Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 55-65).


CHAPITRE V.

LE BAISER.


Levez-vous, belle dame ; tressez votre chevelure, et montrez-vous au grand air. Levez-vous ! quittez votre appartement, l’heure s’avance, il y a long-temps que les corbeaux ont croassé autour du donjon.
Joanna Baillie.


Arrachée du sommeil par le bruit du combat, la Jolie Fille de Perth avait écouté avec terreur, et sans oser presque respirer, le tapage et les cris d’alarme qui partaient de la rue. Elle était tombée à genoux pour implorer l’assistance du ciel ; et quand elle distingua les voix des voisins et des amis rassemblés pour la défendre, elle resta dans la même attitude pour rendre grâces à Dieu. Elle était encore agenouillée, lorsque son père poussa leur défenseur, Henri Smith, dans l’appartement ; car le timide amant était d’abord resté en arrière, par crainte de l’offenser, et par respect pour sa dévotion.

« Père, dit l’armurier, elle prie ; je n’ose pas plus lui parler qu’à un évêque quand il dit sa messe. — Fais comme il te plaira, vaillant et courageux enfant, » répliqua Glover ; et puis, s’adressant à sa fille, il ajouta : « Le meilleur remercîment qu’on puisse adresser au ciel, ma fille, c’est la reconnaissance envers nos semblables. Voici l’instrument par lequel Dieu t’a sauvée de la mort, et peut-être du déshonneur, pire que la mort ; reçois-le, Catherine, comme ton frère Valentin, comme celui que je désire voir mon fils bien-aimé. — Pas dans ce moment, mon père, répondit Catherine ; je ne puis voir, ne puis parler à personne maintenant. Je ne suis pas ingrate, peut-être ne suis-je que trop reconnaissante envers l’instrument de notre salut ; mais laissez-moi rendre grâces au saint patron qui m’a envoyé si à propos du secours, et donnez-moi un moment pour m’habiller. — Ah ! merci de Dieu ! jeune fille, il serait dur de te refuser le temps d’arranger tes cotillons, lorsque cette demande est la seule phrase de femme que tu aies prononcée depuis ces dix jours. Vraiment, fils Henri, je voudrais que ma fille attendît, pour se faire tout à fait sainte, le jour où elle sera canonisée sous le nom de sainte Catherine deux. — N’en plaisantez pas, bon père ; car je jure qu’elle a déjà au moins un sincère adorateur qui s’est dévoué à son bon plaisir. autant que le peut faire un homme pécheur. Adieu donc, pour le moment, belle Catherine, » ajouta-t-il en haussant la voix, « et puisse le ciel vous envoyer des songes aussi paisibles que vos pensées pendant la veille. Je veillerai sur votre repos, et malheur à quiconque le troublera ! — Ah ! bon et brave Henri, vous dont le tendre cœur ressemble si peu à la main toujours remuante, ne vous engagez pas en d’autres querelles cette nuit ; mais recevez mes remercîments, et puissiez-vous avoir des pensées aussi paisibles que celles que vous me supposez. Demain matin nous nous reverrons, afin que je puisse vous convaincre de ma reconnaissance adieu. — Adieu, vous, la reine et la lumière de mon cœur ! » répondit l’armurier, et descendant l’escalier qui conduisait à l’appartement de Catherine, il allait s’élancer dans la rue, quand le gantier l’arrêta par le bras.

« Je me réjouirai de l’escarmouche de la nuit, lui dit-il, plus alors, Simon, que je n’ai jamais songé à me réjouir du cliquetis de l’acier, si cela peut ramener ma fille au bon sens, et lui apprendre ce que tu vaux. Par saint Macgrider ! j’aime presque ces riboteurs, et je suis fâché pour le pauvre amant qui ne portera jamais d’épée ou de bouquet de la main gauche. Oui ! il a perdu une chose qu’il regrettera tous les jours de sa vie, surtout quand il voudra mettre ses gants. Et il ne sera plus qu’une moitié de chaland pour ma boutique… Mais, tu ne quitteras point cette maison de la nuit, continua le digne bourgeois, tu ne dois pas nous abandonner, je te l’assure, mon fils. — Je n’en ai pas l’intention. Mais, avec votre permission, je veillerai dans la rue. On peut renouveler l’attaque. — En ce cas, il te sera plus facile de les repousser, ainsi retranché dans la maison. C’est la manière de combattre la plus convenable aux bourgeois que celle de résister derrière des murailles. Notre devoir, comme gardes de la ville, nous enseigne cette manœuvre. Et d’ailleurs, il y a assez de monde éveillé et aux aguets, pour nous assurer paix et tranquillité jusqu’au matin. Viens donc par ici. »

En parlant ainsi, il emmena Henri, qui faisait peu de résistance, dans le même appartement où ils avaient soupé, et où la vieille femme, éveillée comme tous les autres par le tumulte nocturne, eut bientôt allumé le feu.

« Et maintenant, mon brave fils, dit le gantier, avec quelle liqueur veux-tu faire raison à ton père ? »

Henri Smith s’était laissé tomber machinalement sur une chaise de vieux chêne noir, et regardait le feu qui renvoyait une lueur rougeâtre sur son mâle visage. Il se parlait tout bas à lui-même. « Bon Henri… brave Henri… ah ! si elle avait seulement dit cher Henri ! — Quelle liqueur est-ce là ? » dit le vieux Glover en riant. « Ma cave ne renferme rien de pareil. Mais si du vin sec, du vin du Rhin, du vin de Gascogne t’arrange… en bien ! dis un mot, et le flacon arrivera. Voilà tout. — Les plus vifs remercîments, » dit l’armurier en rêvant toujours, « c’est plus qu’elle ne m’en a jamais dit avant ce jour… les plus vifs remercîments…. À quoi cela ne peut-il point s’étendre ? — Cela s’étendra comme une peau de chevreau, camarade, si tu veux te laisser guider par moi ; voyons, dis-moi, que veux-tu pour ton coup du matin ? — Tout ce qu’il vous plaira, père, » répondit Henri avec indifférence, et il se mit à analyser les paroles que lui avait adressées Catherine. « Elle a parlé de mon tendre cœur ; mais aussi de ma main toujours remuante. Que puis-je faire au monde pour me guérir de cette humeur belliqueuse. Certainement, je ferais bien de me couper la main droite et de la clouer à la porte d’une église, afin qu’elle ne puisse plus nuire à ma réputation.

« Tu as assez coupé de mains pour cette nuit, » dit le gantier en posant un flacon de vin sur la table. « Pourquoi se tourmenter, mon ami ? elle t’aimerait deux fois plus si elle ne voyait pas combien tu es fou d’elle. Mais voilà qui devient sérieux. Je ne veux pas courir les risques d’avoir ma porte enfoncée et ma maison pillée par les démons qui forment la suite des nobles, parce qu’on l’appelle la Jolie Fille de Perth, s’il vous plaît. Non, elle apprendra que je suis son père, et se soumettra aux droits que la loi et l’Évangile me donnent sur elle. Je veux qu’elle soit ta femme, Henri, mon cœur d’or… ta femme, mon homme de métal, et ce avant plusieurs semaines. Allons, allons, un coup à ces joyeuses noces, brave Smith. »

Le père avala une large coupe-, et la remplit ensuite pour son fils adoptif qui la porta lentement à ses lèvres ; puis, avant qu’elle eût touché sa bouche, il la reposa tout à coup sur la table, et branla la tête.

« Ma foi, si tu ne fais pas raison à une pareille santé, je ne sais qui me la fera, reprit Simon. À quoi peux-tu songer, jeune insensé ? voici un heureux hasard qui l’a, pour ainsi dire, mise en ton pouvoir, puisque d’un bout de la ville à l’autre tout le monde crierait fi ! sur elle, si elle te disait non. Ne suis-je pas son père, non-seulement consentant à la conclusion du mariage, mais encore souhaitant vous voir tous deux unis d’aussi près que jamais aiguille ait rassemblé deux morceaux de peau de daim ? Et avec tout cela pour toi, la fortune, le père, tout, enfant, tu ressembles à l’amant malheureux de quelque ballade, plus disposé à faire un plongeon dans le Tay, qu’à courtiser une jeune fille qu’il te faut seulement demander pour l’obtenir, pourvu que tu choisisses le bon moment. — Oui, mais quand viendra le bon moment ? père. Je doute fort que Catherine dispose jamais d’un moment pour abaisser ses yeux sur la terre et sur ses habitants, et pour consentir à écouter un rustre, un ignorant, un sot comme moi. Je n’en puis trouver la raison, père ; partout ailleurs je peux lever la tête comme un autre homme, mais avec votre chaste fille, je perds cœur et courage et ne puis m’empêcher de croire que ce serait lui dérober un rayon de sa splendeur que de surprendre son affection. Ses pensées sont trop élevées pour qu’elle daigne les abaisser sur un être tel que moi. — Tout comme il vous plaira, Henri, ma fille ne vous cajole pas, ni moi non plus… Une belle offre n’est pas une cause de brouille ; seulement, si vous vous imaginez que je donne dans ses sottes idées de couvent, sachez bien que je n’y prêterai jamais l’oreille. J’aime et j’honore l’Église » ajouta Glover en se signant ; « je lui paye dûment et volontairement ce qu’elle a droit d’exiger : dîmes et aumônes, vin et cire ; je paye tout aussi exactement qu’aucun homme de mon rang dans Perth ; mais je ne puis donner à l’Église la seule et unique brebis que j’aie au monde. Sa mère m’était chère tant qu’elle habita la terre, et maintenant c’est un ange au ciel : Catherine est tout ce que j’ai pour me rappeler celle que j’ai perdue ; et si elle se retire dans un cloître, ce sera quand mes vieux yeux seront fermés pour toujours, et pas avant ! Mais pour vous, ami Gow, je vous supplie d’agir comme bon vous semblera, je ne vous ferai point prendre une femme de force, je vous le promets. — Maintenant vous battez le fer deux fois ; c’est ainsi que nous finissons toujours, père. Vous me boudez parce que je ne fais pas la seule chose au monde qui me rendrait heureux, si elle était en mon pouvoir. Oh ! père, je voudrais que le poignard le plus affilé qui soit jamais sorti de mes mains me perçât le cœur en ce moment, s’il y a dans ce cœur une seule parcelle qui n’appartienne pas plus à votre fille qu’à moi. Mais que puis-je faire ? Je ne puis avoir pour elle moins de vénération que je ne lui en dois, ni prendre de moi-même une opinion au-dessus de mon mérite ; et ce qui semble si aisé et si certain, je le trouve aussi difficile que de fabriquer un haubert d’acier avec des étoupes. Mais à votre santé, père, » ajouta-t-il d’un ton plus gai ; « a la santé de ma jolie sainte et de ma Valentine ; car j’espère que votre Catherine sera la mienne pour la saison. Que je n’éloigne pas plus long-temps votre vieille tête de l’oreiller ; allez revoir votre lit de plumes jusqu’au jour, alors vous me conduirez à la porte de la chambre de votre fille, et votre présence m’excusera quand j’y entrerai pour la prier de recevoir le bonjour du plus fortuné des hommes que le soleil éveillera dans cette ville et à plusieurs milles des environs. — L’avis n’est pas mauvais, mon fils, » dit l’honnête gantier ; « mais vous, qu’allez-vous faire ? Voulez-vous venir partager mon lit ou prendre la moitié de celui de Conachar ? — Ni l’un ni l’autre, répondit Henri Gow ; je ne ferais que vous empêcher de dormir, et pour moi ce fauteuil vaudra un lit de duvet, je sommeillerai comme une sentinelle avec mes armes auprès de moi. »

Et il porta la main à son glaive.

« Ah ! que le ciel nous garde d’avoir encore besoin de nos armes. Bonne nuit, ou plutôt bon jour, jusqu’au lever du soleil, et que le premier éveillé appelle l’autre. »

Ainsi se séparèrent les deux bourgeois : le gantier alla se coucher et on doit supposer qu’il dormit ; l’amant ne fut pas si heureux : la charpente de son corps supportait aisément la fatigue qu’il avait ressentie dans le cours de la nuit ; mais son esprit était d’une nature différente et plus délicate. Sous un rapport, Smith était le plus robuste bourgeois de son temps : également fier de son habileté à fabriquer les armes et à les manier quand elles étaient fabriquées ; sa jalousie contre ses confrères, sa force personnelle et une adresse à manier l’épée l’avaient entraîné dans bon nombre de querelles qui l’avaient généralement fait craindre et parfois haïr. Mais à ces qualités s’unissait le naturel doux et simple d’un enfant : un caractère plein d’imagination et d’enthousiasme qui semblait incompatible avec ses travaux de forgeron et ses combats. Peut-être néanmoins ces dispositions exaltées qu’il avait puisées dans de vieilles ballades ou dans des romans en vers, seule source de son savoir et de ses connaissances, l’avaient-ils en certaines occasions un peu poussé à quelques-unes de ces prouesses, qui avaient souvent une apparence chevaleresque. Il est certain que, dans son amour pour la jolie Catherine, il montrait une délicatesse semblable à celle de l’écuyer sans naissance qui fut honoré, si la chanson dit vrai, des sourires de la fille du roi de Hongrie. Ses sentiments pour la fille du gantier étaient vraiment aussi exaltés que s’ils se fussent adressés à un ange véritable ; ce qui donnait à penser au père Simon et à d’autres que cette passion était trop pure, trop religieuse pour réussir auprès d’une fille de la terre. Ils se trompaient pourtant : Catherine, toute modeste et réservée qu’elle était, avait un cœur capable de sentir et de comprendre la nature et la profondeur de la passion de l’armurier ; et qu’elle voulût ou non y répondre, en secret elle était aussi fière de l’attachement du redouté Henri Gow, qu’une héroïne de roman le serait d’avoir un lion dompté pour la suivre et pour la défendre. Ce fut avec des sentiments de la plus sincère gratitude qu’en se réveillant avec le jour elle se ressouvint des services de Henri durant le cours de cette nuit périlleuse ; et la première pensée qui lui vint à l’esprit fut d’aviser au moyen de lui témoigner cette reconnaissance.

Sortant à la hâte de sa couche en rougissant de sa résolution :

« Je me suis montrée froide à son égard et peut-être injuste, se dit-elle, je ne serai pas ingrate, quoique je ne puisse accueillir ses vœux ; je n’attendrai pas que mon père me force à le recevoir pour mon Valentin, j’irai trouver Henri et je le choisirai moi-même. D’autres filles m’ont paru hardies, quand elles en faisaient autant ; mais il me semble que, comme je mettrai par là mon père au comble de la joie, je puis accomplir ainsi les rites par lesquels on honore le bon saint Valentin, et témoigner ma gratitude à ce vaillant homme. »

Elle se vêtit à la hâte ; et sans mettre dans ses vêtements autant d’ordre qu’à l’ordinaire, elle descendit l’escalier et ouvrit la porte de la chambre où, comme elle le pensait, son amant était resté depuis le combat de la nuit. Catherine s’arrêta à la porte et hésita un peu à l’idée d’exécuter son projet ; car la règle non-seulement permettait, mais encore enjoignait aux Valentins de commencer leur intimité par un baiser d’affection. On regardait comme un augure des plus favorables que l’un des deux pût trouver l’autre endormi et qu’il l’éveillât en accomplissant cette intéressante cérémonie.

Jamais plus belle occasion ne se présenta pour commencer cette union mystique que celle qui s’offrait à Catherine. Après bien des pensées différentes, le sommeil s’était enfin emparé du vigoureux armurier dans le fauteuil où il s’était étendu. Ses traits, tandis qu’il reposait ainsi, avaient une expression plus ferme et plus mâle que ne l’avait imaginé Catherine qui, le voyant toujours indécis entre la timidité et la crainte de lui déplaire, avait conçu une idée peu avantageuse en faveur de la fermeté de son esprit.

« Il a l’air bien sévère, dit-elle ; s’il allait se fâcher… Et puis quand il s’éveillera… Nous serons seuls… Si j’appelais Dorothée… Si j’avertissais mon père… Mais, non ! c’est une chose reçue, et qui se fait comme entre frère et sœur sans compromettre l’honneur d’une jeune fille. Je ne supposerai pas qu’Henri s’y puisse tromper ; et je ne souffrirai pas qu’une crainte puérile m’empêche de témoigner ma reconnaissance. »

En parlant ainsi, elle traversa l’appartement sur la pointe du pied, d’un pas léger quoique incertain, ses joues se couvrant d’un vif cramoisi à la seule idée de son intention ; et s’approchant du dormeur, elle laissa tomber sur ses lèvres un baiser aussi léger qu’une feuille de rose. Il ne fallait pas que ce sommeil fût bien profond pour qu’un contact aussi délicat pût l’interrompre, et les songes du jeune homme devaient sans doute rouler sur la cause de l’interruption, puisqu’Henri, se levant en sursaut, saisit la jeune fille dans ses bras et s’efforça de lui rendre, dans son ravissement, le gage d’amour qui avait troublé son repos. Mais Catherine tenta de se dérober à ses embrassements ; et comme ses efforts annonçaient une pudeur alarmée plutôt qu’une ridicule pruderie, son timide amant la laissa échapper de ses bras, d’où, elle n’aurait pu se tirer quand elle eût été vingt fois plus forte.

« Oh ! ne vous fâchez pas, bon Henri, » dit-elle du ton le plus doux à son amant surpris, « j’ai payé tribut à saint Valentin, pour montrer combien j’estime le cavalier qu’il m’a envoyé pour l’année. Si mon père était ici, je n’oserais pas vous refuser la vengeance que vous pouvez demander à qui vous a réveillé. — Que ce ne soit pas un obstacle, » dit le vieux gantier en se précipitant dans la chambre tout transporté de joie, « venge-toi, Smith, venge-toi ; bats le fer pendant qu’il est chaud, et montre-lui ce que c’est que d’éveiller le chat qui dort. »

Ainsi encouragé, Henri saisit de nouveau dans ses bras la jeune fille rougissante, qui se soumit d’assez bonne grâce à recevoir en représailles de son salut une douzaine de baisers donnés avec beaucoup plus de vivacité qu’elle-même n’en avait montré. À la fin, elle s’arracha encore aux caresses de son amant ; et, comme effrayée et repentante de ce qu’elle avait fait, se jeta sur une chaise et se cacha la figure dans ses deux mains.

« Eh bien ! voyons, jeune folle, dit le père, n’aie donc pas honte d’avoir fait les deux plus heureux hommes de Perth, puisque ton vieux père est l’un d’eux. Jamais baiser ne fut si bien donné, et c’était justice qu’il fût convenablement rendu. Regarde-moi, ma mignonne, regarde-moi, et que je voie seulement un sourire sur tes lèvres. Sur mon honnête parole, le soleil qui se lève maintenant sur notre jolie ville ne pouvait éclairer un spectacle plus agréable à mon cœur. Quoi ! » continua-t-il d’un ton enjoué, « croyais-tu posséder l’anneau de Jarnie Reddie, et pouvoir devenir invisible ? Cela n’est pas ainsi, ma fée de l’aurore : au moment où je me levais, j’ai entendu la porte de ta chambre s’ouvrir, et j’ai épié ton passage à l’escalier, non pour te protéger contre Henri qui dormait, mais pour voir de mes yeux enchantés ma fille chérie faire ce que son père souhaitait le plus ardemment. Allons, ôte ces sottes mains, quoique tu rougisses un peu, une jeune fille n’en a que meilleure grâce quand ses joues se couvrent de rougeur le matin de la Saint-Valentin. »

Tandis que Simon Glover parlait ainsi, il écarta avec une douce violence les mains qui cachaient la figure de sa fille. Son visage était couvert d’une vive rougeur, et il y avait dans sa physionomie quelque chose de plus triste qu’un embarras virginal : ses yeux étaient baignés de larmes.

« Quoi ! des larmes, mon amour ! continua le père. Non, non, c’est plus qu’il ne faut. Henri ! aide-moi à consoler cette petite insensée. »

Catherine fit un effort pour se remettre et sourire, mais son sourire fut mélancolique.

« Je voulais seulement vous dire, mon père, » répliqua la Jolie Fille de Perth en se faisant violence, « qu’en choisissant Henri Gow pour mon Valentin, et qu’en lui donnant les privilèges et le salut du matin, suivant le vieil usage, j’ai seulement voulu lui prouver ma reconnaissance pour son dévouement généreux, et à vous mon obéissance… Mais ne l’induisez pas à croire… Hélas ! cher père, n’allez pas vous-même imaginer que j’aie voulu faire plus qu’une promesse d’être sa fidèle et affectionnée Valentine pendant l’année de rigueur. — Oui, oui, oui, oui ; nous comprenons tout cela, » dit Simon, avec ce ton calmant que les nourrices emploient avec leurs enfants ; « nous comprenons tout ce que cela veut dire. C’est assez pour une fois ; oui, c’est assez. Tu ne seras ni épouvantée ni pressée. Vous êtes de chers, de vrais, de fidèles Valentins : quant au reste, ce sera comme le ciel et l’occasion le permettront. Allons, de grâce, console-toi ; ne tords pas tes petites mains, ne crains pas de nouvelles persécutions pour le présent ; tu as agi bravement, excellemment. Maintenant, va chercher Dorothée : réveille la vieille dormeuse ; nous avons besoin d’un déjeuner substantiel après une nuit de tumulte et une matinée de joie ; il faut aussi que tes mains se mettent à l’ouvrage et nous préparent de ces gâteaux délicats que personne ne sait faire excepté toi ; et tu as bien droit à ce secret, vu la personne qui te l’a confié. Ah ! repos à l’âme de ta chère mère, » ajouta-t-il avec un soupir ; « combien elle eût été ravie de voir cette heureuse matinée de Saint-Valentin ! »

Catherine saisit l’occasion de s’évader qu’on lui donnait, et s’esquiva de la chambre. Ce fut pour Henri comme si le soleil disparaissait à midi du ciel, et laissait le monde dans une obscurité soudaine. Les hautes espérances dont le dernier événement l’avait rempli commencèrent même à s’ébranler, quand il réfléchit à l’altération des traits, aux larmes qui baignaient les yeux, à la crainte manifeste qui perçait sur le visage de la jeune fille, et enfin à la peine qu’elle avait prise d’expliquer, aussi clairement que le permettait la délicatesse, que les avances qu’elle lui avait faites étaient dues au titre dont les usages du jour l’avaient investi. Simon remarqua l’air abattu de Henri, avec quelque peu de surprise et de mécontentement.

« Au nom du bon saint Jean ! que vous est-il arrivé, pour que vous ayez la mine aussi grave qu’un hibou, quand un garçon, s’il était réellement aussi fou de cette pauvre fille que vous prétendez l’être, devrait paraître joyeux comme une alouette ? — Hélas ! père, » répondit l’amant désespéré, « il y a quelque chose d’écrit sur son front qui dit qu’elle m’aime assez pour être son Valentin, parce que vous le souhaitez ; mais assez pour devenir ma femme, jamais ! — Ah ! que la peste te crève, tête d’oie, homme froid et sans cœur, répondit le père. Je sais lire sur un front de femme aussi bien et mieux que toi, et je ne vois rien de semblable sur le sien. Mais aussi, de par le diable ! compère, tu restes là à t’étaler comme un seigneur dans ton fauteuil, aussi profondément endormi qu’un juge, lorsque, si tu avais été un amant un peu futé, tu aurais guetté à l’orient le premier rayon du soleil. Mais tu te dandines là, tu ronfles et, j’en réponds, ne penses pas à elle, ou tu songes à toute autre chose, et la pauvre fille se lève au point du jour, de peur qu’une autre ne lui souffle son très-précieux et vigilant Valentin ; elle te réveille avec une grâce qui, saint Macgrider me soit en aide ! aurait fait palpiter une enclume ; et tu ouvres les yeux, toi, pour te plaindre, soupirer et gémir comme si elle t’avait enfoncé une barre de fer rouge entre les lèvres ! Je voudrais, par saint Jean ! qu’elle eût chargé la vieille Dorothée de la commission, et t’eût contraint à consacrer tes galanteries de Valentin à ce faisceau d’os secs, et à cette bouche sans dents. Ce serait, de toute la ville de Perth, la Valentine la mieux assortie à un galant si poltron. — Quant à poltron, père, répondit Henri Gow, il y a une vingtaine de braves coqs, dont j’ai déchiré la crête, qui peuvent dire si je suis un poltron ou non : et le ciel sait que je donnerais ma bonne terre, possédée à titre de bourgeois, avec ma forge, mes soufflets, tenailles, enclume, etc., pour faire que vous eussiez raison. Mais ce n’est pas de sa timidité, pas de sa rougeur que je parle, c’est de la pâleur qui a si subitement chassé la rougeur de ses joues, c’est aussi des larmes qui ont suivi ; c’était comme une giboulée d’avril survenant à l’improviste, et gâtant le plus beau soleil qui ait jamais brillé sur le Tay. — Tutti ! taitti ! ni Rome, ni Perth, ne furent bâties en un jour. Tu as pêché le saumon un millier de fois, et tu aurais pu y prendre une leçon. Quand le poisson a mordu à l’hameçon, tirer vitement la ligne serait briser le fil, et le mettre en pièces, fût-il de laiton. Prête la main, compère, et laisse-le monter ; donne-moi le temps, et en une demi-heure tu le tires sur le bord. Pour le commencement, c’est aussi bien qu’on puisse le souhaiter, à moins que tu ne t’attendisses à voir la pauvre fille venir jusqu’à ton lit, comme elle est venue à ta chaise ; or, ce n’est pas l’usage des fillettes honnêtes. Mais prends-y garde, après notre déjeuner, je te procurerai une occasion de lui exprimer tes sentiments. Songe à y aller doucement, à ne pas la presser trop fort. Donne-lui de la ligne, et ne tire pas trop vite, et quant au succès, je gagerais ma vie contre la tienne. — Je ferai ce que je pourrai, père, mais vous rejetterez toujours le blâme sur moi ; j’aurai tiré trop brusquement. En vérité, je donnerais le meilleur corselet que j’aie jamais fabriqué pour que toute la difficulté vînt de moi ; car alors j’aurais meilleure chance à en faire bon marché. J’avoue pourtant que je ne suis qu’un âne pour amener la conversation sur le sujet en question. — Viens dans la boutique avec moi, mon fils, et je te fournirai un thème convenable. Tu sais que l’homme qui s’est laissé embrasser par une jeune fille pendant qu’il dormait, lui doit une paire de gants. Viens à ma boutique, tu en trouveras une jolie paire, en chevreau, qui ira à merveille à sa main et à son bras. Je pensais à sa pauvre mère en les taillant, » ajouta l’honnête Simon avec un soupir ; « et Catherine exceptée, je ne connais pas de femme en Écosse qui pût les mettre, quoique je les aie essayés à la plupart des beautés de la cour. Viens avec moi, te dis-je, et tu auras un beau sujet d’exercer ta langue, pourvu que ton courage et ta prudence ne t’abandonnent pas au milieu de ta déclaration. »