Le Jardin des chimères/Le verger des Bacchantes

Perrin et Cie (p. 42-59).

SCÈNE IV


Le verger des Bacchantes. — Il fait nuit, une nuit profonde, étouffante, dans laquelle resplendissent les fruits magiques des arbres enchantés et les étranges fleurs parsemant l’herbe noire. À gauche, une rivière coule à travers les bois.

On entrevoit vaguement, dans l’obscurité, les masses plus sombres des arbres qui se lèsent çà et là, sous un ciel sans étoiles. — Derrière eux, à l’horizon, une ligne phosphorescente brille indistinctement par instants. C’est la Mer de Crète qui, tout à l’heure, à l’aube, sera d’or sous les premiers rayons du soleil.

Dans le verger tout est silence. — Du fond des bois arrivent cependant des murmures étouffés, un bruit de pas, de frôlements, et l’on devine à travers les troncs les formes blanches des Nymphes et des Génies aux ailes de papillon, qui s’approchent, glissent et s’enfuient.

Plus près du fleuve, les trois sœurs Earina, Eucharis et Rhodéia sont debout, immobiles, et s’inclinent vers Icare endormi.

RHODÉIA.
Elle parle à voix basse, en se tournant à demi vers ses sœurs, un doigt posé sur les lèvres, dans une attitude de grâce inquiète.


Non ! Non ! N’approchez pas, car vous êtes trop belles,
Vous pourriez l’éblouir du reflet de vos ailes,
Vous pourriez l’enivrer du son de votre voix…
Non ! Ne le troublez pas ! Il est bien. Je le vois
Souriant aux baisers invisibles des Songes,
Des Esprits de pitié, des radieux Mensonges
Qui bercent les dormeurs au seuil de l’Inconnu.
Non ! Ne le troublez pas, mes sœurs ! Il est venu
Parce qu’il était las, enfin, de sa souffrance,
Qu’il voudrait que l’oubli remplaçât l’espérance,
Parce que le doux bruit de ce fleuve enchanté
Apaise la douleur dont l’homme est tourmenté,
Parce qu’on dort en paix dans ce lieu de délices
Où les fleurs de la nuit entr’ouvrant leurs calices
Font trembler des lueurs dans l’air opaque et noir.
Non ! Ne vous penchez pas, en riant, pour le voir !
Vous le réveilleriez, il aurait peur sans doute…
Il dort profondément, On croirait qu’il écoute

Parler avec mystère un divin Messager.

S’agenouillant.

Éloignez-vous. Je reste ici, dans ce verger,
Pour veiller près de lui. Le ciel est encor sombre.
Les Bacchantes pourraient venir chanter dans l’ombre.
Leurs voix le troubleraient dans son calme sommeil.
Mais moi, je veux ici sourire à son réveil,
L’adoucir au rappel d’une chanson lointaine…
Peut-être craindrait-il votre beauté hautaine,
Et vous le feriez fuir, mes sœurs aux cheveux d’or !
Je reste. Laissez-nous. Allez,
Je reste. Laissez-nous. Allez, Je l’aime encor
Et ma voix dans la nuit sera moins incertaine.


Pendant qu’elle parle, Earina et Eucharis s’éloignent. Tout redevient silence et la nuit semble plus profonde, n’étant plus éclairée par la blancheur de leurs voiles.


RHODÉIA, restée seule et toujours agenouillée, chante à voix basse, monotone et lente :


J’ai tissé mon voile de fleurs.
De fils aux changeantes couleurs,

 
De rayons errants, de pâleurs,
D’étoiles.
J’ai brodé d’un or presque éteint,
D’un reflet de lune argentin,
D’un azur de mer incertain
Mes toiles.

J’ai chanté la chanson des eaux,
Celle du vent dans les roseaux,
Et celle qu’inspire aux oiseaux
L’aurore.
J’ai rêvé des songes divins,
Des fantômes charmants et vains
Que la pourpre des soirs sylvains
Colore.

Et j’aimais tout ce qui s’enfuit :
Les parfums vagues de la nuit,
La clarté tremblante qui luit
Dans l’ombre,
La fragile blancheur des lys,
Les pétales si tôt pâlis

Des larges roses aux replis
Sans nombre.

J’ai vu s’éteindre bien des jours,
J’ai vu mourir bien des amours,
J’attends, et je chante toujours.
Sans trêve.
J’attends, j’attends sans me lasser.
Car j’espère qu’il doit passer.
J’attends, car j’espère embrasser
Mon rêve…


ICARE, se réveillant avec un cri.

Où suis-je ? Qui chantait ?


RHODÉIA.

Où suis-je ? Qui chantait ?C’est moi. Réveille-toi !
Ne me regarde pas avec ces yeux d’effroi !
C’est moi pour qui jadis tu tressais des guirlandes.
Souviens-toi ! Tu dansais avec nous sur les landes,
Et je chantais pour toi dans les sous-bois épais…

Mes chansons te donnaient cette ineffable paix
Que les hommes n’ont pas, mais que gardent les choses.
Et c’est pour moi jadis que tu cueillais les roses
Que le souffle du soir endormait sur ces bords…
Souviens-toi ! Souviens-toi !


ICARE, tristement.


Souviens-toi ! Souviens-toi !J’étais enfant alors.


RHODÉIA.


Toujours et malgré tout tu cherches la Chimère.


ICARE, avec une émotion qui fait trembler sa voix.


Non ! j’ai vu s’effacer ce beau rêve éphémère !
Je ne la cherche plus ! Je suis las. À quoi bon
Quitter ce Labyrinthe, insensé vagabond ?…
Et, s’il n’existe pas, à quoi bon la lumière ?


RHODÉIA.


De qui veux-tu parler, Icare ?


ICARE


De qui veux-tu parler, Icare ? La première
Je t’aimais, disais-tu ? Non, je n’aimais que Lui !
Dans ce jardin magique où nul rayon ne luit,
Comment ne pas aimer la ferveur de l’aurore,
La gaieté d’Hélios ? Je n’espérais encore
Qu’en sa pitié, qu’en Lui, pour enfin m’échapper.
Mais s’Il n’existe pas ! Si l’amour peut tromper !
Si quand je l’écoutais, je n’écoutais qu’un songe.
Qu’importe que la nuit s’arrête et se prolonge
Sur ce morne jardin où je resterai seul,
Et l’azur flamboyant n’est plus que son linceul !

Ah ! Qu’importe que l’aube étincelle et rayonne.
Si ces rayons divins ne sont pas Sa couronne,
Si le soleil n’était qu’un globe incandescent,
Si ce n’est pas Son char qui soulève en passant
La poussière olympique et sombre de la nue ?
Pourquoi désirer voir Sa splendeur inconnue ?
À quoi bon désirer contempler d’autres cieux ?
Je reste. Ombrage-moi, jardin silencieux !

 
Porte, sois toujours close ! Éloigne-toi, Chimère !
Je ne chercherai plus la jouissance amère
D’escalader les monts aux fabuleux sommets
Pourvoir de loin le monde où je n’irai jamais !
Je reste. J’oublierai la beauté de la Terre,
Et je me sentirai repris par le mystère
De l’antique forêt à qui j’ai résisté.
J’oublierai Sa douceur, j’oublierai Sa clarté.
Je ferai comme ont fait les heureux et les sages,
Et quand, dans le jardin aux multiples passages
Où depuis ces dix ans je n’ai cessé d’errer,
Un rayon de soleil, venant à s’égarer,
Caressera la mousse ou frappera les pierres,
Je saurai m’éloigner en fermant les paupières !
Rhodéia ! Rhodéia !

Avec un élan désespéré vers elle.

Rhodéia ! Rhodéia ! Tu vois, je me souviens !
Je ne crois plus en Lui ! Je viens vers toi, je viens
Afin de l’oublier, de l’ignorer, d’entendre
La limpide douceur de ta voix fraîche et tendre
Qui doit me consoler et qui doit m’apaiser…

Je veux dormir sans rêve — enfin, — sous ton baiser !
Non ! Ne me parle pas !…


Il l’enlace. Un très long silence dans lequel éclatent brusquement des appels jetés par des voix sonores et vibrantes venant du plus profond de la forêt, puis le rythme d’un chant qu’affaiblit la distance.


CHŒUR DES BACCHANTES


Dieu des vergers secrets et des chaudes ténèbres,
Époux triomphant, Roi vainqueur,
Bakkhos célébré par le chœur
Avec des cris de joie et des hymnes funèbres !

Évohé ! Cueillons les fruits d’or !
Iô ! Bacchantes !
Tressons le lierre et les acanthes !
Le soleil sur la mer ne brille point encor !

Dieu des monts, des antres sauvages,
Des flots sonores, des rivages,
Des bois que les courses ravagent,
Où vibrent tes chants effrénés,

Dompteur des monstres enchaînés,
Ami des humains prosternés !


Les voix se rapprochent peu à peu. Entre les arbres passent et repassent les chœurs dansants des Bacchantes dont les beaux corps nus resplendissent dans l’ombre qui paraît s’épaissir. Leur chant résonne, insinuant et rapide, dans le frémissement des herbes foulées et des branches agitées.


Toi qui la nuit parcours les cimes solitaires !
Ô suprême Initiateur
Des sombres voluptés et des divins mystères,
Fils de Celui qui tonne, au loin sur la hauteur…
Orgiaque Evios traîné par des panthères,
Morne Libérateur !

Toi qui des champs d’Hellas aux champs lointains du Gange
Abreuvas les mortels du suc de la vendange,
Qui vas, rapide et bondissant
Parmi les hurlements immenses des Bacchantes,
Qui fais jaillir la source et fleurir les acanthes.
Dieu régénérateur, Iackkos dont le sang
Réchauffe la nature, y circule et ruisselle
Comme un fleuve sacré de joie universelle !…

Ô toujours mis à mort et toujours renaissant !


VOIX LOINTAINES, se perdant dans la nuit.


Dionysos !…


ICARE.


Dionysos !…Entends-tu les Bacchantes ?


RHODÉIA.


Non ! Non ! N’écoute pas leurs chansons éloquentes
Célébrer la fureur, l’ivresse et le danger !
Ne les regarde pas traverser le verger !
Laisse-les s’éloigner !


ICARE.


Laisse-les s’éloigner !Quand sourira l’aurore ?


RHODÉIA, se soulevant à demi et regardant vers la mer.


Le ciel est encor noir et la mer sombre encore.


VOIX LOINTAINES.


Iô ! chantons l’immense et fauve obscurité !…


LE CHŒUR DES BACCHANTES.
Passant et repassant entre les arbres, dans une ronde de plus en plus frénétique.


 Toi qui recherches l’ombre et les fraîches retraites
Pour mieux préserver ta beauté,
Ô séducteur d’Aphrodité,
Dieu des rêves obscurs et des amours secrètes.

Évohé ! Cueillons les fruits d’or !
Iô ! Bacchantes !
Tressons le lierre et les acanthes !
Le soleil sur la mer ne brille point encor !


Le jardin s’emplit d’indécises lueurs et de phosphorescences étranges. Les fruits enchantés resplendissent plus ardents sur les arbres plus sombres. On entend le gémissement des branches, le grondement sourd du fleuve qui se confondent avec le bruit des thyrses et des cymbales entrechoqués pour amplifier la formidable rumeur orgiaque. Tout le verger semble ivre d’une vie exaspérée, convulsive, qui prête aux formes
végétales la vague apparence d’êtres maléfiques. La ronde des Bacchantes se déroule toujours entre les troncs fleuris.


Dieu des sortilèges, des charmes,
Ô toi qui calmes les alarmes,
Qu’Ariane, à travers ses larmes,
Vit, un soir, sur le sable ardent,
Marcher vers elle en lui tendant
Les perles du ciel d’Occident !

Toi qui fais oublier la détresse passée,
Les espoirs à jamais perdus…
Toi dont le chant berceur assoupit la pensée,
Qui, debout sur le seuil des Jardins défendus,
Appelles au repos ceux dont l’âme est lassée
Des chemins trop ardus…

Époux de Perséphone aux royaumes funèbres
Où les Ombres des morts pleurant dans les ténèbres
Se souviennent du firmament…
Roi de tout ce qui fut, de tout ce qui doit être,
toi qui fais mourir, qui meurs et qui fais naître,
Dominateur du monde, impitoyable amant

Qui, dans le tourbillon des vaines apparences,
Conduis par le désir, l’ivresse et les souffrances
À l’ineffable et morne anéantissement…


VOIX LOINTAINES.


Évohé ! Dionys !


ICARE.


Évohé ! Dionys ! Quand sourira l’aurore ?


RHODÉIA.


Les Bacchantes s’en vont. L’orient se colore.
Déjà dans le lointain leur hymne s’affaiblit.


ICARE, d’une voix hésitante.


Quand viendra le Soleil ?


RHODÉIA, le désenlaçant et s’écartant lentement.


Quand viendra le Soleil ? Et tu parlais d’oubli !…


ICARE, à genoux, le visage tourné vers l’Orient.


 C’est l’heure ! Tout le ciel s’enflamme !
Rapide, la clarté grandit !
C’est l’heure ! Il monte, il brille, il resplendit
Sur l’Univers qui le réclame
En s’éveillant avec effroi
Des songes malfaisants et des fièvres nocturnes…
Les Bacchantes ont fui, Hélios, devant toi !
Les bois sont de nouveau calmes et taciturnes,
La rougeur du lointain s’accroît…
Je t’adore, clarté du premier crépuscule !…
Et quand l’immense Nuit, en pâlissant, recule
Là-bas, à l’horizon,
— Malgré les arbres noirs de ma sombre prison.
Quand debout dans l’air qui flamboie,
Je te revois monter. Soleil !
Je sens comme l’aurore au firmament vermeil
Mon cœur s’illuminer de joie !

Il se lève.


Hélios ! Hélios !
Le plus jeune des dieux et le plus admirable !
Déjà les flots
Reflètent en tremblant ton sourire innombrable…
Déjà la mer apaise ses sanglots…
La terreur m’abandonne.
Et la fièvre se calme en mes veines…


Mais le brusque rappel d’un souvenir le fait tressaillir. Étendant les bras vers l’astre dont les rayons brillent à travers les branches et font pâlir l’or des fruits enchantés, il s’adresse à lui dans un élan de ferveur douloureuse.


Et la fièvre se calme en mes veiPardonne !
J’ai douté ! J’ai faibli !
J’ai souhaité la paix ! J’ai souhaité l’oubli !
La nuit m’avait dompté, ta clarté me délivre !
— La nuit a duré si longtemps !…
Hélios ! Hélios ! Tu me vois ! Tu m’entends !
Je t’appelle, et mon âme est ivre !…
Je sais que tu souris, je sais que tu m’attends,
Et la nuit désormais peut me couvrir, m’étreindre,
Je ne dois plus la craindre
Ni lui céder, jamais !…

Oh ! Je voudrais monter vers les derniers sommets,
M’élancer, oublier mon délire éphémère,
Et dans un ciel plus clair où souffle un air plus chaud,
Monter vers Toi, plus haut, toujours plus haut.
Soleil !…


RHODÉIA, avec une ironie cruelle.


Soleil !…Sur les ailes de la Chimère ?


ICARE, frappé par cette inspiration subite.


Pourquoi non, s’il le faut ?
Si le ciel me sourit et l’Amour me protège ?
J’irai, je franchirai les montagnes de neige,
Les cavernes de feu,..
Soutenu par l’espoir et guidé par un dieu,
J’atteindrai la Chimère et lui prendrai ses ailes,
Afin que, soulevé par elles,
Je m’élance, emporté vers le Roi du Matin,
Dans un tourbillon d’étincelles !…
J’irai…

RHODÉIA.


Non ! N’y va pas ! Tu tentes le Destin !
La Bête te tuerait au seuil de son repaire !
Reste ! Je t’aimerai…


ICARE.


Je crois en lui. J’espère.
Regarde ! Le voici !


RHODÉIA, avec désespoir


Tu ne dois pas l’aimer !
Ne songe plus au feu qui peut te consumer,
Et demande à la Nuit de t’endormir encore !


ICARE, prêt à s’éloigner et se retournant vers elle avec un lumineux sourire.


Je ne crains plus la nuit puisque j’ai vu l’aurore.


Il disparaît. Le ciel est d’or sur le verger toujours obscur.