Le Jardin des chimères/Thanates

Perrin et Cie (p. 60-63).

SCÈNE V


Une salle du palais, somptueuse et sombre. Il fait nuit. Dédale est assis dans un haut fauteuil de bronze, la tête inclinée, devant une table couverte de papyrus. Une petite lampe posée sur la table éclaire son visage et laisse dans l’obscurité tout le reste de la pièce où se dressent des statues ébauchées, des machines aux multiples cordages, et une sorte de squelette d’oiseau gigantesque, abandonné dans un coin. — La machine ailée que Dédale rêva et qu’il ne put achever.

Au fond, une lourde tenture dont les plis s’agitent sous les brusques rafales de vent qui font palpiter les ailes humaines inutiles et vaciller la flamme de la petite lampe perdue dans les ténèbres.


DÉDALE.


La lampe va mourir et l’âme va s’éteindre…
C’est bien. Thanatos, sans espérer, sans craindre,
Je t’entends approcher, enfant toujours voilé !
C’est toi. Je te devine et je me sens frôlé

Par ta petite main se posant sur ma tête…
Voici l’heure… Et depuis cent ans que je m’apprête
À te voir m’appeler pour me conduire ailleurs,
— Vers un destin plus sombre ou des destins meilleurs,
Je n’avais pas pensé que ce fût si facile,
Mourir ! Comme il fait noir ! Tout dort, tout est tranquille.
Et tout me paraît vain, tout semble indifférent !…
Hier, j’étais ivre encor. Cette nuit, en mourant,
Mon esprit redevient plus calme et plus paisible.
Et mon âme plus simple… mon guide invisible,
Endors-moi pour jamais d’un sommeil très profond !…
Oui. La lampe s’éteint. L’univers se confond
Dans la brume qui va s’épaississant encore…
Ah ! Puisses-tu venir me prendre avant l’aurore,
Par cette obscurité douce à mes yeux lassés !
C’est Toi. Je sens déjà tous mes désirs passés.
Mes deuils, mes souvenirs et mes remords sans nombre
Se ternir, s’effacer, disparaître dans l’ombre
Qui monte autour de nous à l’instant de la mort.

S’enfonçant de plus en plus dans ses pensées.

Mais Toi ! Qui donc es-tu, grave envoyé du Sort ?

 
Quel son aura la voix et quel est ton visage ?
Réponds-moi ! De quels dieux portes-tu le message ?
Serait-ce la Pitié ? Serait-ce la Terreur ?
Par quel trop long chemin de silence et d’horreur
T’avances-tu vers moi depuis ces cent années ?…
Oh ! Toujours, sous le faix des mêmes Destinées,
La lourde incertitude et le doute écrasant !


Il étend la main pour redresser la mèche de la lampe, puis la laisse retomber.


Comme il tarde à venir, ce sommeil reposant
Du cauchemar absurde et triste de la vie !
Toi qui libéreras ma pensée asservie,
Frère d’Éros, plus triste et plus beau que l’Amour,
Tu souris, Thanatos, maître tardif et sourd !
Ton regard illumine enfin l’ombre indistincte !
Le vent souffle…


Une soudaine rafale de vent soulève la tenture, découvrant un instant le firmament où palpitent, froides et vacillantes, les étoiles lointaines. La lampe baisse de plus en plus. Dans l’obscurité grandit et se précise l’apparition de l’Éphèbe couronné de pavots, évoqué par le rêve de Dédale.
DÉDALE, tendant les bras vers lui dans un suprême effort pour se relever.


C’est Toi ?

Il retombe. L’obscurité est complète.


LA VOIX DE THANATOS, limpide et grave.


C’est Toi ? La lampe s’est éteinte…