent pas le temps de causer davantage ; car le bailli Craigdallie leur cria de prendre la route de Kinfauns, et lui-même en donna l’exemple. Pendant qu’ils avançaient au petit pas, la conversation tomba sur la réception qu’ils pouvaient attendre de leur prévôt, et sur l’intérêt qu’il prendrait à l’agression dont ils venaient se plaindre. Le gantier surtout était découragé, et il parla plus d’une fois d’une manière qui témoignait qu’il eût désiré, même alors, voir abandonner cette affaire. Toutefois il ne s’expliquait pas fort ouvertement, craignant peut-être qu’en le voyant hésiter on n’en tirât quelque conclusion peu honorable pour sa fille. Dwining semblait partager son opinion, mais parlait avec plus de précaution que dans la matinée.

« Après tout, dit le bailli, quand je songe à tous les dons gratuits et volontaires dont la bonne ville a comblé monseigneur le prévôt, je ne puis croire qu’il balance à se montrer. Plus d’une forte barque, chargée de vin de Bordeaux, a quitté la côte du sud pour venir se décharger sous les murs du château de Kinfauns. J’ai quelque droit d’en parler, puisque c’était moi qui faisais l’importation. — Et moi, » dit Dwining avec sa voix criarde, « je puis parler de délicates confections, d’admirables confitures, de pains faits de la meilleure farine, et même de gâteaux entiers de ce rare et délicieux assaisonnement que les hommes appellent sucre, qui sont venus au château pour embellir un banquet de noces, une fête d’église, ou telle autre réjouissance. Mais, mon Dieu ! bailli Craigdallie, le vin est bu, les confitures sont mangées, et le cadeau est oublié quand la saveur en est passée. Hélas ! voisin, le festin de Noël dernier est parti comme la neige de l’année dernière… — Mais on lui a donné aussi des gants pleins de pièces d’or, dit le magistrat. — Je sais bien qui les a travaillés, » dit Simon, chez qui le souvenir de sa profession se mêlait à toute autre pensée. « Il y avait un gant de chasse pour milady, je l’avais fait un peu large, mais Sa Seigneurie n’y trouva point à redire, en considération de la doublure. — Eh bien, allons, dit le bailli Craigdallie, j’ai donc dit la vérité ; et si le cadeau a disparu, c’est la faute du prévôt, et non de la ville ; car cela ne pouvait ni se boire, ni se manger.

« Je pourrais aussi parler d’une excellente armure, dit le forgeron ; mais, Coqan na schie[1] ! comme dit Jean des Highlands, je crois que le chevalier fera son devoir à l’égard de la ville, en paix comme en guerre ; et il n’est pas besoin de calculer les cadeaux de la bonne ville, jusqu’à ce que nous voyions qu’il n’en garde aucune reconnaissance. — C’est ce que je disais, » cria notre ami Proudfute du haut de sa jument ; « nous autres bonnes lames, nous ne saurions avoir l’esprit assez bas pour calculer le vin et les noix avec un ami tel que sir Patrick Charteris. Mais, croyez-moi, un bon coureur de bois comme sir Patrick doit regarder le droit de chasser toute espèce de gibier sur les terres de la ville comme un haut privilège, d’autant plus que c’est une faveur qu’il partage avec le roi seul. »

Tandis que le bonnetier parlait, on entendit à gauche les cris, Soso… waw waw… haw, dont un chasseur au faucon excite son oiseau.

« Il me semble que voilà un drôle qui use du privilège dont vous parlez, et qui, selon toute apparence, n’est ni roi ni prévôt, dit Henri Gow. — Oui, vraiment, je le vois, » répondit le bonnetier, qui crut trouver une excellente occasion d’acquérir de l’honneur. « Vous et moi, intrépide Smith, nous allons piquer vers lui, et nous lui ferons subir un interrogatoire. — Venez donc ! » s’écria l’armurier ; et son compagnon piqua des deux et partit, ne doutant pas que Gow ne fût à ses talons.

Mais Craigdallie retint le cheval de Henri par la bride… « Restez près de l’étendard, dit-il, et voyons comment va réussir notre chevau-léger ; s’il attrape quelque taloche, il n’en sera que plus tranquille le reste du jour. — À en juger par ce que je vois déjà, répliqua le forgeron, c’est une faveur sur laquelle il peut compter. Je parie que ce drôle qui s’arrête si impudemment à nous regarder, comme s’il était à la plus légitime partie de chasse du monde, est attaché à quelqu’un des seigneurs du sud, autant que j’en peux juger au pas de son cheval, à son casque rouillé surmonté d’une plume de coq, et à sa longue épée à deux mains. Ce sont des gens qui vivent si près de l’Angleterre, que la casaque noire est toujours sur leur dos, et ils sont aussi prodigues de coups qu’agiles des doigts. »

Tandis qu’ils raisonnaient ainsi sur l’issue de la rencontre, le vaillant bonnetier commença à retenir Jézabel, afin que le forgeron, qu’il croyait encore derrière lui, pût le rejoindre et s’avancer, sinon le premier, du moins à côté de lui. Mais quand Olivier Proudfute aperçut son compagnon à cent verges de distance tranquillement arrêté avec le reste de la troupe, la chair du champion, comme celle du vieux général espagnol, commença à trembler, par crainte des dangers où allait le jeter son esprit aventureux. Cependant l’assurance que le voisinage de ses amis le protégerait, l’espérance que la vue de pareils gaillards intimiderait le coupable, qui était seul, et enfin la honte d’abandonner une entreprise volontairement commencée devant un aussi grand nombre de personnes, lui firent surmonter la violente envie de faire faire un demi-tour à droite à Jézabel, et de revenir vers ses amis aussi vite que les jambes de sa jument pourraient l’y conduire. Il continua donc de s’avancer vers l’inconnu, qui augmenta beaucoup sa frayeur en mettant son petit bidet à un trot vigoureux, pour venir à sa rencontre. À la vue de ce mouvement, sans doute offensif, notre héros regarda plus d’une fois par-dessus son épaule gauche, comme pour s’assurer des moyens de retraite qui lui restaient ; enfin il s’arrêta net. Mais le Philistin était arrivé avant que le bonnetier se fût déterminé à combattre ou à fuir, et c’était un Philistin de fort mauvaise mine. Son corps était maigre et sec, sa figure traversée par deux ou trois affreuses balafres, et au total il semblait être de ces gens accoutumés à dire : « Halte là, et rends-toi. »

Cet individu entama la conversation en s’écriant d’une voix aussi effrayante que son aspect « Le diable vous emporte, vilain coucou ! pourquoi galoper ainsi au travers de la plaine pour effaroucher mon gibier. — Digne étranger, » répliqua notre ami du ton d’une pacifique remontrance, « je suis Olivier Proudfute, bourgeois de Perth, et homme de quelque considération ; et voici l’honorable Craigdallie, le doyen des baillis de la ville, avec le brave Smith du Wynd, et trois ou quatre autres hommes armés, qui désirent savoir votre nom, et pourquoi vous venez prendre votre plaisir sur ces terres qui appartiennent à la ville de Perth… quoique, je vous l’assure en leur nom, leur désir ne soit aucunement de se quereller avec un gentilhomme ou un étranger à propos d’une faute accidentelle ; seulement c’est leur usage, leur coutume de n’accorder une telle permission que lorsqu’elle leur est dûment demandée ; et… et… en conséquence, je désire savoir votre nom, mon digne monsieur. »

L’air sombre et dédaigneux avec lequel le fauconnier avait regardé Olivier Proudfute durant sa harangue, l’avait grandement déconcerté, et le ton de l’enquête avait été tout différent de ce qui eût semblé convenable au bonnetier, s’il avait eu Henri Gow près de lui.

Néanmoins, toute modifiée qu’était la harangue, l’étranger y répondit par une grimace de fort mauvaise augure, que les cicatrices de son visage firent paraître encore plus repoussante. « Qu’avez-vous besoin de savoir mon nom ? Mon nom est Dick du Diable de Hellgarth, bien connu dans l’Annandale pour un noble Johnstone. J’accompagne le hardi laird de Wamfray, qui marche avec son parent, le redouté lord de Johnstone, qui va de compagnie avec le brave comte de Douglas ; et le comte, le lord, le laird, et moi l’écuyer, nous lançons nos faucons où nous trouvons du gibier, sans demander jamais à qui appartient le domaine que nous parcourons. — Je remplirai votre message, monsieur, » répondit Olivier Proudfute assez humblement ; car il commençait à souhaiter vivement de se pouvoir tirer d’une ambassade qu’il avait si témérairement entreprise, et il allait tourner la tête de son cheval, quand l’homme de l’Annandale ajouta :

« Et recevez ceci pour votre salaire, afin de vous souvenir du jour où vous avez rencontré Dick du Diable, et de vous garder une autre fois d’interrompre la chasse d’un homme qui porte l’éperon ailé sur son épaule. »

Tout en parlant ainsi, il appliqua deux ou trois bons coups de cravache sur la tête et sur le corps du malavisé fabricant de bonnets. Quelques-uns atteignirent Jézabel, qui se mit à bondir, étendit son cavalier sur le gazon, et s’en revint au galop vers le groupe de citoyens.

Proudfute, ainsi renversé, se mit à crier au secours d’une voix fort peu virile, et en même temps à implorer merci d’un ton lamentable ; car son antagoniste, descendant de cheval, lui mit un large couteau de chasse sous la gorge, et commença de fouiller les poches du malheureux bourgeois et même son carnier, jurant, avec d’épouvantables serments, qu’il prendrait tout ce qu’il y trouverait pour se dédommager de l’interruption de sa chasse. À cet effet, employant une violence qui augmenta la terreur du pauvre bourgeois, il tira le baudrier de cuir jusqu’à ce qu’il se rompît, au lieu de se donner la peine de le détacher. Mais le contenu du carnier ne parut pas être de son goût ; il le rejeta nonchalamment loin de lui, et laissa Olivier se remettre sur ses jambes, tandis que lui-même remontait à cheval en regardant la troupe des bourgeois qui s’avançait alors.

Quand les bourgeois avaient vu leur ambassadeur démonté, ils avaient d’abord ri ; les vanteries du bonnetier avaient disposé ses amis à se réjouir en apercevant, comme dit Henri Smith, leur Olivier rencontrer un Roland[2]. Mais lorsqu’ils aperçurent l’adversaire du fabricant mettre la main sur lui et l’arranger de la manière que nous avons dit, l’armurier ne put se contenir davantage. « Sauf le respect que je vous dois, maître bailli, je ne puis endurer de voir notre concitoyen battu et dépouillé exposé à être assassiné même en présence de nous tous. C’est la cause de la jolie ville ; et s’il arrive malheur à notre voisin Proudfute, la honte en retombera sur nous. Je vole à son secours. — Nous irons tous le secourir, » répliqua le bailli Craigdallie ; « mais que personne ne frappe sans ma permission. Il est à craindre que nous n’ayons déjà plus de querelles sur les bras que nous n’en pouvons mener à bonne fin. C’est pourquoi je vous enjoins à tous, au nom de la jolie ville, et particulièrement à vous Henri du Wynd, de ne frapper que pour vous défendre. » Ils s’avancèrent donc en corps, et l’arrivée d’une telle force éloigna le voleur de sa victime. Il s’arrêta pourtant à les regarder à quelque distance, comme le renard qui, tout en battant en retraite devant les chiens, ne peut être mis absolument en fuite.

Henri, voyant cet état de choses, piqua des deux et devança de beaucoup le reste de la troupe sur le théâtre de la déconfiture d’Olivier Proudfute. Il n’eut rien de plus pressé que d’arrêter Jézabel par la bride, et de la mener au devant du malheureux bonnetier qui s’avançait vers eux les habits souillés par sa chute, les yeux mouillés de larmes, autant par souffrance que par mortification, et présentant, au total, un air si différent de l’air d’importance et de vivacité qu’il avait d’ordinaire, que l’honnête forgeron se sentit ému de compassion, et se repentit d’avoir exposé le petit homme à une telle disgrâce. Tous les hommes sont portés, je crois, à rire des malheurs d’autrui. La différence est qu’un mauvais caractère peut boire ce plaisir jusqu’à la lie, tandis qu’un bon naturel cesse bientôt de voir les ridicules pour sympathiser à la douleur.

« Laissez-moi vous remonter sur votre selle, voisin, » dit le forgeron mettant pied à terre aussitôt et aidant Olivier à regrimper sur sa selle de guerre, comme aurait pu le faire un singe.

« Dieu vous pardonne, voisin Smith, de ne pas m’avoir suivi ! Je n’aurais cru pareille chose de vous, quand même cinquante témoins dignes de foi me l’eussent juré. »

Tels furent les premiers mots, dits avec chagrin plutôt qu’avec colère, par lesquels Olivier, tout honteux, exhala ses ressentiments.

« Le bailli a retenu mon cheval par la bride ; et d’ailleurs, » continua Henri avec un sourire que sa compassion même ne put retenir, « je pensais que vous m’auriez accusé de diminuer votre gloire en vous aidant à combattre un homme seul. Mais reprenez courage ! le drôle n’a eu l’avantage sur vous qu’à cause de votre cheval indiscipliné. — C’est vrai, c’est vrai, » dit Olivier s’accrochant avec empressement à cette excuse.

« Et voilà le bandit arrêté là-bas, qui s’applaudit du mal qu’il a fait, et triomphe de votre défaite, comme ce roi d’un roman, qui jouait du violon pendant qu’une ville brûlait. Venez un peu avec moi, et vous verrez comment nous l’arrangerons… Ne craignez pas que je déserte cette fois. »

En parlant ainsi, il prit Jézabel par la bride, et partit au galop en l’entraînant, sans donner à Olivier le temps de répondre non ; il se dirigeait ainsi vers Dick du Diable qui s’était arrêté sur le haut d’une petite éminence à quelque distance. Le noble Johnstone cependant, soit qu’il crût le combat inégal, soit qu’il se fût assez battu pour un jour, fit claquer ses doigts, et levant la tête avec un air de défi, lança son cheval dans un marais à travers duquel il sembla nager comme un canard sauvage ; cependant il brandissait son leurre autour de sa tête, et sifflait tranquillement son faucon dans un lieu où tout autre cheval et tout autre cavalier se fussent dès le premier pas enfoncés jusqu’à la sangle.

« C’est là un véritable coureur de marais, dit le forgeron ; ce drôle peut combattre ou s’enfuir selon son envie, et il n’est pas plus utile de le poursuivre que de courir après une oie sauvage. Il vous a pris votre bourse, sans doute ; car ces gens-là s’en vont rarement avant d’avoir rempli leurs mains. — Ou… ou… oui, » répondit Proudfute d’un ton mélancolique ; « il m’a pris ma bourse ; mais il ne faut pas se plaindre, puisqu’il m’a laissé mon carnier. — Il est vrai, le carnier eût été pour lui un emblème de victoire ; un trophée, comme disent les ménestrels. — Il renferme quelque chose de mieux, l’ami, » dit Olivier d’un ton significatif.

« Vraiment ? Dieu soit loué, voisin ! j’aime à vous entendre parler encore sur votre ton doctoral. Réjouissez-vous ! le coquin a pris la fuite, et vous avez reconquis la gloire que vous aviez perdue lorsqu’il avait sur vous tout l’avantage. — Ah ! Henri Gow ! Henri Gow ! » dit le bonnetier ; et il s’arrêta court en poussant un gros soupir qui ressemblait à un gémissement.

« Qu’est-ce donc ? demanda son ami ; qu’est-ce qui vous tourmente à présent ? — Je soupçonne un peu, mon cher Henri Smith, que le coquin s’est enfui, crainte de vous, et non de moi. — Ne dites pas cela, répliqua l’armurier ; il a vu deux hommes et s’est sauvé : qui peut dire s’il s’est sauvé de l’un ou de l’autre ? d’ailleurs, il connaît par expérience votre force et votre activité ^ nous avons vous vu comme vous regimbiez, comme vous gigotiez quand vous étiez par terre. — L’ai-je fait, dit le pauvre Proudfute ; je ne m’en souviens pas, mais je sais que c’est par là que je brille ; je suis fort comme un lion quand je suis sur les reins. Mais tout le monde m’a-t-il vu ? — Tout le monde, comme moi, » dit le forgeron, retenant une envie de rire. — Mais vous voudrez bien le leur rappeler ? — Certainement, et je n’oublierai pas la terrible manière dont vous êtes revenu à la charge. Faites attention à ce que je dirai au bailli Craigdallie, et profitez-en. — Ce n’est pas que j’aie besoin de témoignages en ma faveur ; car je suis aussi brave naturellement qu’aucun citoyen de Perth ; mais seulement… » Là s’arrêta l’homme intrépide.

« Mais seulement quoi ? » demanda l’armurier.

« Mais seulement, j’ai peur d’être tué. Quitter ma jolie femme et ma jeune famille, vous comprenez, Smith, que ce serait un triste sort ; vous le comprendrez mieux quand vous serez dans cette position, et vous sentirez s’amortir votre courage. — C’est bien possible, » dit l’armurier d’un ton rêveur.

« Du reste, j’ai une telle habitude de manier les armes, j’ai de si rudes poumons, que peu d’hommes sont capables de me tenir tête. Voyez donc ceci, » dit le petit homme, déployant sa poitrine comme celle d’un poulet dressé, et la caressant de la main ; « il y a place ici pour toute la mécanique de la respiration. — J’ose dire que vous avez le vent long, l’haleine longue, c’est au moins ce que montrent vos discours. — Mes discours… vous êtes un badin… Mais j’ai fait venir par eau de Dundee l’étambord d’un dromond. — L’étambord d’un Drummond, s’écria l’armurier ; miséricorde ! vous allez vous mettre en querelle avec tout le clan qui n’est pas le moins terrible du pays, à ce qu’on dit. — Par saint André ! Henri, vous n’entendez pas ! c’est un dromond, c’est-à-dire un grand vaisseau. J’ai scellé mon étambord dans ma cour, je l’ai fait peindre et tailler de façon qu’il ressemble un peu à un soudan ou sarrasin, et je lutte avec lui, je le daube avec mon sabre à deux mains, d’estoc et de taille, pendant une heure de suite. — Cet exercice doit vous rendre familier avec le maniement de cette arme. — Ah ! je crois bien… et quelquefois je mets sur la tête de mon soudan un bonnet… un vieux bonnet, vous sentez bien… et je le fends d’un coup si vigoureusement assené, qu’en vérité l’infidèle n’a plus guère de tête pour recevoir mes entailles. — C’est malheureux, car vous perdrez votre dextérité… Mais qu’en dites-vous, bonnetier ? je prendrai un jour mon casque et mon corselet, et vous frapperez sur moi, en me laissant mon sabre pour parer et vous rendre vos coups ? hein ! cela vous plaît-il ? — Ce n’est pas faisable, mon cher ami ; je vous ferais trop de mal… D’ailleurs, à vrai dire, je frappe bien plus à mon aise sur un casque ou bonnet, quand il est sur mon soudan de bois… alors je suis sûr de l’abattre. Mais quand il y a un panache de plume qui se balance au-dessus, et deux yeux reluisant sous l’ombre de la visière, quand le tout sautille par ci par là, j’avoue qu’alors ma main peut dévier. — De sorte que si un homme demeurait seulement sans bouger comme votre soudan, vous feriez le tyran avec lui, maître Proudfute ? — Avec du temps, et à force de pratique, j’imagine que je pourrais, répondit Olivier… Mais voilà que nous rejoignons nos amis ; le bailli a l’air courroucé… mais ce n’est pas son courroux qui m’épouvante. »

Il faut vous rappeler, aimable lecteur, qu’aussitôt que le bailli et ceux qui l’accompagnaient virent le forgeron courir au malheureux bonnetier, et l’étranger battre en retraite, ils ne se donnèrent pas la peine d’avancer d’avantage ; car ils pensèrent que leur compatriote était hors de danger par la présence du redouté Henri Gow. Ils avaient repris la route directe de Kinfauns, désirant que rien ne différât l’exécution de leur mission. Comme quelque temps s’était écoulé avant que le bonnetier et le forgeron eussent rejoint la troupe, le bailli Craigdallie leur demanda, et à Henri Smith particulièrement, pourquoi ils avaient perdu un temps si précieux à courir après le chasseur au faucon.

« Par la messe ! ce n’est pas ma faute, maître bailli, répliqua le forgeron ; si vous accouplez un simple lévrier des basses terres avec un chien-loup des montagnes, vous n’en devez pas vouloir au premier de suivre la direction dans laquelle il plaît au second de l’entraîner. C’est ainsi que cela m’est arrivé avec mon voisin Olivier Proudfute. Il n’a pas plutôt été remis sur ses pieds, qu’il a sauté sur sa jument comme un éclair, et, furieux de la manière infâme dont le scélérat avait profité de l’indocilité de sa monture, il a couru après lui comme un dromadaire. Il m’a bien fallu le suivre, d’abord pour empêcher une nouvelle cabriole, ensuite pour garantir notre téméraire ami et champion de quelques embûches sur la route. Mais le coquin de chasseur, qui est de la suite de quelque lord des Marches, et qui porte un éperon ailé sur l’épaule, a échappé à notre voisin comme le feu sort du caillou. »

Le doyen des baillis de Perth entendit avec quelque surprise la légende qu’il avait plu à Gow de jeter en circulation ; car, sans s’y intéresser beaucoup, il avait toujours douté de l’authenticité des exploits romanesques du bonnetier. Il était tenu désormais à les trouver orthodoxes jusqu’à un certain point. Le vieux et rusé Glover vit plus avant dans l’affaire.

« Vous ferez perdre la tête au pauvre bonnetier, murmura-t-il à Henri ; il va faire retentir son marteau comme une cloche de ville en un jour de réjouissance, quand, pour l’ordre et la décence, il ferait mieux de se tenir tranquille. — Par Notre-Dame, père ! répliqua l’armurier, j’aime ce pauvre petit rodomont, et je n’ai pu me résoudre à penser qu’il lui faudrait être triste, silencieux dans la salle du prévôt, tandis que tous les autres, et surtout ce vénéneux apothicaire, diraient leur avis. — Tu es un gaillard à trop bon cœur, Henri, répliqua Simon… Mais vois quelle différence entre ces deux hommes : le petit bonnetier, l’innocence même, prend des airs de dragon, pour déguiser sa poltronnerie naturelle ; tandis que l’apothicaire cherche à paraître timide, pauvre d’esprit, humble, pour dissimuler le danger de son caractère : la vipère qui se cache sous une pierre n’en possède pas moins un venin mortel. Je t’assure, fils Henri, que malgré tous ces humbles regards et cette démarche timorée, ce misérable squelette aime plus à faire le mal qu’il ne craint le danger… Enfin nous voici devant le château du prévôt ; c’est une vraie demeure de lord que Kinfauns, et c’est un avantage pour la ville d’avoir le propriétaire d’un si joli château pour son principal magistrat. — Une belle forteresse, ma foi, » dit le forgeron regardant le large Tay qui venait en serpentant passer au bas de l’éminence où était bâti le château à cette époque, dans la même situation que son successeur moderne ; cette éminence semblait la reine de la vallée, quoique du côté opposé de la rivière les fortes murailles d’Elcho apparussent pour disputer la prééminence. Elcho était alors un paisible couvent, et les murs dont il était environné formaient des barrières pour des vestales recluses, et non des remparts pour une garnison armée. « C’est un magnifique château, » dit l’armurier regardant encore les tours de Kinfauns ; « c’est la cuirasse et la targe du Tay. On pourrait faire des brèches à une bonne lame avant de l’ébranler. »

Le portier de Kinfauns, qui reconnut de loin la physionomie et la qualité des gens qui arrivaient, avait déjà ouvert la porte de la cour pour leur entrée, et fait savoir à sir Patrick Charteris que le doyen des baillis de Perth, avec plusieurs autres bons citoyens, s’approchaient du château. Le bon chevalier, qui s’apprêtait pour une partie de chasse au faucon, apprit leur arrivée à peu près avec la même satisfaction que le représentant moderne d’un bourg apprend qu’une bande de ses dignes électeurs le menace d’une visite inopportune. Il dévoua intérieurement les importuns à Mahound et à Termagant, et en même temps donna des ordres pour qu’on les reçût avec honneur et courtoisie ; il commanda aux écuyers tranchants de porter à la hâte des tranches de venaison grillées et des ragoûts froids dans la salle des cérémonies : au sommelier, de mettre les tonneaux en perce et de s’apprêter à faire son devoir. Car si la jolie ville de Perth remplissait parfois le cellier de sir Patrick, ses citoyens étaient toujours prêts à l’aider à vider ses flacons.

Les bons bourgeois furent respectueusement introduits dans une salle où le chevalier, qui était en habit de cheval et botté jusqu’au milieu des cuisses, les reçut avec un mélange de courtoisie et de condescendance patronale, tout en les souhaitant au fond du Tay pour les punir de l’empêchement qu’ils apportaient à sa partie de chasse. Il alla vers eux jusqu’au milieu de la salle, tête nue et la toque à la main, en faisant maintes salutations telles que celles-ci : « Ah ! mon maître, le doyen des baillis, et vous, digne Simon Glover, pères de la jolie ville ; et vous, mon érudit apothicaire ; et vous, vigoureux Smith ; et mon brave bonnetier qui casse plus de têtes qu’il n’en couvre, par quel hasard ai-je le bonheur de voir tant d’amis de si bonne heure ? Je songeais à aller voir mes faucons voler, et votre compagnie rendra la chasse encore plus agréable… (À part : Puisse Notre-Dame leur faire casser le cou !) C’est-à-dire toujours, à moins que la cité n’ait des ordres à me donner… Sommelier Gilbert, hâtez-vous donc, drôle… Mais je me flatte que votre venue n’a pas de plus grave raison que de savoir si le malvoisie soutient son fumet. »

Les délégués de la ville répondirent aux civilités de leur prévôt par des inclinations et des révérences plus ou moins profondes, parmi lesquelles le salut de l’apothicaire fut le plus bas, et celui du forgeron le moins cérémonieux. Probablement celui-ci avait la conscience de son adresse à manier l’épée ; le premier bailli répondit au compliment général.

« Sir Patrick Charteris et respectable lord prévôt, » dit-il gravement, » si nous n’avions d’autre but que de jouir de l’hospitalité que nous avons souvent reçue ici, notre usage du monde nous eût appris à différer jusqu’à ce que Votre Seigneurie nous eût invités comme les autres fois. Quant à la chasse aux faucons, nous en avons assez eu ce matin, puisqu’un vilain drôle, qui faisait voler un oiseau, à travers le marécage, a démonté et fustigé notre digne ami Olivier Proudfute, simplement parce que notre concitoyen lui demanda, au nom de Votre Honneur et de la ville de Perth, qui et quel était celui qui prenait ainsi ses aises ? — Et quel titre s’est-il donné ? demanda le prévôt ; par saint Jean ! je lui apprendrai à dénicher mon gibier ! — Avec la permission de Votre Seigneurie, dit le bonnetier, il m’a attaqué en traître ; mais j’ai ensuite remonté à cheval, et je lui ai bravement donné la chasse. Il s’appelle Richard le Diable. — Comment, mon maître ! celui sur qui l’on fait les chansons et les romans ? dit le prévôt ; je pensais que ce gaillard avait nom Robert. — Je crois que c’est un autre, milord : j’ai fait à ce drôle la grâce de l’appeler par son nom entier, quoiqu’il ne s’appelât lui-même que Dick du Diable, et il m’a dit de plus qu’il était un Johnstone, écuyer du lord de ce nom, mais je l’ai mis en fuite à travers le marais, et j’ai reconquis mon carnier qu’il m’avait pris quand j’étais tombé. »

Sir Patrick l’interrompit un instant. « Nous avons entendu parler, continua-t-il, du lord de Johnstone et de sa suite. Il n’y a que peu de profit à faire en se mêlant d’eux… Smith, dites-moi, vous avez enduré cela patiemment ? — Oui, sur ma foi, sir Patrick, mes supérieurs me défendaient de bouger… — Eh bien ! si tu n’as point bougé, dit le prévôt, je ne vois pas pourquoi nous remuerions, nous, surtout lorsque maître Olivier Proudfute, quoique d’abord vaincu, a, comme il l’assure, rétabli sa réputation et celle de la ville. Enfin voici du vin, versez à la ronde à nos bons hôtes et amis jusqu’à ce que le vin déborde des coupes. Prospérité à Saint-Johnston, et joyeuse bienvenue à vous tous, mes honnêtes amis ! et maintenant à table pour manger un morceau, car le soleil est déjà haut et il doit s’être écoulé du temps depuis que vous avez fait votre premier repas, vous autres hommes frugals. — Avant de manger, milord prévôt, dit le bailli, permettez-nous de vous exposer le motif urgent de notre visite, que nous n’avons pas encore touché. — Oh ! je vous en prie, bailli, différez jusqu’après déjeuner. Quelque plainte contre ces maudites cottes de mailles ou des suivants de nobles pour avoir joué au ballon dans les rues de la ville, ou quelque importante affaire comme cela ?…. — Non, milord, » dit Craigdallie d’un ton ferme et énergique. « C’est des maîtres de ces cottes de mailles que nous venons nous plaindre, qui jouent au ballon avec l’honneur de nos familles, et qui font aussi peu de cérémonie pour les chambres à coucher de nos filles que si c’était un mauvais lieu de Paris. Une bande de promeneurs nocturnes, de courtisans, de jeunes hommes d’un haut rang, comme on a trop de raisons pour le croire… ont voulu escalader la fenêtre de la maison de Simon Glover, la nuit dernière. Ils ont dégainé lorsque Henri Smith est venu les interrompre dans leur entreprise, et n’ont cessé de combattre qu’à l’arrivée des citoyens. — Comment ? » dit sir Patrick reposant la coupe qu’il allait porter à ses lèvres. « Morbleu ! prouvez-moi la chose, et par l’âme de Thomas de Longueville, je verrai à vous faire justice de tout mon pouvoir, dût-il m’en coûter la vie et mes propriétés… Qui atteste ce fait ?… Simon Glover, on vous tient pour honnête et prudent, prenez-vous la vérité de cette accusation sur votre conscience ? — Milord, dit Simon, comprenez que je ne porte pas volontairement plainte dans cette importante affaire. Nul dommage n’est advenu, sinon aux perturbateurs mêmes de la paix. Je crains qu’un pouvoir supérieur n’ait encouragé une audace si contraire aux lois ; et il me répugne d’exciter à propos de moi une haine à mort entre ma ville natale et quelque puissant noble. Mais on a dit que si j’hésitais à poursuivre cette affaire, c’était presque avouer que ma fille attendait une telle visite, ce qui est une horrible fausseté. C’est pourquoi, milord, je dirai à Votre Seigneurie ce qui est arrivé à ma connaissance, laissant les mesures ultérieures à votre sagesse. » Il exposa alors de point en point tout ce qu’il avait vu de l’attaque.

Sir Patrick, l’écoutant avec beaucoup d’attention, parut surtout frappé de l’évasion de l’homme qui avait été fait prisonnier. « Il est étrange, dit-il, que vous ne vous en soyez point assuré quand vous le teniez. Ne l’avez-vous pas assez vu pour le pouvoir reconnaître ? — Je n’étais éclairé que par une lanterne, milord prévôt ; et quant au fait de l’avoir laissé échapper, j’étais seul, dit le gantier, et je suis vieux. Mais j’aurais encore pu le tenir si je n’avais pas entendu ma fille crier en haut ; et avant que je fusse redescendu de sa chambre, l’homme s’était enfui par le jardin. — Maintenant, honnête Henri, en homme vrai et en brave soldat, dites-nous ce que vous savez de l’affaire. »

Henri Gow, dans le style décidé qui lui était propre, fit un court mais clair récit de toute l’histoire.

L’honnête Proudfute, appelé ensuite à déposer, commença ses déclarations d’un air plus important : « Touchant le tumulte horrible et épouvantable qui a troublé la ville, je ne puis, à la vérité, dire absolument que j’en ai vu tout à fait le commencement ; mais chacun peut dire que je fus spectateur du reste du combat ; et, ce qui vaut mieux encore, j’ai trouvé un objet très-capable de convaincre les brigands. — Et quel est cet objet, l’ami ? dit sir Patrick Charteris, ne perdez pas de temps à biaiser : quel est-il ? — J’ai apporté à Votre Seigneurie, dans cette carnassière, ce qu’un des bandits a laissé derrière lui, dit le petit homme ; c’est un trophée que, de bonne foi et en honnête vérité, je n’ai pas acquis à la pointe de l’épée ; mais je réclame l’honneur de m’en être emparé avec cette présence d’esprit qu’on n’a point souvent au milieu des torches qui brûlent et des armes qui se choquent. Je m’en suis emparé, milord, et le voici. »

Ainsi parlant, il tira du carnier dont nous avons tant parlé la main qu’il avait ramassée sur le théâtre du combat.

« Oui, bonnetier, dit le prévôt, je réponds que tu es homme à t’emparer de la main d’un bandit lorsqu’elle est séparée du corps… Pourquoi regardes-tu d’un air si inquiet dans ta carnassière ? — Il devrait y avoir… il y avait… un anneau, milord, qui était au doigt du brigand. J’ai peur de l’avoir oublié et laissé à la maison, car je l’avais ôté du doigt pour le montrer à ma femme, attendu qu’elle ne se souciait pas de voir la main morte, car les femmes n’aiment pas de pareils spectacles. Je croyais pourtant l’avoir remis au doigt. Il faut qu’il soit resté à la maison : je vais retourner au galop le chercher, et Henri Smith viendra avec moi. — Nous irons tous avec vous, dit Patrick Charteris, car je me rends aussi à Perth. Écoutez-moi, honnêtes bourgeois et bons voisins de Perth : vous savez que je n’aime pas à me déranger à propos de plaintes légères, de petites violations de vos privilèges, comme lorsqu’on vous tue quelques pièces de gibier, ou lorsque des gens des barons jouent au ballon dans vos rues, ou pour d’autres bagatelles de ce genre. Mais par l’âme de Thomas de Longueville, vous ne trouverez pas Patrick Charteris en arrière dans une affaire de cette importance… Cette main, » continua-t-il en levant le membre coupé, « cette main appartient à un homme qui ne travaille pas rudement. Nous la mettrons dans un lieu où elle sera infailliblement reconnue et réclamée par le propriétaire, si ses camarades de débauche ont seulement en eux une étincelle d’honneur… Écoutez, Gérard, faites tout de suite monter à cheval une dizaine de mes gens les plus braves, et qu’ils prennent cottes et lances. Cependant, voisins, si une querelle s’ensuit, comme c’est probable, il nous faudra marcher au secours les uns des autres. Si ma pauvre maison est attaquée, combien m’amènerez-vous d’hommes pour la défendre ? »

Les bourgeois regardèrent tous Henri Gow, vers lequel ils se tournaient habituellement quand on discutait de telles affaires. « Je réponds, dit celui-ci, de cinquante bons gaillards qui seront rassemblés avant que le tocsin ait sonné dix minutes, et de mille au bout d’une heure. — C’est bien, » répliqua le courageux prévôt, « et en cas de besoin, j’irai secourir la jolie ville avec autant d’hommes que j’en pourrai rassembler. Maintenant, braves amis, à cheval. »



  1. Paix ou guerre, je m’en soucie peu.
  2. Il y a un proverbe anglais qui dit : trouver un Roland pour un Olivier, ce qui revient au proverbe français : à bon chat bon rat. Roland et Olivier furent deux chevaliers célèbres.