Le Jardin des chimères/Les ailes déployées

Perrin et Cie (p. 74-103).

SCÈNE II


Le ciel. — Le vol tournoyant des oiseaux, le passage rapide des nuages légers, le vent qui passe, les rayons qui glissent, — le frémissement de la lumière…

En bas, la Mer de Crète, les alcyons rasant les flots, les rochers noirs émergeant de l’écume argentée, la transparence des eaux profondes où s’abritent les Sirènes et leurs fantastiques palais sous-marins devinés à travers l’ondulation des vagues. — Les queues aux écailles chatoyantes resplendissent au soleil, les torses ruisselants d’eau se soulèvent, les bras hâlés se tendent, les lourdes chevelures traînent dans leurs boucles dénouées tous les trésors inconnus des abîmes. — Dans le silence sonore, les voix des Filles de la Mer montent jusqu’à Icare dont le vol, d’abord très lent, s’accélère peu à peu.


CHŒUR DES SIRÈNES


Viens à nous ! Viens à nous ! Détourne tes regards
De l’énorme Empyrée où les astres hagards

Roulent, éperdus, dans l’espace ;
Où, laissant un sillage éblouissant et clair
Dans le nuage obscur et menaçant, l’éclair
S’allume, resplendit et passe.

Dans la rafale ardente, au ciel étincelant,
Tu montes, plein d’espoir, d’un trop rapide élan.
Vers les étoiles trop lointaines.
Emporté par ton rêve impossible et fervent,
Tu montes, oublieux, vainqueur !… Déjà le vent
Lasse tes ailes incertaines !

Plus haut ! Toujours plus haut ! D’un vol fougueux et sûr
Tu vas jusqu’au Soleil ! Tu baignes dans l’azur
De l’air qui frémit et s’embrase !
Sans craindre de tomber dans l’abîme inconnu,
Vers le Roi flamboyant tu montes, soutenu
Par la lumière et par l’extase !

Tu tends les bras vers lui ! Tu regardes les cieux !
Ah ! Crains que sa splendeur n’éblouisse tes yeux.

Que sa flamme ne te dévore !
Qu’un brusque tourbillon ne t’emporte au delà
Des mondes où jamais le jour ne ruissela,
Que jamais n’embellit l’aurore !

Le dieu ne peut t’aimer car l’amour est humain !
Tu l’appelles ! Il va poursuivant, son chemin
Sur son harmonieux quadrige !
Il ne t’écoute pas ! Tu t’élances en vain !
Et tu retomberas de l’Ouranos divin
Pris d’épouvante et de vertige !

Viens à nous ! Redescends ! Il en est temps encor !
Arrête pour nous voir ton épuisant essor
À travers la flamme et les nues !
Descends ! Puisque le vent fait résonner nos voix.
Puisque nous t’appelons, et puisque tu nous vois
T’implorer, lascives et nues !

Viens ! Tu reposeras au fond de nos palais.
Sous des voûtes d’albâtre où tremblent des reflets

De coraux, de nacre et de perles,
Dans le bleu crépuscule aux mourantes couleurs,
Tu dormiras, couché sur les étranges fleurs
Qu’apportent les flots qui déferlent !

Crois-nous ! Tu régneras sur nos calmes séjours.
Il n’est pas de bonheur plus grand que nos amours
Ni plus profond que nos sourires.
Tout le ciel se reflète en nos yeux de saphir.
Pour assoupir Borée ou réveiller Zéphir,
Il suffit du son de nos lyres.

Nos chants ont la douceur des tièdes nuits d’été.
Nos lamentations troublent l’immensité
Les soirs d’effrois et de détresses.
Et nos corps onduleux de l’abîme émergeant
Resplendissent parmi les écumes d’argent,
Sous les rayons qui nous caressent !

Les gemmes de la mer brillent dans nos cheveux…
Viens ! Nous te supplions ! Viens à nous si tu veux

Connaître la molle harmonie
Et l’obscure fraîcheur des grottes de cristal
Qu’éclaire, sous les feux du ciel oriental,
Une lueur indéfinie.

La vie a plus d’horreurs que le gouffre des mers
N’a de monstres errants dans ses replis amers.
Elle a moins de beautés sereines…
Oubliant Hélios et ton vol insensé,
Tu vivras sans tristesse et sans rêve, enlacé
Par les bras souples des Sirènes…

Nous te délivrerons de l’éternel désir,
Des Songes fugitifs que tu voulais saisir.
Des espérances éphémères !
Ne monte pas plus haut ! L’Éther va s’enflammer !
Et la moindre étincelle, enfant, peut consumer
L’aile fragile des Chimères.

Viens ! Notre grave amour est semblable à la Mort.
Comme elle sans pitié, comme elle sans remord,

Il est aussi morne et sublime,
Et joint les voluptés enivrantes des flots,
Les baisers de la vague et ses âpres sanglots
Aux épouvantes de l’abîme !


ICARE, montant toujours.


Je t’adore et je crois en toi,
Hélios !… Cet appel qui monte jusqu’à moi.
Ce chant perfide des Sirènes,
Ne peut ralentir mon essor !
Plus que la vague aux miroitements d’or,
Plus que le glauque abri des profondeurs sereines,
Plus que l’hymne sonore et triste des flots bleus,
Que l’hymne fauve de l’orage,
Tu m’attires, Soleil, Roi bienveillant des dieux,
Que nul ombre ne décourage
Et ne peut arrêter jamais…
Ô toi qui dores les sommets
Et dont s’éclairent les vallées !
Ô Généreux ! Ouranide au grand cœur

Qui diriges le cours des sphères étoilées !
Archer vainqueur
Qui brilles à travers les nues !
Que vaut l’enivrement des amours inconnues
Que les Sirènes ont chanté,
Auprès de ton amour, auprès de ta clarté
Qui sur nous s’épanche et ruisselle
Universelle ?
Ta pitié calme la douleur,
Caressant à la fois la poussière et la fleur,
Tu nous souris, ô Porte-lyre !
Et ton sourire
Illumine jusqu’au malheur !
Je t’aime, Dieu Soleil, et je sais que tu m’aimes !
Tous les siècles te crient leurs adorations,
Ils passent ; tes rayons restent toujours les mêmes,
L’avenir bénira tes apparitions !
Depuis les constellations
Jusqu’à l’homme qui pleure et l’arbre qui végète,
Tout t’appartient, tout te salue, ô Musagète !
Et chaque voix s’ajoute à l’innombrable chant
Qui te suit, de l’aube au couchant,

 
Lorsque dans ta course infinie,
Avec la même joie, avec le même amour,
Tu répands sur nous tour à tour
Des torrents de lumière et des flots d’harmonie !


Le chant des Sirènes s’affaiblit, décroît, finit par se confondre avec la sourde rumeur des vagues. — Le vent grandit. Sa voix sifflante résonne maintenant aux oreilles d’Icare qu’il emporte, comme un appel impérieux.


CHŒUR DES VENTS


Triomphateur des airs, viens ! Nous sommes les Vents,
Les dieux fauves et décevants
Qui passons dans la nuit en semant la tempête !
Que rien n’apaise et rien n’arrête !
Les démons destructeurs des fragiles espoirs,
Maîtres de la mer aux flots noirs
Et du ciel orageux et des forces humaines !
Enfant, viens où les Vents te mènent !

Sache vouloir encore et vouloir sans effroi !
Viens avec nous, tu seras Roi !
Vers les trésors, vers les plaisirs, vers les conquêtes,
Viens avec nous !


ICARE.


Viens avec nous ! Je viens à toi,
Soleil, au milieu des tempêtes !


Il continue à monter. Le soleil brille sur les flots infiniment bleus. Des barques passent, les mâts enguirlandés de fleurs, allant vers Cythère. Une troupe de colombes consacrées à Aphrodite effleure Icare d’un frémissement d’ailes légères et parfumées. Des fragments d’hymnes rapides et joyeux lui arrivent avec le son lointain des lyres. Une odeur d’aromates se répand dans l’air.


HYMNE DE CYTHÈRE


Voici revenir les oiseaux !
— Les flots apaisent leurs colères, —

 

Voici revenir les galères,
Les navires aux voiles claires
Et les trirèmes sur les eaux !
Le Printemps sourit à la terre.
Voici revenir les oiseaux
Vers l’Île heureuse de Cythère !

Le battement des rames d’or
Cadence le profond silence,
Et Zéphyr avec indolence
Pousse la barque qui s’élance
Vers Cythère invisible encor !
Les passereaux volent, rapides.
Le battement des rames d’or
Se mire dans les flots limpides…


Le chant devient de plus en plus fort. La ville de Kypris apparaît, lumineuse et blanche, dans la ceinture argentée des petites vagues. Des jardins s’étagent au flanc des collines ; des cyprès lèvent leur pointe noire parmi les orangers chargés de fruits. Des cascades de fleurs descendent des rochers ; des pins se penchent vers la mer qui les reflète ; des fontaines resplendissent dans des vasques de marbre. Autour du temple, la procession des prêtresses se déroule. Les barques, dans le port, se balancent au vent sur une eau semée de feuilles de roses.


Dans les cieux transparents et bleus,
Voici des palais qui se dressent !
Voici le jardin des Prêtresses !
Voici la Ville des caresses
Et des beaux songes fabuleux !
Voici la Ville des Sourires !
Dans les cieux transparents et bleus,
Écoutez les chants et les lyres !

Respirez l’odeur de l’encens !
Près des sources jamais taries.
Sous les colonnades fleuries.
Voici les blanches théories
De vierges et d’adolescents !
Les flammes des parfums s’élèvent.
Respirez l’odeur de l’encens
Flottant sur le temple des Rêves…


D’où viens-tu ? Toi qui fends les airs
Soulevé par ces larges ailes ?
T’élances-tu, porté sur elles,
Vers les délices éternelles
De l’Olympe entouré d’éclairs ?
Quel amour divin te réclame ?
D’où viens-tu ? Toi qui fends les airs
Porté par ces ailes de flamme ?

Es-tu l’un des dieux souverains
Qui retourne dans l’Empyrée ?
Veux-tu regagner la contrée
Où sur une cime dorée
Siègent les Rois toujours sereins ?
Ouvrant tes ailes inconnues.
Es-tu l’un des dieux souverains
Qui remonte à travers les nues ?

Mais l’Olympe est encor lointain !
Arrête ta course inutile !
Tourne tes regards vers notre île !

Vois briller le jardin fertile
Dans l’azur joyeux du matin !
Si tu n’es qu’un fils de la Terre,
Descends ! L’Olympe encor lointain
N’a pas la beauté de Cythère !

Mais si, Roi du ciel radieux,
Tu retournes vers tes demeures,
Ah ! Repose-toi quelques heures
Dans l’Île riante des leurres,
Des mensonges insidieux !
Oublie un instant ton domaine
Pour le royaume radieux
D’Aphrodite Anadyomène !


LA VOIX DES VENTS, impérieuse et sonore.


Viens avec nous, plutôt ! Nous sommes les démons
Errant dans les antres des monts.
Dans les abîmes pleins d’horreur et de mystère,
Dans les cavernes de la Terre

Qu’illuminent les feux des Géants forgerons !
Suis-nous, Vainqueur ! Nous pénétrons
Les muets souterrains, la profondeur sonore
Dont la rafale seule explore
Les multiples détours et les trésors sacrés !
Suis-nous ! Les joyaux ignorés
Palpitent dans la nuit comme l’œil des Génies…
Les richesses indéfinies
Des temples écroulés sous la fureur des Vents,
Les épaves des flots mouvants.
Les trésors des volcans où les gemmes mûrissent,
Fleurs des flammes dévoratrices,
Où le rubis s’allume, où la topaze naît.
Le Vent les dénombre ! Il connaît
Les montagnes de neige où se forment l’opale,
Les grottes d’ambre au reflet pâle,
Les palais fabuleux gardés par les Dragons,
La porte aux formidables gonds
Qui conduit au pays des grandes émeraudes !…
Les Vents mystérieux qui rôdent
Du noir Septentrion au suffocant Midi,
Dans la tempête qui grandit,

T’emporteront plus loin que la Mer Ténébreuse,
Vers les rives de l’Île heureuse,
Où la vague riante et chantante s’endort
Sur les plages de sable d’or !
Viens ! Notre souffle énorme et rugissant balance.
Dans le désert plein de silence,
Les palmiers dont les fruits sont de vivants joyaux.
Au fond des sépulcres royaux
Nous avons vu briller, aux feux des lampadaires,
L’anneau des gemmes légendaires
Qui donnent le bonheur, la force, et la santé !
Viens ! Suis-nous dans l’immensité.
Roi de plus de splendeurs que le ciel n’a d’étoiles !
Viens ! Le vent hurle dans les voiles !
Éole, Boréas, Aquilon et Zéphyr,
De Golconde au lointain Ophir,
Nous soutiendrons ton vol d’un souffle de rafale !
Viens ! Suis-nous ! L’heure est triomphale !
Écoute les démons indomptés et hardis.
Leurs voix âpres dans l’air sonore !


ICARE.


Toi seules beau, Soleil, et toi seul resplendis
De tous les joyaux de l’aurore !


Il a dépassé Cythère. À la hauteur où il est parvenu, il domine maintenant toute l’Hellade, avec ses îles, ses cités, ses rochers, ses péninsules et ses montagnes. La mer Égée scintille dans la lumière, les Cyclades émergent des flots l’une après l’autre, pareilles à un chœur d’Océanides pétrifiées dans leur danse par quelque subite apparition méduséenne. Plus loin, c’est la masse rocheuse du Péloponèse, l’Attique ensoleillée, les Sporades, et plus loin encore, au delà de Samos et de Lesbos, la Troade, les colonies, ioniennes, l’Asie… De tous les points de l’horizon, des appels, d’abord confus, puis de plus en plus forts, parviennent à Icare et finissent par étouffer la voix stridente des Vents.


CHŒUR DES PEUPLES


Toi qui troubles la paix du ciel inviolé,
Salut, ô voyageur errant dans les nuages,

Rival des aigles noirs, triomphateur ailé,
Plus grand que les Héros vivant aux anciens âges,
Et que les Dieux régnant sur l’Olympe étoilé !

Salut, toi qui poursuis la route
Dans l’Éther ivre de clartés !
Nous t’appelons ! Arrête ! Écoute
Nos chœurs, nos appels emportés
Dans la rafale qui s’élève.
Nos cris qui montent jusqu’à loi !
Viens à nous ! Ta course s’achève !

Descends vers nous ! Tu seras Roi !
Nous t’adorons, ô toi dont les ailes hautaines
Font la nuit un instant sur les blancs Parthénons !
Viens régner à jamais sur la splendide Athènes,
Sur les jeunes cités des îles aux beaux noms
Riant au vain assaut des vagues incertaines !
Regarde la sainte Délos,
L’harmonieuse Salamine


Se dressant au milieu des flots
Qu’un ciel toujours pur illumine !
Paros au marbre flamboyant,
Andros, Sériphos, Mithylène,
Naxos où le Dieu d’Orient
Sourit à la Princesse hellène !

Entre la mer immense et l’infmi du ciel,
Vois les Sporades d’or que l’azur environne,
Et dans l’air où la brise a la saveur du miel
Vois, pareilles aux fleurs d’une double couronne,
Les Cyclades flotter sur l’abîme éternel !

Viens ! Ces îles sont ton empire !
Tout t’appartient, audacieux !
À toi le peuple qui respire
Sous le plus limpide des cieux !
À toi la lumineuse Attique
Chère aux abeilles de l’été,
Sparte et sa grandeur despotique.
Et Corinthe et sa volupté !


Viens ! Premier conquérant des ailes surhumaines !
Tu nous révéleras ton effrayant secret,
Comment les Vents soumis à ton désir te mènent
Aux lieux illimités où le Soleil paraît,
D’où les Olympiens contemplent leurs domaines !

Les Hommes ailés seront dieux !
Niké, leur sœur et leur amante,
Guidera leur vol dans les cieux
Par le calme et par la tourmente !
Et les Immortels effarés
Verront les captifs de la Terre
S’élancer, enfin libérés,
À la conquête du mystère !

Les poètes divins chanteront ta beauté.
Tes yeux qu’ont ébloui les aubes inconnues.
Et l’asservissement de l’élément dompté
Quand tu passes, vainqueur de l’orage et des nues.
Faisant dans l’air qui vibre un remous de clarté !


Des chants célébreront ta gloire
Dans les jeux et dans les festins !
Nous glorifierons ta victoire
Et la défaite des Destins !
Le mal ne sera plus à craindre :
Nous t’élèverons des autels,
Et les aurores qui vont poindre
Verront pâlir les Immortels !

Tu seras l’Homme-Dieu qu’adoreront les foules,
Plus grave que la Nuit, plus beau que le Soleil,
Et, couchés sous tes pieds, les peuples que tu foules
Béniront ta venue en un hymne pareil
Au chœur océanique et sourd des grandes houles !

La Joie, esclave des puissants,
T’offrira l’antique ambroisie,
L’orgueil t’enivrera d’encens
Et des aromates d’Asie !
Pour l’Hellène tu seras Roi
Et pour le Barbare, invincible !

On verra tomber devant toi
Les bornes sombres du Possible !

L’intarissable amour inondera ton cœur.
Devant tes ailes d’or plus grandes que ses ailes,
Éros en souriant te dira son vainqueur.
Abandonnant les dieux, les Muses éternelles
Chanteront pour toi seul leur ineffable chœur.

Viens ! Le bonheur n’aura pas d’ombre
Ni de regrets le souvenir !
Et vers toi les Heures sans nombre.
Du Passé jusqu’à l’Avenir,
Viendront, les mains pleines de roses !
Plus d’accablement anxieux !
L’esprit pénétrera les causes,
La pensée atteindra les cieux !

Prométhée a donné la flamme et l’espérance
Aux êtres que domptait l’âpre Fatalité.
Après lui, dans le monde où gémit la souffrance,

Bakkhos porta la joie et Kypris la beauté.
C’est à toi d’achever Timmense délivrance !

Salut ! Dernier triomphateur !
Dans la paix et dans l’allégresse
Tu régneras, dominateur
De tous les peuples de la Grèce !
Viens ! Tu resplendiras pareil
Aux Dieux qu’on craint et qu’on implore,
Sous les rayons pris au Soleil,
Sous la pourpre prise à l’Aurore !

Viens ! Et peut-être alors, quand les cieux entr’ouverts
Verront avec stupeur nos ailes surhumaines,
Pourrons-nousdans la nuit des temps toujours divers
Connaître enfin les lois et les forces qui mènent
Le cours tumultueux des lointains Univers !

Peut-être la grande Épouvante
Devra disparaître à son tour
Dans l’aube joyeuse et fervente

De la Victoire et de l’Amour !
Peut-être au souffle de tes ailes
La Mort, laissant tomber sa faux,
Dans les ténèbres éternelles
Fuira les Vivants triomphaux !

Viens ! Le chant de l’Hellage et le chant de la Terre
Glorifieront alors ton courage divin !
Viens ! Cesse de planer dans l’azur solitaire,
Donne-nous le Secret sans qui l’espoir est vain,
Et délivre nos cœurs de l’effroi du Mystère !


L’air devient de plus en plus brûlant. La terre s’enfonce dans le vide lumineux ; Icare ne distingue plus qu’à peine la forme de ses montagnes et le contour de ses mers. C’est maintenant la solitude des espaces sans fin, plus haut que les oiseaux, plus haut que les nuages. Dans l’éblouissement presque douloureux de la clarté, des étincelles s’allument, des rayons passent, se croisent, se perdent, vibrations éphémères de la vie éternelle. Chaque battement des ailes de la Chimère rapproche Icare du Soleil dont l’orbe resplendit au sommet de l’horizon.


CHŒUR DES VENTS


Viens avec nous, plutôt ! Le chœur humain s’est tu !
Le monde est à toi ! Que veux-tu ?
Les villes de l’orgueil ou celles de la joie,
Memphis dont le temple flamboie,
Tyr, Balbek formidable, Ombos, Gomorrhe, Assur,
Ninive aux coupoles d’azur
Ou Babel dont les tours font la nuit sur la terre ?
Veux-tu les hordes de la guerre
Pareilles aux flots noirs des houleux Océans ?
Veux-tu les pays des Géants,
Les déserts de la neige ou les déserts du sable ?
L’Éther jadis infranchissable
Que ne trouble jamais le souffle des typhons.
Et les espaces si profonds
Qu’en regardant de loin leurs poussières mouvantes.
Les Dieux eux-mêmes s’épouvantent ?
Veux-tu le peuple heureux et fugace des airs ?
Les nuages et les éclairs ?

Ou, dans les cieux tournant sur d’énormes pilastres.
L’empire fulgurant des astres ?
Veux-tu Cassiopée, Électre, Aldébaran,
L’essaim des Pléiades errant
Avec le Sagittaire, avec les Dioscures ?
Kypris, splendeur des nuits obscures,
Ou le Chariot divin fidèle de l’Occident ?
Viens ! Suis-nous dans le ciel ardent !
Viens cueillir, dans l’horreur des ténèbres premières
Les fleurs de feux et de lumières
Que rien ne peut éteindre et rien ne peut flétrir !
Suis-nous ! L’Ouranos va s’ouvrir !
Les Vents impatients t’emportent sur les ailes
Vers les étoiles éternelles !


ICARE.


Qu’importe l’univers,
Soleil, à qui voit ton sourire ?
Sirènes, chants d’orgueil, de fièvre et de délire,
Peuples ! Je n’entends plus vos cris toujours divers !

Vents qui dans le calme des airs
Faites vibrer d’effroi les cordes de la Lyre
Et palpiter les voiles noirs
De la Vierge debout au fond des cieux énormes !
Je ne vous entends plus ! Et vous, flambeaux des soirs,
Lueurs des pénombres sans bornes,
Étoiles qui veillez lorsque les cieux s’endorment,
Astres, fruits d’or tombés de l’arbre de la Nuit,
Nébuleuses sortant des brumes condensées,
Comètes, peuple errant qui passe et qui s’enfuit,
Plus fugace que des pensées
Presqu’effacées,
Mes yeux ne vous voient plus ! Je ne vois plus que Lui,
Le seul Soleil dont la lumière
Fasse naître la joie et naître la prière
Dans l’univers pacifié
Par le doux regard de l’aurore !
Je viens à toi, Soleil ! J’ai tout sacrifié !
Et je voudrais connaître encore
Des mondes plus nombreux, de plus grandes amours,
D’autres trésors, d’autres tendresses,
D’autres ivresses,

Pour les sacrifier ! Pour rejeter toujours
Ces fardeaux convoités des voluptés mortelles,
Dont s’appesantiraient les ailes
Qui me soulèvent jusqu’à toi !
J’approche… Ta douceur immense me convie.
Ta lumière pénètre en moi !
Soleil ! Je viens ! Puisque ma vie
N’est qu’un rapide instant de ton éternité,
Puisque mon âme
Ne fut qu’une étincelle errante de ta flamme,
Qu’un rayon obscurci de ta divinité,
Prends-moi ! Je voudrais disparaître,
M’anéantir dans ta clarté.
Mourir en toi ! Plonger dans les sources de l’Être !
Renaître, m’embraser et m’abîmer encor
Dans ta splendeur dévoratrice,
Échapper au désir, à l’espérance, au Sort,
Et savourer l’extase ardente de la mort
Libératrice !


LA VOIX MENAÇANTE DES VENTS.


Malheur à toi ! Malheur à toi ! Malheur à toi !
Insensé ! La chaleur s’accroît !
Les rayons, flèches d’or, aveuglent tes prunelles !
Va jusqu’aux flammes éternelles !
Atteins celui pour qui tu dédaignes nos voix !
Atteins-le ! Celui que tu vois
Poursuivre dans les cieux sa course indifférente !
Bientôt la clarté fulgurante
Consumera ton aile ! Ah ! Tu fermes les yeux !
Non ! Monte encore, audacieux !
Va ! Ne le lasse point ! Sois fort ! Ton vol s’élève
Vers l’impassible firmament !
Monte ! Et connais enfin dans la douleur trop brève,
Du dernier éblouissement,
La désillusion d’avoir atteint ton rêve !


Un silence. Il monte toujours, aveuglé, défaillant. On ne voit plus la terre. Tout s’est tu. Le ciel est un océan de flammes déferlantes dans lequel Icare plonge, avec une ferveur de plus en plus enivrée. La chaleur devient intolérable.


ICARE.


Toujours plus loin ! Toujours plus haut !
Mes ailes ploient !
J’étouffe dans cet air trop chaud
Où des cercles de flamme et des rayons tournoient
Sur un ciel de plus en plus noir !
Hélios ! Secours-moi ! Je ne puis plus te voir !
Viens ! Ne me laisse pas succomber au vertige,
Tomber, sans avoir pu t’atteindre et te bénir !…
Tu viens ! C’est toi ! J’entrevois ton quadrige,
J’entends tes étalons hennir
Dans l’ardeur des courses suprêmes !
Je n’ai jamais douté ! Je savais que tu m’aimes !
Et je sais que tu dois venir
Me prendre, me sauver, m’emporter dans ta flamme !
Hélios ! Tu viens ! Prends mon âme !
Entraîne-moi dans ta clarté !
Ou, si je dois tomber, foudroyé, dans le vide,

Que je connaisse, au moins, dans un instant avide
Le baiser de l’éternité !…


Les ailes de la Chimère s’embrasent. Il tombe.