Le Jardin des chimères/Icare et Dédale


Perrin et Cie (p. 30-41).

SCÈNE III


Le Labyrinthe. L’entrée d’un palais archaïque un peu semblable à un temple. Fronton triangulaire soutenu par six colonnes doriques. Porte de bronze aux étranges bas-reliefs vers laquelle monte un grand escalier de marbre blanc. Le cercle étroit de la forêt ferme de toutes parts l’horizon. Il y a là des chênes, des cyprès et des cèdres. Sur ce fond sombre, les métopes du fronton dessinent plus nettement leurs lignes multicolores. Le jour s’endort dans un ciel pâlement bleu.

Icare est assis sur la marche la plus basse de l’escalier et s’adosse au socle d’une statue athlétique d’Hélios, pareille à celle que sculpta plus tard Kanakhos de Sicyone. Il tient entre les mains un papyrus déroulé qu’il ne lit pas. Dédale, entièrement drapé dans une robe noire à larges manches brodées d’hiéroglyphes, est debout, appuyé contre une colonne. Il parait très vieux et sa barbe est très blanche. Le père et le fils sont tous deux immobiles. Dédale médite, Icare rêve. Les plis du manteau que porte celui-ci semblent continuer les belles lignes du marbre, et la tristesse de l’enfant est sœur du calme sourire d’Apollon.

ICARE, tournant légèrement la tête vers Dédale avec une sorte d’hésitation.


Père, te souviens-tu ?


DÉDALE.


Père, te souviens-tu ?Que voudrais-tu savoir ?


ICARE, s’enhardissant peu à peu.


Lorsque j’étais enfant, et triste de nous voir
Enfermés pour toujours au fond du Labyrinthe,
Je me tournais vers toi, — j’étais rempli de crainte.
J’avais peur de me perdre au détour du chemin,
Et ne voulais marcher que guidé par ta main.
Et tu me rassurais… Nous nous sentions très proches..
Nous allions dans les bois, nous gravissions les roches,
Les récifs écumants aux farouches hauteurs ;
Tu regardais passer les oiseaux migrateurs.
Tu disais qu’on pourrait, sans tenter l’impossible,
Sans chercher à dompter la Bête inaccessible,

S’élancer, libre enfin, plus haut que la prison,
Pareil aux alcyons fuyant à l’horizon…
Et pour nous évader, tu construisais des ailes…
Père, te souviens-tu ?


DÉDALE.


Père, te souviens-tu ?Je ne crois plus en elles.


ICARE.


C’est que, vois-tu, j’ai tant cherché,
J’ai tant marché
Vers son repaire,
Sans jamais m’en être approché,
Que maintenant je désespère
D’atteindre la Chimère au sourire moqueur
Qu’il te fallait dompter, ô Père !
Et de jamais l’étreindre, et d’être son vainqueur…
— Car les Chimères ont des ailes,
Et lorsqu’on tend les bras pour s’élancer vers elles,

On les voit disparaître à l’horizon lointain,
Dans l’or lumineux du matin,
Dans l’or sanglant du crépuscule,
Et l’on recule
Épouvanté…


DÉDALE.


Tu cherches la Chimère et non la Vérité.
Tu ne peux la saisir, mais elle n’a pas d’ailes.


ICARE, secouant la tête.


Non ! Tu ne le sais pas !… Mais leurs couleurs sont telles
Que son passage laisse un reflet de clarté,
Un reflet d’étoile ou d’aurore…
La pourpre du ciel les colore,
Mais l’Homme ne les voit qu’au moment de tomber,
Quand ses pieds saignent sur la route…
Celui qui doute
Et celui qui va succomber
Sentent, en les voyant, l’espérance renaître,

 
Comme renaît la fleur aux souffles des matins
Lorsqu’Hélios va reparaître.


Son regard se tourne vers la statue d’Apollon, dieu de la Lumière.


DÉDALE.


 Parce que je suis Mage et qu’on me dit le maître
Des effrayants secrets que gardent les Destins,
Tu crois que je n’ai pas, sur les sommets lointains,
Vu jadis, comme toi, flamboyer la Chimère ?
Vision persistante ou mirage éphémère.
Elle se montre à tous et chacun doit la voir.
Je l’ai vue. Et longtemps, jeune, j’ai cru pouvoir
À force de marcher la saisir et l’étreindre.
Mais lorsque j’eus compris que je devais la craindre.
Que la Vierge vers qui j’avais tendu les mains
N’était qu’un monstre horrible et cruel aux humains,
J’ai souhaité, plus tard, d’en délivrer le monde.
Soutenu par l’orgueil de ma gloire inféconde,
Je voulais à sa flamme opposer la clarté.
J’ai travaillé longtemps, et, longtemps, j’ai lutté.

J’ai visité l’Égypte et dormi sur le sable ;
Chercheur de l’Invisible et de l’Inconnaissable,
En vain j’ai supplié le Sphinx aux yeux profonds.
Sur l’immense Océan où soufflent les typhons,
J’ai navigué vers l’Inde aux déités sans nombre.
J’ai connu la Scythie où le ciel toujours sombre
Ne s’éclaire jamais des rayons du soleil ;
L’heureuse Taprobane, et le temple vermeil
Où vont prier, la nuit, les prêtres de Chaldée.
Et jamais la Réponse en tous lieux demandée
Ne put me satisfaire ou ne put me calmer.
On voyait à mes pieds les morts se ranimer,
De mes Dieux inconnus j’ai sculpté les images,
L’Orient m’accueillit au nombre de ses Mages,
Les fois accomplissaient, soumis, ma volonté.
Mais moi, toujours rêveur et toujours tourmenté
Par l’antique Chimère, hélas inaccessible,
Je dus comprendre enfin qu’il était impossible
De libérer le monde à jamais asservi.
J’abandonnais ce but si longtemps poursuivi
Comme les autres buts que je croyais atteindre ;
Et c’est pourquoi Minos, fatigué de me craindre,

 Quand il nous enferma dans ce jardin obscur,
Au milieu des rochers et des cimes d’azur
Plaça, pour nous garder, la trompeuse Immortelle
Qu’on cherche sans pouvoir jamais s’emparer d’elle,
Sans pouvoir la dompter, l’étreindre, la toucher,
Et que moi, — le Vainqueur, — je ne pus approcher.


ICARE.


 Et tu t’es résigné ! Tu travailles, tu rêves.
Dans ce palais bâti par toi…
Et tu regardes sans effroi,
À cette heure imprécise où les ombres s’élèvent
Au fond du jardin enchanté,
De vagues dieux danser et danser les Bacchantes…
L’obscurité,
Les sous-bois noirs où les acanthes
Et les vignes aux raisins d’or
Font trembler sur le sol des reflets d’améthyste,
Où chaque parole persiste
En un écho plus doux qui se prolonge encor,
Où la brise s’endort

 
Sans effleurer les branches,
Rien ne te fait frémir… Tu souris, tu te penches
Sur les papyrus déroulés…
Te souviens-tu pourtant ? Dix ans sont écoulés
Sans que nous ayons vu les beaux fleuves hellènes,
Et les blanches cités s’allongeant dans les plaines
Riches en blés,
Et les hommes, et tout l’univers que j’ignore
Et que j’ignorerai toujours…
Et les ans passeront encore,
Mois après mois, jours après jours.
Ainsi, toujours…


DÉDALE.


 La méditation vaut mieux que la puissance.


ICARE.


 Mais ce n’est pas la gloire et ce n’est pas l’absence
De trésors amassés.
Ni l’ennui, ni la solitude,

Ni révocation des triomphes passés,
La multitude
Criant ton nom
Ou se taisant, brusquement, quand tu passes,
Que je regrette… Non…
Mais la liberté, les espaces
Terrestres et marins où le vent fait ployer
Les arbres et les voiles
Dans l’air qu’un Dieu fait flamboyer !…
C’est l’ouragan qui fait palpiter les étoiles
Au fond des cieux,
Et qui fait s’effeuiller les roses…
Dans ce jardin silencieux
Que des ruisseaux cachés arrosent,
Les fleurs ne s’effeuillent jamais !…
Ne souris pas !… Sur les sommets
Les neiges restent toujours blanches,
fit le glacier toujours pareil…
Dans l’enchevêtrement des branches
Les rayons du soleil
Ne se glissent qu’à peine…
Regarde !… Et c’est déjà le soir !…

Père, ne souris pas !… Je voudrais tant Le voir
Répandre sa lumière orgueilleuse et sereine
Sur ce Labyrinthe enchanté…


DÉDALE.


Comme l’ambition l’amour est un mensonge.
Et le Sage oublié qui médite et qui songe
Ne peut rien sur la foule et rien dans la cité.
Mais, comme une Chimère, il voit la Vérité
Pâlir à son approche et bientôt disparaître.
J’ai vécu, libre, jeune, enivré, croyant être
Semble à ce Titan qui triompha du Sort.
J’espérais vaincre un jour le malheur et la mort.
Mais le triomphe ment et déçoit notre attente ;
La sagesse est trompeuse et la gloire hésitante,
Les hommes sont mauvais et ne sont pas heureux,
Et s’il te fallait vivre et souffrir avec eux
Tu verrais se faner tes espoirs éphémères,
Et tu regretterais le Jardin des Chimères.


ICARE, avec une obstination triste.


Non, car le ciel est noir et l’air est étouffant.

DÉDALE.


Je suis déjà très vieux et tu n’es qu’un enfant.
Mais tout ressemble à tout. Nos âges sont semblables
Devant les Inconnus sereins et formidables
Que notre geste effleure et qu’on ne peut pas voir.
Tout ignorer est presque égal à tout savoir,
Car le savoir s’éteint dans la cendre des doutes.
Ainsi, j’ai vu toujours, — et sur toutes mes routes.
Passant avec le même inexprimable ennui
Sous un ciel qu’obscurcit, toujours, la même nuit,
La science rêver au bord du même abîme,
La beauté sœur du mal, l’amour frère du crime.
Et tu veux l’échapper ? Tu souffrirais aussi.
Les jours après les jours, en tous lieux comme ici,
T’offriraient en passant leur couronne ou leurs ronces ;
Les mêmes questions et les mêmes réponses
Obséderaient encor tous les rêves humains.
Car les mêmes rochers ferment tous les chemins.
Ici, du moins, on est plus près du grand Mystère,
Et l’homme le plus sage est le plus solitaire.

ICARE, avec une angoisse soudaine.


Pourquoi, si tout est sombre, est-il donc radieux,
Lui, le riant Soleil adoré par la Terre ?
Ne peut-il rien pour nous ? Ne crois-tu pas aux Dieux ?


DÉDALE.


La méditation vaut mieux que la prière.


Un long silence. Dédale a repris son immobilité hautaine. Le crépuscule en tombant revêt toutes les choses d’un voile qui les rend différentes et les fait paraître plus lointaines. Avec un geste d’infinie lassitude et de confiance infinie, Icare a posé la tête sur le socle de la statue, comme pour s’endormir. La divine sérénité du dieu olympien semble envelopper l’enfant dont la voix résonne avec une altération profonde dans l’air vibrant du soir.


ICARE.


Hélios ! Hélios ! Prends-moi dans Ta Lumière !…