Le Jardin des chimères/La gloire d’Icare


Perrin et Cie (p. 104-119).

SCÈNE III


Dans la Mer Égée, sur les bords de l’île qui fut plus tard nommée Icaria.

Le soir vient. — L’amas des rochers polis par les vagues se détache dans la chaude lumière crépusculaire, enveloppé d’une brume dorée qui en efface les contours. La mer est calme à l’infini, avec la transparence glacée des grandes profondeurs. Pas un nuage au ciel, pas une ride sur l’eau décolorée où se reflète le dernier sourire du jour qui décline. — Le silence a cette limpidité qui rend les voix plus sonores ou plus hésitantes. — On ne voit pas le soleil.

Icare est étendu au bord des rochers, sur un lit d’algues. Ses bras s’abandonnent le long de son corps à jamais inerte. — Le sévère visage aux paupières baissées s’incline un peu sur l’épaule ; une expression d’extase sereine, qui lui est nouvelle, idéalise ses traits baignés par la Lumière.

Cependant, une à une, les Océanides, filles de la Mer apaisée et généreuse, sont sorties des abîmes, et, s’appuyant aux aspérités du rocher, pleurent silencieusement la mort d’Icare. Leur chant doux et affaibli répond au chœur des Sirènes qui fendent sans bruit la surface molle des eaux, et dont les voix s’élèvent et retombent, monotones comme l’ondulation des vagues, dans la paix douloureuse du soir prêt à descendre.


CHŒUR DES SIRÈNES


Tout est calme. La mer, pacifique, se tait.
C’est l’heure où le Soleil qui tantôt s’arrêtait
Au fond des cieux pleins de sa gloire,
S’incline lentement et tourne vers le Nord
Ses chevaux flamboyants qui se cabrent encor
En redescendant vers l’eau noire.

Le soir vient… Tout est las, les hommes et les dieux.
Une vague pitié semble tomber des cieux
Sur le lourd désespoir des choses ;
Et le Sommeil propice aux douces visions
Effeuille les pavots de ses illusions
Sur les paupières déjà closes.

Le Jour, prêt à mourir, est las d’avoir vécu.
Il livre son visage enfiévré de vaincu
Aux effluves du crépuscule,

 
Et les rêveurs, surpris par les brumes du soir,
S’arrêtent, détournant le front pour ne pas voir
Leur Espérance qui recule…

C’est l’heure où le Vivant sent approcher la Mort,
Où l’hôte familier et sombre, le Remord,
Franchit le seuil de chaque porte…
L’écrasante fatigue accable les douleurs.
On s’apaise… On se tait… Les corolles des fleurs
Tremblent au vent qui les emporte.

Un jour encor se perd dans l’abîme des jours.
Un jour encor, les dieux furent cruels et sourds
Aux supplications immenses.
Les amours ont déçu, la colère a menti,
Et l’inutile effort de l’homme s’engloutit
Dans les ténèbres qui commencent.

Les vagues qui riaient, blanches, à l’infini,
Offrent leur miroir trouble au ciel déjà terni
Où d’obscures lueurs se traînent.

Le chant des flots se meurt dans l’air silencieux,
Et l’on entend à peine à l’horizon des cieux
Le chœur étouffé des Sirènes…

Dans l’air sonore et pur les voix semblent changer.
C’est l’heure de tristesse où viennent s’allonger
Les ombres des monts sur la terre.
Sur l’âme le regret paraît s’appesantir,
Et l’esprit attentif croit soudain ressentir
L’apparition du Mystère…

Les rires et les pleurs, les rythmes et le bruit
S’éteignent… Les rayons retombent dans la nuit.
La lumière en vain dépensée
Disparaît à jamais dans cette éternité
Où sombrent, chaque jour, la joie et la beauté,
Et la douleur, et la pensée…

Dors ! Demain comme hier, demain comme aujourd’hui
Le jour remplacera le jour qui s’est enfui.
Les vaincus reprendront courage

 
Pour souffrir de nouveau, pour espérer encor…
Les hommes de nouveau vont combattre le sort,
Les barques combattront l’orage.

L’aurore renaîtra dans les cieux obscurcis
Pour éclairer la peur, les fièvres, les soucis
Et l’espérance inassouvie !
Et toujours, à l’instant où tout va s’endormir,
Au fond des cœurs lassés on entendra gémir
L’inutilité de la Vie !


e char d’Hélios descend lentement vers la mer qui s’empourpre, dans un tourbillon de poussière incandescente. Bleues, violettes, écarlates, rouges et jaunes, toutes les flammes du couchant embrasent tout l’horizon, où se lèvent des nuées d’orage. Le rocher d’Icaria apparaît plus noir sur ce fond incendié du ciel et des eaux.


CHŒUR DES OCÉANIDES


Silence… Apaisement…
Tristesse des soirs qui retombent

Et pâlissent le firmament…
Déjà se posent les colombes…
Déjà s’éteignent les rayons…
On n’entend plus passer le vol des alcyons.

— Voici le calme Crépuscule !

Quand nous sortons des eaux,
— Nous que la lumière intimide… —
Nos regards apaisent les flots…
Dans notre chevelure humide,
Humbles, nous sanglotons tout bas.
Et sur nos seins brûlants nous appuyons les bras.

— Voici le calme Crépuscule !

Nous, Filles de la Mer,
Nous sommes les douces amies
Qui sortons de l’abîme amer
Et ramenons les accalmies…

Sur les éternels désespoirs
Nous pleurons, tristes sœurs, dans l’air vibrant des soirs

— Voici le calme Crépuscule !


CHŒUR DES SIRÈNES


Toi, repose du moins, à jamais délivré
Des doutes angoissants, du remords enivré
Et des voluptés qui déchirent.
L’impassible Néant t’a repris tout entier
Et tu t’es endormi dans le silence altier
Où toutes nos rumeurs expirent.

Le Temps qui saisit tout ne peut plus te saisir,
Tu ne sentiras plus l’aiguillon du désir,
Ni l’âpre fouet de la souffrance
Faire frémir ta chair et ruisseler ton sang.
Tu n’apercevras plus, mirage éblouissant,
Briller la perfide espérance…

Tu ne chercheras plus, ô vainqueur d’un instant,
À t’élancer encor dans l’azur éclatant
Vers un amour insaisissable !
Tu ne reverras plus, dans les cieux découverts,
Le Soleil éclairer les changeants univers
D’une flamme aussi périssable !

Dors ! Tu ne craindras plus l’ironique Destin !
Dors ! Tu n’entendras plus monter le chant lointain
Des Bacchantes aux voix sonores !
Et la fauve Nature au beau corps effrayant
Ne te poursuivra plus de son regard fuyant
Plein de ténèbres et d’aurores !

Les dieux sont impuissants à troubler ton sommeil
Tu deviens leur égal, tu deviens leur pareil
Devant la Nuit qui te délivre.
Celui que ton amour inutile implorait,
Même s’il descendait jusqu’à toi, ne pourrait
Te faire de nouveau revivre.

Car le Néant est seul le grand Libérateur.
L’illusion du temps pâlit avec lenteur
Comme un reflet sur la mer sombre.
Tout effort lui revient, il existe lui seul.
Comme dans les replis étouffants d’un linceul
Il prend l’univers dans son ombre.

Ne plus être est semblable à n’avoir pas été.
Retourne à l’éternelle et morne immensité
Où tout retombe, où tout s’efface,
Comme retombe au fond de l’abîme muet
La vague, dont la courbe énorme remuait
L’eau frémissante à sa surface.

Dors ! Le soir va mourir ! Les hommes et les dieux
S’efforcent d’échapper aux Destins odieux,
Mais la Mort est l’unique Mère
Qui de ses bras glacés recueille son enfant,
Et dans son manteau noir le berce et le défend
Du souffle ardent de la Chimère !

Le jour qui s’éteindra sera ton dernier jour.
Ta vie et ta douleur, comme un fardeau trop lourd
Qu’on jette à la mer infinie,
Disparaissent au gouffre avide du Néant.
Silence… La clameur du sauvage Océan
Se change au loin en harmonie…

Les lèvres des fiévreux se tendent vers la Mort
Comme vers un flot pur dont la fraîcheur endort
Leur soif toujours inassouvie.
La Mort est l’ombre calme où tout vient s’apaiser.
Et c’est à son étreinte, et c’est à son baiser
Qu’aspire en défaillant la Vie.


CHŒUR DES OCÉANIDES


Enfant… repose en paix…
Nous qui sortons des eaux muettes,
Nous qui sortons des flots épais,
Et des cavernes violettes,

 
Nous te pleurons, rêveur ailé !
Mais tu n’entendras pas, dans ton songe étoilé,

— Les plaintes des Océanides…

À quoi bon souhaiter
Le ciel que tu ne pus atteindre ?
À quoi bon vouloir y monter ?
Le jour lumineux va s’éteindre :
Tu n’as pas connu ses douceurs,
Et tu ne verras pas pleurer les blondes sœurs,

— Les pieuses Océanides…

Dors ! Tu n’as pas vécu !
Tu n’as fait que poursuivre un rêve !
La réalité t’a vaincu.
Dors en paix ! La clarté s’achève…
— Le Soleil redescend des cieux. —
Tu ne sentiras pas se poser sur tes yeux

— Les lèvres des Océanides…


Les nuées grandissent dans le ciel de plus en plus rouge. Le char d’Hélios va plonger dans la mer. Mais retenant ses chevaux impatients du mors, le Dieu arrête son quadrige au bord du rocher d’Icaria. Immobile, le Roi toujours jeune, l’aurige aux cheveux d’or, Celui dont les yeux clairs voient l’infini des temps et des choses, Hélios-Hypérionade se dresse sur l’horizon fulgurant. Le chœur des Océanides se meurt. Tout semble angoissé par une attente silencieuse.


HÉLIOS.


Ce n’est pas au Néant que tout doit aboutir.
Ma splendeur qui décroît ne va pas s’engloutir
Au fond des cieux muets, étouffants et funèbres.
La lumière jamais ne meurt dans les ténèbres.
Les univers fuyants, les rayons voyageurs,
Les blancheurs du matin succédant aux rougeurs
Du soir enseveli dans les voiles de l’ombre,
Le tourbillon des temps sur les astres sans nombre
Recommencent toujours sans jamais se lasser.
À l’heure où sa clarté va bientôt s’effacer,
Le Jour agonisant reste sur de renaître.
La flamme dévorante et joyeuse de l’Être

Résiste au souffle froid des lèvres de la Nuit.
La Mort n’interrompt point l’œuvre qui se poursuit
Malgré les avatars et la métamorphoses.
Le songe obscur du monde, et de l’homme, et des choses
Roulés par le torrent impétueux des jours,
Ne s’arrête jamais en s’altérant toujours.
Sans s’épuiser, la force agite la Matière,
La fleur en d’autres fleurs revivra tout entière.
D’autres soleils naîtront au sein du firmament.
La Mort mystérieuse et noire est le ferment
Du monde frémissant qui ressuscite en elle.
C’est l’aiguillon sacré de la Vie éternelle
Qui, par d’autres moyens, sous des aspects divers,
Au milieu d’autres temps et d’autres univers,
Avec la même ardeur poursuit le même rêve.
Rien ne s’éteint. Rien ne se tait. Rien ne s’achève.
Le passé qui n’est plus revit dans l’avenir.
Qu’importe que la Mort efface un souvenir
Si l’être se transforme et l’effort recommence ?
Oui, la douleur est grande. Oui, le mal est immense.
Mais il se transfigure en mon éternité.
L’incendie et l’éclair répandent la clarté,

La souffrance affolante et furieuse enivre,
Tout se mêle et s’unit dans une ardeur de vivre
Où le cri de terreur se change en un cri d’amour.

Gloire à l’effort humain vers la beauté du Jour !
Gloire à celui qui croit ! Gloire à celui qui songe !
Gloire à celui qui veut s’évader du mensonge !
Gloire à celui qui tente, en un suprême élan,
De monter jusqu’au ciel lumineux et brûlant
Vers le rayonnement des clartés immortelles !
Qu’importe que la flamme ait consumé ses ailes,
Qu’il s’abatte, brisé, vaincu, dans l’Océan ?
C’est peut-être à l’oubli, ce n’est pas au Néant
Que revient un effort noblement inutile.
Le sacrifice obscur n’est jamais infertile.
L’astre qui se résigne à tomber dans la nuit
Voit d’autres univers qui s’embrasent par lui.
Et c’est le même feu qui toujours étincelle !


Il s’incline vers Icare. Le visage de l’éphèbe et celui du dieu semblent tout à coup étrangement pareils, empreints de la même sérénité lumineuse où la mort et la vie se confondent en un seul mystère infiniment consolateur. Les Sirènes et les Océanides sont disparues. Le rougeoiement du soir va s’éteindre. Les lueurs du soleil, en se mêlant à l’ombre, forment dans le ciel une zone indécise où la nuit s’unit à la lumière. Le silence a la solennité d’un hymne.


Dors ! Ton âme retourne à l’âme universelle
Dont le fleuve mouvant traverse l’infini !
Tu n’as point vu pâlir le ciel déjà terni,
Et dans l’enivrement d’un matin qui flamboie
Ta mort fut une immense et fulgurante joie !


Dors ! Héros confiant dans la splendeur du ciel !
Moi qui suis l’Absolu, moi qui suis l’Éternel,
Moi qui pénètre tout et sais tout, je t’envie,
Puisque l’homme qui peut sacrifier sa vie
Est plus grand que le dieu qu’il aime et qu’il attend.
Je ne puis que régner… Dans l’air moins éclatant
Les lueurs du couchant se sont diminuées.
Mais avant que j’enfonce au milieu des nuées.
Reçois, dans la ferveur du soir encor vermeil,
Le baiser triomphal, et triste du Soleil…


Le char plonge dans l’eau sonore. La nuit monte, limpide et froide, illuminée par d’innombrables étoiles qui s’allument l’une après l’autre sur la mer apaisée où se dédoublent leurs flammes. Tout est silencieux et tout semble éternel…


FIN