Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 18-38).


CHAPITRE II.

L’ARMURIER.


Une campagnarde peut avoir des lèvres de velours ; et quoiqu’elle ne soit pas noble, elle peut plaire autant que la femme la plus fière.
Dryden.


Perth, qui peut s’enorgueillir, comme nous l’avons déjà dit, d’une si large part des beautés de la nature inanimée, n’a jamais été dépourvue non plus de certains charmes qui sont à la fois plus intéressants et plus passagers. Être appelée la Jolie Fille de Perth eût été en tout temps une haute distinction, et aurait annoncé une beauté peu commune, lorsqu’il y avait tant de rivales dignes d’un titre si envié. Mais aux temps féodaux, sur lesquels nous appelons maintenant l’attention du lecteur, la beauté chez une femme était une qualité d’une bien plus haute importance qu’elle ne l’a été depuis que les idées de chevalerie se sont à peu près éteintes. L’amour des anciens chevaliers était une espèce d’idolâtrie permise : en théorie, l’amour du ciel était censé l’égaler ; mais en pratique, c’était un sentiment sans rival. Dieu et les dames étaient familièrement invoqués ensemble, et la dévotion au beau sexe était aussi péremptoirement ordonnée à l’aspirant à l’honneur de la chevalerie, que celle qui est due au ciel. À une telle époque de la société, le pouvoir de la beauté était presque sans bornes. Il pouvait niveler le plus haut rang avec un rang extrêmement inférieur.

Ce fut sous le règne qui précéda celui de Robert III, que la beauté seule éleva jusqu’au trône d’Écosse une femme d’un rang inférieur et de mœurs assez légères ; et bien des Écossaises, moins habiles ou moins heureuses, parvinrent à de brillantes positions, du sein d’un concubinage qu’on excusait alors assez facilement. De tels exemples auraient pu éblouir une fille de plus haute naissance que Catherine ou Kate Glover, qui était universellement reconnue pour être la plus belle fille de la ville ou du voisinage, et à qui la réputation de Jolie Fille de Perth avait valu les assiduités des jeunes galants de la cour, quand le roi résidait à Perth ou aux environs. Maint gentilhomme de haut lignage, maint guerrier illustre par des exploits de chevalerie, se montrait plus jaloux de faire briller son talent en équitation devant la porte de Simon Glover dans ce qu’on appelait Couvre-few, ou Curfew-Street, que de se distinguer dans les tournois, où les plus nobles dames d’Écosse étaient les spectatrices de leur adresse.

Mais la fille du gantier[1] (car, comme c’était l’usage des bourgeois et des artisans à cette époque, son père Simon tirait son surnom du métier qu’il faisait) ; la fille du gantier, disons-nous, ne montrait aucune disposition à écouter les galanteries de gens d’une condition infiniment supérieure à la sienne ; et quoique, probablement, elle ne méconnût point ses charmes personnels, elle semblait désireuse de borner ses conquêtes au cercle étroit où sa naissance l’avait placée. De fait, sa beauté, du genre de celles qui semblent tenir plutôt du moral que du physique, malgré la douceur et l’amabilité naturelles de son caractère, exprimait plus de réserve que de gaieté, lors même qu’elle se trouvait dans la compagnie de ses égaux. L’ardeur avec laquelle elle assistait aux exercices de dévotion donnait communément à penser que Catherine Glover nourrissait le désir secret de se retirer du monde et de s’ensevelir dans les profondeurs du cloître. Mais à un tel sacrifice, en supposant que la jeune fille le méditât, on ne devait pas s’attendre que son père, réputé riche et n’ayant qu’elle d’enfant, donnât jamais son consentement volontaire.

La beauté régnante de Perth était affermie par son père dans la résolution de rejeter les hommages des galants courtisans.

« Laisse-les passer, disait-il, laisse-les passer, Catherine, ces galants, avec leurs chevaux fringants, leurs éperons retentissants et leurs belles moustaches ; ils ne sont pas de notre classe, et nous ne devons pas vouloir marcher de pair avec eux. C’est demain le jour de Saint-Valentin : chaque oiseau se choisit une compagne[2] ; mais vous ne verrez pas la linotte s’accoupler avec l’épervier, ni le rouge-gorge avec le milan. Mon père était un honnête bourgeois de Perth, et savait manier l’aiguille aussi bien que moi ; la guerre s’approchait-elle des portes de notre belle ville, il quittait aiguilles, fil et peau de chamois ; il tirait le casque solide et la targe du coin obscur, et décrochait sa longue lance du manteau de la cheminée. Qu’on désigne le jour où mon père, ou bien moi, nous fûmes absents lorsque le prévôt a fait sa revue ! c’est ainsi que nous avons vécu, ma fille, travaillant pour gagner notre pain, et combattant pour le défendre. Je ne veux point d’un gendre qui croie valoir plus que moi ; et quant à ces seigneurs et chevaliers, j’espère que tu te rappelleras toujours que ton rang est trop humble pour devenir leur légitime prostituée. Ainsi donc, quitte ton ouvrage, mon enfant, car c’est veille de fête, et il convient que nous allions au service du soir prier le ciel qu’il t’envoie demain matin un bon Valentin. »

La Jolie Fille de Perth serra donc le magnifique gant de chasse qu’elle s’occupait à broder pour lady Drummond, et mettant sa mante des dimanches, elle se disposa à suivre son père au monastère des moines noirs, qui touchait à Couvrefew-Street. En traversant la rue, Simon Glover, ancien et digne bourgeois de Perth, quelque peu avancé en âge, et chargé d’embonpoint, recevant des jeunes gens et des vieillards l’hommage dû à son justaucorps de velours et à sa chaîne d’or, pendant que la beauté de Catherine, quoique cachée par sa pelisse… qui ressemblait à la mantille que l’on porte encore en Flandre… attirait au gantier les salutations et les coups de bonnet des jeunes et des vieux.

Tandis qu’ils s’avançaient ainsi, le père donnant le bras à sa fille, ils étaient suivis par un grand et beau jeune homme portant le costume ordinaire des gens de la campagne, mais dont la tournure n’était pas dépourvue d’élégance. Il était coiffé d’un petit bonnet écarlate, et de nombreuses boucles de cheveux, s’échappant de dessous cette coiffure, relevaient encore une figure assez agréable. Il n’avait pour toute arme qu’un bâton dans la main, car il n’était pas d’usage que des personnes de son rang… il était apprenti du vieux Glover… se montrassent dans les rues, armés d’une épée ou d’une dague, privilège que les cottes de mailles, ou suivants militaires de la noblesse, croyaient devoir posséder exclusivement. Il accompagnait son maître à l’office, en qualité de domestique, ou comme défenseur, si son intervention devenait nécessaire. Mais il n’était pas difficile d’apercevoir, à l’attention empressée qu’il témoignait à Catherine Glover, que c’était à elle plus qu’à son père qu’il désirait consacrer ses bons offices. En général, son zèle n’avait point occasion de se manifester ; car un sentiment de respect portait naturellement les passants à céder le passage au père et à la fille.

Mais quand les casques d’acier, les barrettes et les plumets des écuyers, des archers et des hommes d’armes commencèrent à se mêler parmi la foule, les porteurs de ces distinctions militaires se montrèrent moins polis que les tranquilles citoyens. Quand par hasard ou peut-être pour se donner plus d’importance, un de ces personnages prenait le côté du mur sur Simon, le jeune domestique du gantier fronçait les sourcils avec une expression menaçante, et semblait chercher l’occasion de prouver son zèle pour le service de sa maîtresse. Mais chaque fois, Conachar, tel était le nom du jeune homme, recevait une réprimande de son maître, qui lui donnait à entendre qu’il ne devait intervenir que quand on le lui demanderait. « Jeune étourdi, disait Glover, n’as-tu pas vécu assez long-temps dans ma boutique pour savoir qu’un coup occasionne une querelle… qu’une dague coupe la peau aussi vite qu’une aiguille perce le cuir… que j’aime la paix, quoique je n’aie jamais craint la guerre, et que je m’embarrasse peu de quel côté de la chaussée ma fille et moi nous marchions, pourvu que nous suivions notre chemin en paix et tranquillité ! » Conachar allégua son zèle pour l’honneur de son maître, sans pouvoir toutefois apaiser le vieux citoyen… « Qu’avons-nous de commun avec l’honneur ? dit Simon Glover. Si tu veux rester à mon service, il faut songer à l’honnêteté et laisser l’honneur aux rodomonts qui portent des éperons à leurs talons et du fer sur leurs épaules ; si tu souhaites porter et mettre en usage un tel équipement ; eh bien ! à ta volonté ; mais ce ne sera ni dans ma maison, ni en ma compagnie. »

Conachar sembla plutôt s’irriter de cette admonition que s’y soumettre. Mais un signe de Catherine, si le léger mouvement de son petit doigt pouvait s’appeler un signe, eut plus d’effet que la verte réprimande du maître ; et le jeune homme quitta l’air militaire qui lui semblait naturel, pour redevenir l’humble apprenti d’un paisible bourgeois.

Cependant la petite troupe fut rejointe par un grand jeune homme enveloppé d’un manteau qui cachait une partie de sa figure, usage ordinaire des galants de l’époque, quand ils désiraient n’être pas reconnus, ou quand ils se mettaient en campagne pour chercher des aventures. Il semblait ainsi dire à ceux qui l’entouraient. « Je désire, pour l’instant, ne pas être connu, ni interpellé par mon titre ; mais comme je ne suis responsable qu’à moi seul de mes actions, je garde l’incognito pour la forme, et m’inquiète peu que vous lisiez ou non au travers. » Il vint se placer à droite de Catherine qui donnait le bras à son père, et ralentit son pas comme pour cheminer de compagnie.

« Je vous donne le bonsoir, brave homme. — J’en dis autant à Votre Honneur, et merci… Puis-je vous prier de continuer votre chemin ? notre pas est trop lent pour celui de Votre Seigneurie… notre société trop humble pour le fils de votre père. — Le fils de mon père est mieux à même d’en juger, vieillard ; j’ai à causer d’affaires avec vous et avec ma belle sainte Catherine que voilà, la plus aimable et la plus inflexible des saintes du calendrier. — Avec tout le respect que je vous dois, milord, dit le vieillard, je vous rappellerai que c’est la veille du bon saint Valentin, moment peu propice aux affaires, et que je puis recevoir les ordres de Votre Seigneurie, dès qu’il vous plaira de me les envoyer par votre domestique. — Il n’y a point de moment meilleur que celui-ci, » répliqua l’obstiné jeune homme dont le rang semblait être tel qu’il le dispensait de toute cérémonie. « Je voudrais savoir si la veste de buffle que j’ai commandée depuis un certain temps est finie ?… et de vous, charmante Catherine (il baissa tellement la voix que ce ne fut plus qu’un murmure)… je désire apprendre si vos jolis doigts y ont travaillé suivant votre promesse ? mais je n’ai pas besoin de vous le demander ; car mon pauvre cœur a ressenti la piqûre de chaque point qui perçait l’habit dont il devait être couvert. Cruelle ! comment vous excuserez-vous d’avoir ainsi tourmenté un cœur qui vous aime si tendrement ? — Permettez-moi de vous prier, milord, de laisser là ces étranges discours… il ne vous convient pas de les tenir, pas plus qu’à moi de les écouter. Nous sommes d’un humble rang, mais de mœurs honnêtes ; et la présence du père devrait protéger l’enfant contre de telles expressions, même de la part de Votre Seigneurie. »

Elle prononça ces paroles si bas, que ni son père ni Conachar ne purent comprendre ce qu’elle disait.

« Eh bien ! tyran, » répliqua l’amant obstiné, « je ne vous tourmenterai pas plus long-temps, à condition que vous me promettrez de vous montrer demain matin à votre fenêtre quand le soleil commencera à briller sur la montagne de l’est, et me donnerez ainsi le droit d’être votre Valentin pour l’année. — Cela ne sera pas, milord ; mon père vient de me dire encore que l’épervier, et l’aigle moins encore, ne peut frayer avec l’humble linotte. Cherchez quelque dame de cour pour qui vos attentions seront un honneur. Quant à moi… Votre Grandeur doit me permettre de dire toute la vérité… elles ne peuvent que me nuire… »

Tout en causant ainsi, on arriva à la porte de l’église. « Votre Seigneurie nous permettra, j’espère, de prendre ici congé d’elle, dit le père. Je n’ignore nullement que vous ne changerez jamais rien à vos amusements parce qu’ils pourraient causer de la peine et de l’embarras à des gens comme nous ; mais d’après la foule qui assiège la porte, Votre Seigneurie peut voir qu’il y a d’autres personnes dans l’église à qui Votre gracieuse Seigneurie elle-même doit témoigner du respect. — Oui… du respect ; et qui me témoigne du respect, à moi ? » dit l’orgueilleux jeune lord ; « un misérable artisan et sa fille, beaucoup trop honorés de l’attention que je leur donne en passant, ont l’insolence de me dire que mon attention les déshonore. Eh bien ! ma princesse de peau de daim et de soie bleue, je saurai vous en faire repentir. »

Tandis qu’il murmurait ces mots, le gantier et sa fille entrèrent dans l’église des dominicains, et leur apprenti Conachar, en s’efforçant de les suivre de près, heurta le jeune noble d’une manière qui n’était peut-être pas tout à fait involontaire. Le galant, sortant de sa désagréable rêverie, et croyant avoir reçu une insulte préméditée, saisit le jeune homme par la poitrine, le secoua et le repoussa loin de lui. Le jeune apprenti, courroucé, reprit l’équilibre avec quelque peine, et porta la main à son côté, comme s’il eût cherché une épée ou une dague à l’endroit où on les porte d’ordinaire ; mais n’en trouvant point, il fit un geste de fureur désappointée et entra dans l’église. Pendant ce jeu muet, le jeune noble resta les bras croisés sur la poitrine, un sourire dédaigneux sur les lèvres, comme pour le défier d’oser davantage. Et quand Conachar fut entré, le jeune lord s’enveloppa avec plus de soin encore dans son manteau, et fit un signal particulier en levant un de ses gants. Il fut aussitôt rejoint par deux hommes qui, déguisés comme lui, avaient épié ses mouvements à quelque distance. Ils causèrent vivement ensemble, après quoi le jeune gentilhomme se retira dans une direction, ses amis ou domestiques en prenant une autre.

Simon Glover, avant d’entrer dans l’église, avait jeté un coup d’œil sur le groupe, mais il avait pris sa place parmi la congrégation, avant que les inconnus se fussent séparés ; il s’agenouilla avec l’air d’un homme qui a un poids sur le cœur ; mais quand l’office fut terminé, il sembla libre d’inquiétude, comme s’il se fût remis, lui et ses peines, à la disposition du ciel. L’office du soir fut célébré avec une pompe et une solennité extraordinaire, en présence d’un grand nombre de nobles et de dames d’un haut rang. On avait même fait des préparatifs pour la réception du bon vieux roi, mais quelques-unes des infirmités auxquelles il était sujet avaient empêché Robert III d’assister au service divin, comme c’était sa coutume. Quand la congrégation fut renvoyée, le gantier et sa charmante fille demeurèrent quelque temps pour s’approcher des confessionnaux où les prêtres avaient pris place. Il advint ainsi que la nuit était noire et le chemin solitaire, quand ils revinrent à leur habitation. La plupart des habitants étaient retirés chez eux et couchés. Ceux qui erraient encore dans les rues étaient des coureurs de nuit ou des débauchés, serviteurs fainéants et ferrailleurs des nobles orgueilleux, et qui se permettaient fréquemment d’insulter les paisibles passants, se fiant à l’impunité que la faveur de leurs maîtres à la cour n’était que trop propre à leur assurer.

Ce fut peut-être dans la crainte de quelque malheur de ce genre que Conachar, s’avançant vers le gantier, lui dit : « Maître, hâtez le pas ; nous sommes suivis. — Suivis, dis-tu ? Comment, et par combien de gens ? — Par un homme enveloppé dans son manteau, qui nous suit comme notre ombre. — Je ne hâterai jamais le pas dans Couvrefew-Street pour un seul homme, quand ce serait le plus vaillant de ceux qui l’ont jamais traversé. — Mais il a des armes, dit Conachar. — Et nous en avons aussi ; nos mains, nos jambes et nos pieds ; et bien sûr, Conachar, nous n’avons point peur d’un homme ? — Peur ! » repartit Conachar indigné de la supposition ; « vous verrez bientôt si j’ai peur. — Maintenant te voilà passé dans l’autre extrême, jeune insensé ; tu ne peux tenir un sage milieu ; il n’est pas besoin de nous attirer une querelle parce que nous ne voulons pas courir ; marche devant avec Catherine, et je prendrai ta place. Nous ne pouvons être exposés à un grand danger, étant aussi près de la maison.

Le gantier ferma donc la marche, et en effet il aperçut bientôt une personne qui les suivait d’assez près, pour justifier des soupçons, vu l’heure et le lieu. Quand ils traversaient la rue, il la traversait aussi ; et quand ils accéléraient ou ralentissaient leur pas, l’étranger hâtait ou retenait le sien en proportion. La chose n’eût été que de bien peu d’importance si Simon Glover avait été seul ; mais la beauté de sa fille pouvait la rendre l’objet de quelque infâme complot dans un pays où les lois donnaient une si faible protection à ceux qui n’avaient pas les moyens de se défendre eux-mêmes. Lorsque Conachar et son précieux dépôt furent arrivés au seuil de leur porte, qui leur fut ouverte par une vieille domestique, l’inquiétude du bourgeois cessa. Déterminé cependant à s’assurer, autant que possible, si elle était fondée, il interpella l’homme dont les mouvements avaient occasionné l’alarme et qui était alors arrêté, quoiqu’il parût vouloir rester dans l’obscurité. « Allons, avancez, l’ami, et ne jouez pas à cache-cache ; ne savez-vous pas que ceux qui se promènent comme des fantômes dans les ténèbres risquent d’être conjurés avec un bâton à deux bouts ? Avancez, vous dis-je, et montrez-nous vos formes. — Ma foi, avec plaisir, maître Glover, » dit une des plus fortes voix qui répondît jamais à une question. « Je veux bien vous montrer mes formes, seulement je souhaiterais qu’elles pussent supporter un peu mieux la lumière. — Sur mon âme ! s’écria Simon, je reconnais cette voix ! Est-ce bien véritablement toi, Harry Gow ? Puissé-je être maudit si tu vas plus loin les lèvres sèches. Voyons, mon ami, le couvre feu n’est pas sonné, et quand même il le serait, ce ne serait pas une raison pour séparer le fils du père. Entre, l’ami ; Dorothée nous donnera quelque chose à manger, et nous viderons un broc avant que tu nous quittes. Entre donc, te dis-je ; ma fille Kate sera ravie de te voir. »

Cependant il avait entraîné l’individu qu’il accueillait si cordialement dans une espèce de cuisine qui servait aussi de salle à manger dans les occasions ordinaires. Les ornements de cette pièce étaient des assiettes d’étain, entremêlées de quelques gobelets d’argent, qui, tenus avec une propreté éblouissante, étaient posées sur une rangée de tablettes semblables à celles d’un buffet, populairement appelé le bink. Un bon feu et une lampe flamboyante répandaient une joyeuse lumière dans l’appartement, et le fumet savoureux des mets que préparait Dorothée n’offensait nullement l’odorat de ceux dont ils allaient satisfaire l’appétit.

L’hôte du maître gantier se trouvait alors en pleine lumière ; et, quoique son extérieur n’eût pas beaucoup de noblesse ni de beauté, son visage et sa tournure non-seulement méritaient l’attention, mais semblaient même la commander. Il avait à peine une taille moyenne ; mais la largeur de ses épaules, la longueur de ses bras charnus, et l’apparence musculaire de tout son corps, indiquaient une force extraordinaire et une constitution tenue en vigueur par un exercice constant. Ses jambes étaient un peu courbées, sans approcher de la difformité ; au contraire, elles semblaient répondre à la solidité de ses formes, quoiqu’elles en détruisissent un peu la symétrie. Il portait un vêtement de buffle ; à la ceinture qui lui serrait le milieu du corps, étaient attachés un pesant et large sabre et un dirk ou poignard, destinés à défendre sa bourse, qui, selon l’usage des bourgeois, était suspendue à cette même ceinture. La tête était bien proportionnée, ronde et garnie d’une chevelure courte, épaisse, noire et frisée. L’audace et la résolution brillaient dans son œil noir : mais le reste de sa physionomie semblait exprimer une modeste timidité, mêlée de bonne humeur, et une vive satisfaction d’avoir rencontré ses vieux amis. Abstraction faite de cet air timide qui venait de la circonstance, le front de Henri Gow ou du Forgeron (car on lui donnait indifféremment ces deux noms, qui indiquaient son état) était haut et noble ; la partie inférieure de sa figure était moins heureusement conformée. Sa bouche était large et bien approvisionnée de deux rangées de solides et belles dents, dont la force répondait à l’air de santé et de vigueur musculaire qui brillait dans tout son corps. Une barbe courte et épaisse, des moustaches arrangées avec soin, complètent son portrait. Il pouvait avoir environ vingt-huit ans.

Toute la famille parut fort contente de l’arrivée inattendue d’un vieil ami ; Simon Glover lui frappa dans la main mainte et mainte fois ; Dorothée lui fit ses compliments, et Catherine elle-même lui offrit cordialement la main. Henri la reçut entre ses cinq doigts massifs, comme s’il eût songé à la porter à ses lèvres ; mais après un instant d’hésitation, il y renonça dans la crainte que la liberté ne fût mal prise. Non pas qu’il y eût la moindre résistance de la part de la petite main qui se trouvait au pouvoir de la sienne ; seulement il parut un sourire sur les lèvres de la jeune fille et une rougeur sur ses joues, qui semblèrent augmenter la confusion du jeune homme. Cependant Simon s’écria avec gaieté, en remarquant l’hésitation de son hôte :

« Ses lèvres, mon cher, ses lèvres ; c’est ce que je n’accorderais pas à tous ceux qui passent le seuil de ma porte. Mais par le bon saint Valentin dont nous célébrons demain la fête, je suis si content de te tenir dans la bonne ville de Perth, qu’il serait difficile de dire la chose que je voudrais te refuser. »

Le forgeron, car tel était le métier de ce robuste artisan, se trouvant ainsi encouragé, embrassa modestement la Jolie Fille, qui reçut cette galanterie avec un sourire d’affection qui aurait convenu à une sœur ; et elle dit ensuite : « Permettez-moi d’espérer que je souhaite la bienvenue dans Perth à un homme repentant et corrigé. »

Il lui tenait la main comme s’il allait répondre, puis soudain, en homme qui perd courage au moment critique, il la laissa échapper, et recula comme effrayé de ce qu’il avait fait ; la timidité et la joie coloraient fortement son visage hâlé, tandis qu’il s’asseyait au coin de la cheminée en face de Catherine.

« Allons, Dorothée, hâte-toi de nous servir à souper, la vieille ; et Conachar ! où est Conachar ? — Il est allé se coucher avec une migraine, » dit Catherine avec hésitation.

« Va le chercher, Dorothée, reprit le vieux Glover ; je ne veux pas qu’il me traite ainsi ; sur ma foi ! son sang d’Highlandais est-il trop noble pour donner une assiette ou mettre une nappe, et s’attend-il à entrer dans notre honorable et ancienne corporation, sans avoir dûment servi et satisfait son maître, son patron, en lui obéissant dans tous les cas où il doit obéissance ! Va le chercher, te dis-je ; je ne souffrirai pas qu’il me néglige ainsi. »

On entendit Dorothée, l’instant d’après, crier du haut de l’escalier, ou plus probablement de l’échelle, vers le galetas où l’indocile apprenti avait trop tôt fait retraite ; il répondit en murmurant, et bientôt après Conachar entra dans la salle à manger. Un sombre déplaisir couvrait ses traits hautains, quoique beaux ; et tandis qu’il procédait à étendre la nappe sur la table, à disposer les assiettes, le sel, les épices et les autres accessoires, en un mot, à remplir les fonctions d’un domestique moderne, que la coutume imposait alors à tous les apprentis, il était manifestement dégoûté, indigné même des fonctions serviles qu’on le contraignait à remplir. La Jolie Fille de Perth le regardait avec quelque inquiétude, et semblait craindre que la mauvaise humeur de l’apprenti n’augmentât le mécontentement de son père ; mais ce ne fut que quand les yeux du jeune montagnard eurent rencontré les yeux de Catherine pour la seconde fois, que Conachar se décida à cacher un peu son déplaisir, et à remplir sa tâche d’un air plus content et plus soumis.

Nous devons informer ici le lecteur que les regards échangés entre Catherine Glover et le jeune montagnard indiquaient à la vérité quelque influence de la part de la première sur la conduite du second, mais que l’observateur le plus attentif n’aurait pu découvrir si cette influence prenait sa source dans quelque chose de plus tendre que l’habitude d’une vie commune.

« Tu as fait un long voyage, mon fils Henri, » disait Glover, qui employait toujours cette expression de tendresse quoiqu’il ne fût point parent du jeune artisan : « Oui, et tu as vu bien d’autres rivières que le Tay, bien d’autres belles villes que Saint-Johnston[3]. — Mais aucune que j’aime à moitié autant, aucune qui soit à moitié aussi digne de mon amour, répondit le forgeron, je vous assure, père, que lorsque j’ai traversé les Wichs de Beglie, et vu la jolie ville si gracieusement étendue devant moi ; comme cette reine des fées dans un roman, qu’un chevalier trouve endormie sur des fleurs sauvages, je me sentis comme un oiseau qui, refermant ses ailes fatiguées, se laisse tomber dans son nid. — Ah ! ah ! tu fais donc encore le poète ? dit le gantier. Eh bien ! aurons-nous encore nos ballades, nos rondeaux ?… nos plaisants Noëls, et nos joyeuses rondes pour danser autour du mai ? — De telles fantaisies peuvent me reprendre, père, quoique le vent des soufflets et le tapage de l’enclume soient d’assez durs accompagements pour des lais de ménestrel ; mais je ne puis leur en donner de meilleurs, puisque je dois améliorer ma fortune, au risque de gâter mes vers. — Fort bien, mon cher fils ; et tu as fait, j’espère, un heureux voyage ? — Oui, un très-profitable, père. J’ai vendu le corselet d’acier, que vous savez, 400 marcs, au gouverneur anglais des Marches de l’Est, sir Magnus Redman. Il n’a pas même marchandé d’une pièce de deux sous, après que je lui eus permis de l’éprouver par un coup de sabre ; tandis que ce mendiant vagabond de montagnard qui l’avait commandé rechignait à m’en donner la moitié de cette somme, quoique l’armure m’eût coûté un an de travail. — Eh ! pourquoi tressaillir ainsi, Conachar ? » dit Simon s’adressant par forme de parenthèse à son apprenti ; « n’apprendras-tu jamais à te mêler de tes propres affaires, sans écouter ce qui se dit autour de toi ? que t’importe qu’un Anglais trouve bon marché ce qui peut sembler cher à un Écossais ? »

Conachar se retourna pour parler, mais après un instant de réflexion il baissa les yeux, et tâcha de reprendre son calme, qui avait été troublé par la façon dédaigneuse dont le forgeron avait parlé de ses pratiques des Highlands. Henri continua sans faire à lui la moindre attention.

« J’ai vendu à bon prix quelques épées et coutelas, quand j’étais à Édimbourg. On y attend la guerre, et s’il plaît à Dieu de l’envoyer, ma marchandise vaudra son prix. Saint Dunstan nous force à la reconnaissance, car il exerçait notre métier. En un mot, ce gaillard-ci, » continua-t-il en soulevant sa bourse dans sa main ; « qui, comme vous le savez, père, avait le corps si mince quand je partis, il y a quatre mois, est maintenant aussi rond et aussi plein qu’un porc de six semaines. — Et cet autre gaillard d’acier recouvert de cuir, qui pendille derrière celui-là, a-t-il paressé tout ce temps ? demanda le gantier. Allons, joyeux forgeron, avoue la vérité ! combien as-tu eu de querelles, une fois le Tay passé ? — Oh ! vous me faites grand tort, père, en m’adressant une pareille question en pareille compagnie, » répliqua l’armurier en lançant un regard à Catherine : « je fabrique des épées, d’accord, mais je laisse à d’autres le soin de s’en servir. Non, non, je n’ai pas souvent d’épées nues en main, sinon quand je les retourne sur l’enclume ou sur la meule et ils m’ont calomnié auprès de votre fille Catherine, ceux qui lui ont dit que le plus paisible bourgeois de Perth était un ferrailleur. Je souhaiterais que le plus capable d’entre eux osât tenir un pareil langage au faîte du Hinnoul, et qu’il n’y eût sur le terrain que lui et moi. — Oui, oui, reprit Glover, nous aurions alors un bel exemple de ta patience à dévorer les affronts. Fi donc, Henri ! vouloir en conter ainsi à un homme qui te connaît si bien ! Tu regardes Kate aussi comme si elle ne savait pas qu’un homme en ce pays doit remuer la main pour garder sa tête, et pour peu qu’il veuille dormir en paix. Allons, allons, je veux être maudit si tu n’as pas brisé autant d’armures que tu en as fabriqué. — Ma foi, ce serait un mauvais armurier, père Simon, que celui qui ne saurait prouver son talent par ses propres coups. Si je ne m’amusais pas parfois à fendre un casque, ou à briser une pointe d’épée contre un habit de fer, je ne saurais pas quelle force de trempe leur donner : et elles pourraient aller de pair avec les armures de carton que les forgerons d’Édimbourg n’ont pas honte de laisser sortir de leurs mains. — Ah ! ah ! maintenant je parierais une couronne d’orque tu as eu une querelle à ce sujet avec quelque Haleine-Brûlante d’Édimbourg ? — Une querelle ! Non, père, répliqua l’armurier de Perth ; j’ai seulement mesuré mon épée contre un confrère, sur la colline de Saint-Léonard, pour l’honneur de ma jolie ville, cela je l’avoue. Certainement, vous ne pensez pas que je voulusse jamais me quereller avec mon frère en métier. — Oh ! non certainement ; mais comment le confrère s’en est-il tiré ? — Ma foi, comme un homme se tirerait d’un coup de lance avec une chemise de papier sur la poitrine, ou plutôt, il ne s’en est point tiré du tout ; car, quand je l’ai quitté, il était gisant dans la loge de l’ermite, attendant chaque jour la mort, à laquelle père Gervais a dit qu’il se préparait saintement. — Bien. N’as-tu pas mesuré ton épée une seconde fois ? demanda Simon. — Ma foi si ; j’ai en outre combattu un Anglais à Berwick, pour la vieille question de la suprématie[4], comme ils disent ; je suis sûr que vous ne m’auriez pas empêché d’aller à une telle rencontre, et j’ai eu le bonheur de le blesser au genou gauche. — Très-bien, par Saint-André ! Et ensuite, avec qui as-tu réglé tes comptes ? » dit Glover, riant des exploits de son pacifique ami.

« Ensuite, j’ai combattu un Écossais dans le Torwood, parce que nous ignorions lequel des deux était plus habile au sabre, difficulté qu’on ne pouvait résoudre sans un essai, comme vous le comprenez bien. Le pauvre diable a perdu deux doigts. — Admirable conduite pour le plus paisible garçon de Perth, qui jamais ne touche une épée que par nécessité d’état ! Eh bien ! tu n’as plus rien à nous dire ? — Pas grand’chose ; car la défaite d’un montagnard ne vaut pas la peine qu’on en parle. — Et pourquoi battre encore celui-là ? Ce paisible artisan ? — Pour rien dont je me souvienne, sinon qu’il se présenta devant moi au sud du pont de Stirling. — Bien, je bois à ta santé ; tu es le bienvenu chez moi après toutes ces promesses. Conachar, remue-toi, fais donner les brocs, mon garçon, et tu auras une coupe de cette brunette, mon enfant. »

Conachar versa la bonne liqueur à son maître et à Catherine, comme il le faisait d’ordinaire ; mais cela fait, il posa le flacon sur la table, et s’assit.

« Comment donc, drôle ! sont-ce là vos manières ? versez à mon hôte, le respectable maître Henri Smith. — Maître Smith peut s’en verser lui-même, s’il a soif, répondit le jeune Celte ; le fils de mon père l’a déjà trop servi pour une fois. — C’est bien haut chanter pour un jeune coq, dit Henri : mais après tout tu n’as point tort, mon garçon ; il mérite de mourir de soif, l’homme qui ne peut boire sans échanson. »

Mais le patron du lieu ne prit pas si patiemment l’obstination du jeune apprenti. « Sur ma parole d’honnête homme et par le meilleur gant que je fis jamais, dit Simon, tu vas remplir la coupe de Henri Smith de cette liqueur, si tu veux que toi et moi nous demeurions encore sous un même toit… »

Conachar se leva d’un air sombre dès qu’il entendit cette menace, s’approchant du forgeron qui avait déjà pris la coupe en main et la tenait à hauteur de sa tête, il feignit de trébucher, et heurta Henri si maladroitement que l’ale mousseuse jaillit sur la figure, le corps et les vêtements de l’étranger. Quoique le forgeron, en dépit de ses inclinations guerrières, eût réellement un bon caractère, une telle provocation lui fit perdre patience. Il saisit le jeune homme à la gorge, qui se trouva la première sous sa main, pendant que Conachar se relevait de son prétendu faux pas, et la serrant d’une rude façon pour lancer ensuite le montagnard loin de lui, il s’écria : « Partout ailleurs, jeune oiseau de potence, je t’aurais arraché les oreilles de la tête, comme j’ai fait à quelques-uns de tes clans avant toi. »

Conachar se releva avec l’activité d’un tigre, et s’écriant : « Tu ne vivras point pour répéter cette vanterie, » il tira de son sein un couteau court et pointu, et s’élançant sur Henri Smith, il tenta de le lui enfoncer au-dessus de l’os du cou, ce qui eût été une blessure mortelle. Mais l’objet de cette violence fut si prompt à se défendre en saisissant la main de l’assaillant, que le coup porta seulement sur l’os, et fit jaillir peu de sang. Arracher le fer de la main du jeune homme, et le retenir avec la sienne comme dans son étau de fer, fut pour le vigoureux forgeron l’affaire d’un instant. Conachar, se sentant au pouvoir du formidable antagoniste qu’il avait provoqué, devint horriblement pâle de rouge qu’il était deux minutes avant, et resta muet de honte et de crainte, jusqu’à ce que, lâchant prise, Smith lui dit tranquillement : « Il est heureux pour toi que tu ne puisses me mettre en colère. Tu n’es qu’un enfant, et moi, homme fait, je n’aurais pas dû te provoquer ; que ce soit une leçon pour toi. »

Conachar demeura un instant comme s’il allait répliquer, puis sortit de l’appartement avant que Simon se fût assez recueilli pour parler. Dorothée courait par toute la maison pour trouver de l’onguent et des herbes médicales. Catherine s’était évanouie en voyant jaillir le sang.

« Laissez-moi partir, père Simon, dit Henri tristement ; j’aurais parié que ma mauvaise fortune me suivrait, et que j’apporterais des querelles et du sang dans une maison où j’eusse souhaité le plus d’amener paix et bonheur. Ne vous inquiétez pas de moi… Occupez-vous de la pauvre Catherine ; la vue de cette lutte l’a tuée, et cela par ma faute. — Ta faute, mon fils !… La faute en est à ce coquin de montagnard, dont la présence est une malédiction pour moi ; mais il retournera demain matin dans son glen, où il goûtera de la prison des bourgeois. Attenter à la vie de l’hôte de son maître dans la maison de son maître !… voilà qui rompt tout lien entre nous… Mais voyons ta blessure. — Catherine ! répéta l’armurier, songez à Catherine. — Dorothée le verra, répondit Simon ; surprise et peur ne tuent pas… Couteaux et poignards tuent ; et elle n’est pas plus la fille de mon sang que toi, mon cher Henri, tu n’es le fils de mes affections. Voyons ta blessure : le couteau est une arme dangereuse dans la main d’un montagnard. — Je ne m’en embarrasse pas plus que d’une égratignure de chat, reprit l’armurier ; et maintenant que les couleurs reviennent sur les joues de Catherine, vous allez me voir guéri dans un instant. »

Il se tourna vers un coin de la chambre où se trouvait un petit miroir, et tira vitement de sa bourse quelque charpie sèche pour l’appliquer sur la légère blessure qu’il avait reçue. Lorsqu’il détacha la veste de cuir qui lui cachait le cou et les épaules, les formes mâles et musculaires qu’il mit à nu n’étaient pas plus remarquables que la blancheur de sa peau qui là n’avait point été, comme aux mains et au visage, exposée aux effets d’une atmosphère embrasée et d’un travail pénible. Il eut bientôt arrêté le sang avec de la charpie ; et après avoir effacé toute trace de combat avec un peu d’eau, il reboutonna sa veste et revint vers la table où se trouvait Catherine, encore pâle et tremblante, mais revenue de son évanouissement.

« Me pardonnerez-vous de vous avoir offensée dès la première heure même de mon retour. Ce jeune homme fut insensé en me provoquant, et je fus, moi, encore plus insensé en me croyant provoqué par un enfant tel que lui. Votre père ne m’en blâme pas, Catherine ; ne pouvez-vous me pardonner ? — Il m’est impossible de pardonner, répliqua Catherine, ce dont je n’ai pas le droit de me fâcher. S’il plaît à mon père de faire de la maison un théâtre de querelles nocturnes, il me faut en être témoin… Je ne puis l’empêcher. J’ai eu tort peut-être de m’évanouir, et de terminer ainsi un combat si bien commencé. Excusez-moi, je ne puis supporter la vue du sang. — Est-ce donc ainsi, dit Glover, que tu reçois mon ami après sa longue absence ? mon ami, ai-je dit ? c’est mon fils. Il manque d’être assassiné par un drôle dont je purgerai demain mon logis, et tu le traites comme s’il avait mal fait en écartant de lui la lame qui allait le percer. — Il ne m’appartient pas, mon père, répondit la Jolie Fille de Perth, de décider qui a eu tort ou raison dans cette dispute ; et je n’ai pas vu assez distinctement ce qui s’est passé pour dire quel fut l’assaillant ou l’assailli. Mais certainement notre ami maître Henri ne niera point qu’il vit dans une véritable atmosphère de querelles, de combats et de sang. Il n’entend point parler d’un tireur, qu’il n’envie sa réputation et n’ait besoin de mettre sa valeur à l’épreuve. Il ne voit pas de querelles dont il ne lui faille se mêler. A-t-il des amis, il se bat avec eux pour l’amitié et l’honneur ; des ennemis, il se bat avec eux par haine et vengeance. N’êtes-vous ni son ami, ni son ennemi, il se battra avec vous, parce qu’il vous rencontrera de tel ou tel côté d’une rivière. Ses jours sont jours de batailles, et sans doute il ferraille encore en rêves. — Jeune fille, répliqua le père, votre langue remue trop librement : querelles et combats sont affaires d’hommes, non de femmes, et il ne convient pas aux filles d’y songer ou d’en parler. — Mais quand elles se passent si brutalement en notre présence, on ne peut guère s’attendre que nous pensions ou parlions d’autre chose. Je vous accorderai, mon père, que ce vaillant bourgeois de Perth ait le meilleur naturel de tous les habitants de cette ville : qu’il se détournerait de cent pas hors de son chemin plutôt que d’écraser un ver ; qu’il lui répugnerait autant de tuer inutilement une araignée, que s’il était un parent du roi Robert d’heureuse mémoire[5] ; que, dans la dernière querelle qu’il eut avant son départ, il s’est battu contre quatre bouchers pour les empêcher d’assommer un pauvre mâtin dont le courage avait failli dans un combat de taureau, et qu’il n’a échappé qu’à grand’peine au sort du chien qu’il protégeait. Je vous accorderai aussi que le pauvre ne passe jamais devant la maison du riche armurier sans recevoir des aliments et des aumônes. Mais à quoi bon, si son épée fait autant d’orphelins affamés et de veuves sans ressources que sa bourse en secourt ? — Voyons, Catherine, écoute seulement un mot avant de lancer contre notre ami une kyrielle de reproches qui ont une apparence de raison, tandis qu’en réalité ils ne s’accordent pas avec tout ce que nous entendons dire et ce que nous voyons autour de nous. Que vont voir avec tant d’empressement notre roi et sa cour, nos chevaliers et leurs dames ? Nos abbés, nos moines, nos prêtres eux-mêmes, ne courent-ils pas contempler la magnificence de la chevalerie, admirer les galants exploits des braves champions en champ clos et dans les tournois, s’étonner des faits d’honneur et de gloire accomplis avec des armes et du sang ? Que font ces fiers chevaliers, si ce n’est ce que notre bon Henri Cow fait dans sa sphère ? Entendit-on jamais dire qu’il abusa de son adresse et de sa force pour nuire ou opprimer ? Et qui ne sait combien de fois il a fait servir ces qualités pour la bonne cause de la bourgeoisie ? et toi, seule de toutes les filles, ne t’estimerais-tu pas honorée et glorieuse qu’un cœur si vrai et un bras si vigoureux appartinssent à un homme qui t’aime ? En quoi les plus fières dames mettent-elles leur plus cher orgueil, sinon dans les prouesses de leur chevalier ? Et le plus courageux chevalier d’Écosse a-t-il accompli plus de galants exploits que mon brave fils Henri, malgré son humble naissance ? N’est-il pas connu dans les hautes et les basses terres comme le meilleur armurier qui jamais fabriqua une épée, et comme le plus loyal soldat qui la dégaina jamais ? — Mon très-cher père, répondit Catherine, vos paroles se contredisent, si vous voulez bien permettre à votre fille de parler ainsi. Remercions Dieu et les bons saints de nous trouver dans une condition paisible ; trop humble pour attirer l’attention de ceux qu’une haute naissance et un orgueil plus haut encore portent à se glorifier des actes barbares de cruauté que les nobles et seigneurs appellent prouesses de chevalerie. Votre sagesse conviendra qu’il serait absurde à nous de nous affubler de leurs beaux panaches et de leurs vêtements splendides. Pourquoi donc imiterions-nous leurs vices hideux ? Pourquoi prendrions-nous leur vanité, leur dureté de cœur, et cette cruauté inflexible pour qui le meurtre n’est pas seulement un passe-temps, mais un sujet de futile triomphe ? Évitons ceux dont le rang réclame comme un privilège ces sanglants hommages, ceux qui s’en glorifient et s’y complaisent. Nous qui ne sommes pas au rang des sacrificateurs, nous pouvons d’autant mieux compatir aux souffrances des victimes. Rendons grâces à Dieu de notre abaissement, puisqu’il nous garde de la tentation. Mais pardonnez-moi, mon père, si j’ai outrepassé les bornes du devoir en contrariant les opinions que vous partagez avec tant d’autres. — Oh ! oui, ma fille, tu parles toujours trop bien pour moi, » dit son père, un peu mécontent… « Je ne suis qu’un pauvre artisan dont toute la science consiste à savoir distinguer le gant droit du gant gauche. Mais si tu veux que je te pardonne, adresse quelques mots de consolation à mon pauvre Henri. Le voilà assis, confondu et déconcerté du sermon que tu viens de faire ; et lui, pour qui le son d’une trompette est comme une invitation de fête, est abattu par le sifflet d’un enfant. »

L’armurier, il est vrai, en écoutant des lèvres qui lui étaient si chères faire de lui un portrait si défavorable, avait baissé la tête sur ses bras croisés, qu’il appuyait sur la table dans l’attitude d’un profond découragement, qui ressemblait presque à un désespoir.

« Plût au ciel, mon cher père, répondit Catherine, qu’il fût en mon pouvoir d’adresser des consolations à Henri, sans trahir la sainte cause des vérités dont je viens d’être l’interprète ! Mais je peux… je dois même m’acquitter d’une telle mission, » continua-t-elle avec une expression animée que l’extrême beauté de sa figure fit un moment ressembler à de l’inspiration. « La vérité du ciel, dit-elle d’un ton solennel, ne fut jamais confiée à une langue, quelque faible qu’elle fût, sans lui donner le droit de parler de clémence, en même temps qu’elle proclame le jugement… Lève-toi, Henri… Relève ta tête, homme noble, bon et généreux, quoique étrangement égaré… Tes défauts appartiennent à ce siècle cruel et barbare… tes qualités sont à toi seul. »

Tout en parlant ainsi, elle posa la main sur le bras du forgeron ; et le retirant de dessous sa tête avec une douce violence à laquelle il ne put résister, elle le força de tourner vers elle son mâle visage et ses yeux dans lesquels les reproches de la jeune fille et d’autres causes encore avaient appelé des larmes. « Ne pleure pas, reprit-elle, ou plutôt pleure… Mais pleure comme ceux qui ont de l’espérance, abjure les péchés de l’orgueil et de la colère qui triomphent de toi le plus facilement…. Rejette loin de toi ces armes maudites dont tu es aisément tenté de faire un usage meurtrier. — Vous me prêchez en vain, repartit l’armurier ; je puis me faire moine et me retirer du monde ; mais tant que j’y demeurerai, il faut que j’exerce mon état ; et tant que je fabriquerai des armures et des épées pour les autres, je ne pourrai résister moi-même à la tentation de m’en servir. Vous ne m’en feriez pas un reproche si vous saviez combien les moyens par lesquels je gagne mon pain sont inséparables de cet esprit guerrier que vous m’imputez à crime, quoiqu’il soit la conséquence d’une inévitable nécessité. Quand je donne au bouclier ou au corselet la force de parer les blessures, ne dois-je pas constamment me rappeler à quoi servent leur forme et leur solidité ; et lorsque je forge des épées, ou les trempe pour la guerre, m’est-il possible de ne pas songer à leur usage ? — Abandonnez donc, mon cher Henri, » répliqua la jeune fille enthousiaste, serrant avec ses deux faibles mains la main nerveuse et pesante du robuste armurier, qu’elle soulevait avec peine, car le forgeron se laissait faire, mais n’y aidait pas ; « abandonnez, vous dis-je, un métier qui est un piège pour vous. Abjurez la fabrication d’armes qui ne peuvent être utiles qu’à abréger la vie humaine, déjà trop courte pour faire pénitence, ou à encourager, par la conscience de leur sûreté, ceux que la crainte aurait pu empêcher de courir au péril. L’art de fabriquer des armes, offensives ou défensives, est condamnable chez un homme dont le naturel violent et fougueux tombe à propos de ce travail dans le piège et le péché. Renoncez définitivement à forger des armes de quelque genre qu’elles soient, et méritez le pardon du ciel en disant adieu à tout ce qui peut vous entraîner au péché dont vous vous rendez si souvent coupable. — Et que ferai-je pour vivre, murmura l’armurier, quand j’aurai dit adieu à l’art de fabriquer des armes, pour lequel Henri de Perth est connu du Tay à la Tamise ? — Votre art même a d’innocentes et louables ressources. Si vous renoncez à forger des sabres et des boucliers, il vous reste encore à fabriquer la bêche inoffensive et le soc honorable et utile de la charrue, et tous ces instruments qui satisfont aux besoins de la vie ou à ses plaisirs. Vous pouvez construire des serrures et des verrous pour défendre la propriété du faible contre le brigandage et l’oppression du fort. Les hommes auront encore besoin de vous, et vous paieront votre paisible industrie. »

Mais ici Catherine fut interrompue : son père l’avait entendue déclamer contre la guerre et les tournois. En réfléchissant que, quoique ces doctrines fussent nouvelles pour lui, elles pouvaient néanmoins ne pas être erronées, il souhaitait, à coup sûr, que le gendre qu’il se proposait de prendre n’allât point s’exposer volontairement aux risques que le caractère audacieux et la force remarquable de Henri Smith lui avaient jusque-là fait trop aisément encourir. Il aurait désiré que les arguments de Catherine produisissent quelque effet sur l’esprit de son amant, qu’il savait être aussi maniable quand des affections l’influençaient, que fier et intraitable lorsqu’il était assailli par d’hostiles remontrances ou des menaces. Mais les arguments de la Jolie Fille contrarièrent les vues du gantier, quand il l’entendit insister sur la nécessité d’abandonner un métier qui arrondissait les fortunes mieux qu’aucun autre alors exercé en Écosse, et qui profitait plus à Henri de Perth en particulier, qu’à tout autre armurier du royaume. Glover avait une vague idée qu’il ne serait pas mal d’arracher Henri le forgeron à son trop fréquent usage des armes, s’il était possible, quoiqu’il sentît quelque orgueil de s’allier à un homme qui maniait avec une habileté supérieure les armes dans ce siècle belliqueux où l’on était fier de les porter avec courage. Enfin, quand il entendit sa fille recommander à son amant, comme la voie la plus directe pour reprendre des habitudes paisibles, de renoncer au métier lucratif où il n’avait point de rival, et qui, vu la continuité des querelles privées et des guerres publiques de l’époque, devait, à coup sûr, procurer une belle fortune, il ne put contenir davantage sa colère. À peine Catherine eut-elle conseillé à son amant la fabrication des instruments aratoires, que, persuadé qu’il avait raison, ce dont il avait quelque peu douté dans la première partie de leur querelle, le père s’écria :

« Des serrures et des verrous, des socs de charrue et des tents de herse ! et pourquoi pas des chenets et des grilles, des pincettes et des girldes de Culross[6] avec un âne pour porter la marchandise à travers le pays, et un autre que tu conduirais, toi, par le licou ? Sur ma foi, Catherine, mon enfant, le bon sens t’a-t-il entièrement abandonnée ? crois-tu qu’en ces temps durs comme le fer, les hommes voudraient payer quelque chose qui ne leur servît pas à défendre leur vie ou à prendre la vie de leur ennemi ? Il nous faut des sabres pour nous protéger à toute heure maintenant, pauvre sotte, et non des charrues pour préparer la terre à recevoir une semence qui ne lèvera jamais. Quant à notre pain de chaque jour, le fort s’en empare et vit ; le faible s’en laisse dépouiller et meurt de faim. Heureux l’homme qui, comme mon digne fils, a trouvé moyen de gagner son pain autrement qu’à la pointe des épées qu’il fabrique ! Prêche-lui la paix tant qu’il te plaira, je ne viendrai jamais te dire non ; mais conseiller au premier armurier d’Écosse de renoncer à la fabrication des sabres, des haches de guerre et des cuirasses, c’en est assez pour rendre fou un homme patient !… Allons, retire toi ! Et demain matin, songe, je te prie, que si tu as le bonheur de voir Henri le forgeron, et tu n’en mérites pas autant par ta conduite à son égard, tu verras un homme qui n’a pas son pareil en Écosse pour manier le sabre et la hache d’armes, et qui peut travailler pour cinq cents marcs par an, sans manquer un jour de fête. »

La jeune fille, entendant son père parler si péremptoirement, salua respectueusement, et sans souhaiter autrement le bon soir, se retira dans l’appartement qui était d’ordinaire sa chambre à coucher.



  1. Glover signifie gantier. a. m.
  2. C’est une opinion populaire qu’en Angleterre, le jour de Saint-Valentin, vers la mi-février, chaque oiseau se choisit une compagne pour le reste de l’an ; et de même le premier homme que voit ce jour-là une jeune fille doit être son ami ou son Valentin jusqu’à l’année suivante. a. m.
  3. Nous avons dit plus haut que Saint-Johnston était l’ancien nom de Perth ; ce nom lui avait été donné par les Pictes, lorsqu’ils en jetèrent les fondations, après leur conversion au christianisme, en y bâtissant une église qu’ils dédièrent à saint Jean. a. m.
  4. Celle de l’Angleterre sur l’Écosse. a. m.
  5. On se rappelle que Robert Bruce avait cru voir dans le tissu d’une araignée l’image de sa prochaine victoire. a. m.
  6. Le girble est une mince plaque de fer dont on se sert pour confectionner le met favori des Écossais, c’est-à-dire le gâteau d’avoine. Curloss fut long-temps célèbre pour ses girldes. w. s.