Émile-Paul (p. 309-328).

CHAPITRE  TREIZIÈME

petite-secousse n’est pas morte !

Les journées qui suivirent l’enterrement de Bérénice, je les donnai avec une ponctualité en quelque sorte machinale aux devoirs de mon nouvel état. Mais déjà il ne m’était plus qu’une passion refroidie, un casier de mon intelligence. Et ce pays aussi, que j’avais dû orner de toutes mes émotions pour m’en faire un séjour utile, maintenant que j’allais le quitter n’avait plus pour mon âme d’impériosité.

C’était en moi et hors de moi un profond silence. Il me semblait que le monde et mon moi se fussent figés. J’étais un bloc de glace sur une mer qui l’étreint en se congelant. Sur cette banquise lourde et monotone que je composais avec l’univers, seule glissait comme un nuage bas l’image de Petite-Secousse. Image gelée, elle-même ! De nos causeries, je ne savais plus que ses longs silences de sa sensualité, rien que ses touchantes torpeurs, et de son corps élégant, je ne revoyais aucun détail, mais seulement j’étais rempli de cette tristesse que m’avait donnée chacune de ses grâces quand je songeais qu’elles passeraient. De tant de gestes par où elle me toucha, un seul m’obsède : c’est quand, la veille de sa mort, ses yeux rencontrant mes yeux, elle pleura sans parler.

Ainsi passais-je des soirées, avant que le Parlement fût convoqué, à m’attendrir sur le triste sort de la jeune Bérénice, qui mourut d’avoir mis sa confiance en l’Adversaire.

Sitôt ma correspondance et autres besognes mises au net, de toutes les parties de mon âme montait une sorte de vapeur qui me voilait le monde extérieur. Sous cette tente métaphysique, je demeurais très avant dans la nuit à contempler la reine par qui me fut révélée la vie inconsciente, et sa vue, mieux qu’aucune encyclopédie, m’enseignait les lois de l’univers. Même il m’arriva d’être rappelé à la réalité par une douleur au cœur ; alors je souriais de m’exalter à ce point pour celle qui ne fut en somme qu’un petit animal de femme assez touchante. Rien au monde pourtant ne m’inspira plus vive complaisance.

Une nuit, je ressentis, avec une intensité toute particulière, que la préoccupation dont je venais de vivre pendant huit mois était assouvie et qu’il m’en fallait une nouvelle. Pourquoi ne puis-je comme l’océan pousser la vague qui naît dans la voie de la vague qui meurt, et comme lui me donner la puissance et la paix ? Auprès de la mer unissonnante, je souffrais que ma vie fût une suite de sons privés d’harmonie. Ce problème, qui n’est autre que de me trouver une loi, m’était si agréable ce soir-là, et si doux aussi le vent généreux qui soufflait du large, que je résolus d’aller, en mémoire de Bérénice, jusqu’au jardin d’Aigues-Mortes.

Il eût été plus hygiénique de gagner mon lit, mais l’idée des transformations de mon moi me présentait avec une grande force la convenance de jouir de mes sensations jour par jour. Puisque nous sommes la victime de morts successives, je refuse de sacrifier une satisfaction d’aujourd’hui au bien-être de celui que je serai dans quelques années.

Ayant ainsi agrandi ma promenade par de hautes considérations, je fis les quatre kilomètres de bruyères et d’étangs qui séparent d’Aigues-Mortes le Grau-du-Roi. La haie franchie de la villa de Rosemonde, je me retrouvai sur ce sable où nous avions passé tant d’heures, et où je venais sans doute pour la dernière fois. Je revécus avec intensité le chemin que j’avais parcouru auprès de Bérénice, et je sentais que, haussé par cette étrange compagnie d’une année, j’embrassais avec plus de force un plus grand horizon.

Cette nuit d’octobre était si chaude, ou plutôt mon imagination si échauffée, que je résolus, étant un peu las, d’attendre le matin en me couchant sur des touffes de fleurs violemment parfumées. Dans mon état de nerfs, ces arbres et toutes ces choses que je connaissais si bien faisaient se dresser devant moi, à tous instants, des apparences fantastiques. La masse des remparts, l’immensité de la plaine, la voluptueuse désolation de ce petit jardin, mon amour de l’âme des simples, ma soumission de raisonneur devant l’instinct, toutes ces émotions que j’avais élaborées dans ce pays et tout ce pittoresque dont il m’avait saisi dès le premier jour, se fondaient maintenant dans une forme harmonieuse. Et comme ils avaient été dans mon cerveau des mouvements coexistants et simultanés, ils cessaient sous ma fièvre plus forte d’être isolés pour composer un ensemble régulier. Beau jardin idéologique, tout animé de celle qui n’est plus, véritable jardin de Bérénice !

Au sens matériel du mot, je ne puis dire que Bérénice me soit apparue, mais jamais je ne sentis plus fortement sa présence que dans cette importante veillée où je résumai mon expérience d’Aigues-Mortes. C’est qu’aussi bien, depuis un an, j’ai resserré autour de Bérénice tous les mouvements de ma sensibilité. Telle que j’ai imaginé cette fille, elle est l’expression complète des conditions où s’épanouirait mon bonheur ; elle est le moi que je voudrais devenir. Or, pour une âme de qualité, il n’est qu’un dialogue, c’est celui que tiennent nos deux moi, le moi momentané que nous sommes et le moi idéal où nous nous efforçons. C’est en ce sens que j’ai vu Bérénice se lever de sa poussière funéraire. Pitoyable et fanée de péchés, elle avait un nimbe lumineux où s’éclairait ma conscience. Dans ces premiers violets de l’aube, je lui apportai ces mêmes sentiments d’humilité que d’autres connurent pour Isis qui les émouvait de son mystère et pour la Vierge tenant dans ses bras le Verbe fait petit enfant. Ma Bérénice, sous ses voiles de jeune élégante, possédait, elle aussi, les secrets de la nature, et pour apparaître en elle, la vérité, une fois encore, emprunta les balbutiements d’un être faible.

— Bérénice, lui disais-je, chacune de tes larmes a été pour moi plus précieuse qu’un raisonnement impeccable. Mais ce bénéfice ne survivra pas à ta mort.

Je crus entendre une voix :

— Mes larmes en coulant sur toi ont laissé comme un signe particulier, auquel les hommes reconnaîtront que tu as une part de l’âme d’une créature simple et bonne.

— Tu étais, ma Bérénice, le petit enfant sauveur. La sagesse de ton instinct dépassait toutes nos sagesses et ces petites idées où notre logique voudrait réduire la raison. Quand j’étais assis auprès de toi, dans ta villa, parfois tu partageais mes douloureux énervements ; par une contagion analogue, j’ai participé de ta force qui te fait marcher du même rythme que l’univers. Malheureux que je suis, j’y ai manqué le jour que j’ai voulu corriger ton instinct et, par une double conséquence, en même temps que je prétendais te perfectionner, j’ai détruit l’appui que tu m’étais. Dès lors, que vais-je devenir ?

Bérénice me répondit :

— Il est vrai que tu fus un peu grossier en désirant substituer ta conception des convenances à la poussée de la nature.

Quand tu me préféras épouse de Charles Martin plutôt que servante de mon instinct, tu tombas dans le travers de l’Adversaire, qui voudrait substituer à nos marais pleins de belles fièvres quelque étang de carpes. Cesse pourtant de te tourmenter. Il n’est pas si facile que ta vanité le suppose de mal agir. Il est improbable que tu aies substitué tes intentions au mécanisme de la nature. Je suis demeurée identique à moi-même, sous une forme nouvelle ; je ne cessai pas d’être celle qui n’est pas satisfaite. Cela seul est essentiel. Toi-même tu te désoles de ne pas avoir de continuité ; tu insistes sur ceci que toute augmentation de ton âme y suppose quelque chose qui s’anéantit. Dans cette succession où tu te désespères, quand comprendras-tu qu’une chose demeure, qui seule importe, c’est que tu désires encore. Voilà le ressort de ton progrès, et tout le ressort de la nature. Je pleurais dans la solitude, mais peut-être allais-je me consoler : tu me poussas dans les bras de Charles Martin pour que j’y pleure encore. Dans ce raccourci d’une vie de petite fille sans mœurs, retrouve ton cœur et l’histoire de l’univers.

— Ah ! Petite-Secousse, que tu étais fortifiante dans le triste jardin d’Aigues-Mortes !

— J’étais là ; mais je suis partout. Reconnais en moi la petite secousse par où chaque parcelle du monde témoigne l’effort secret de l’inconscient. Où je ne suis pas, c’est la mort ; j’accompagne partout la vie. C’est moi que tu aimais en toi, avant même que tu me connusses, quand tu refusais de te façonner aux conditions de l’existence parmi les barbares ; c’est pour atteindre le but où je t’invitais que tu voulus être un homme libre. Je suis dans tous cette part qui est froissée par le milieu. Mon frisson douloureux agite ceux-là mêmes qui sont le plus insolents de bonheur, et si tu observes avec clairvoyance, tu verras à t’attendrir sur eux : l’attitude provocatrice de celui-ci cache mal sa faiblesse, à laquelle il voudrait échapper ; la sécheresse que cet autre pousse jusqu’à la dureté, n’est qu’impuissance à s’épanouir. Estime aussi les misérables : parfois il est en eux de telles secousses que c’est pour avoir tenté trop haut qu’ils glissent bas. Personne ne peut agir que selon la force que je mets en lui. Je suis l’élément unique, car, sous son apparence d’infinie variété, la nature est fort pauvre, et tant de mouvements qu’elle fait voir se réduisent à une petite secousse, propagée d’un passé illimité à un avenir illimité. Pour satisfaire ton besoin d’unité, comprends qu’il faut t’en tenir à prendre conscience de moi, de moi seule, Petite Secousse, qui anime indifféremment toutes ces formes mouvantes qualifiées d’erreurs ou de vérités par nos jugements à courte vue.

Alors je m’agenouillai et j’adorai Petite-Secousse.

Le jour approchait. Les cimes des rares arbres bleuissaient déjà de lumière. Ce soleil qui se lève sur ce pays, où Bérénice a rempli son apostolat, me sera-t-il une aube nouvelle ?

J’entendis l’appel des animaux dans leur étable. Je n’eus pas de peine à leur ouvrir. Tous ces humbles amis de Bérénice me firent fête suivant leur tempérament, et quoique les canards filassent du côté des étangs sans politesse, je ne me trompai pas sur leur misère et sur le contre-coup qu’ils supportaient, eux aussi, de notre perte commune. Je restai un long temps à serrer la tête de l’âne dans mes bras, à plonger mes yeux dans ses yeux. Mais comme il appartient à une race longuement battue et que d’autre part cette heure religieuse du levant n’était pour lui que l’instant de sa pâture, il faisait des efforts pour se dégager et brouter. Ah ! me disais-je, comment gagner les âmes.

Petite-Secousse, je crois en vérité que tu existes partout, mais il était plus aisé de te constater dans le cœur d’un léger oiseau de passage que de distinguer nettement comment bat le cœur des simples.

C’est après avoir réfléchi sur cette difficulté de gagner les âmes, de fraterniser avec l’inconscient que Philippe forma ce désir dont il entretint Mme X… d’obtenir du chef de l’État la concession d’un hippodrome suburbain.

En effet, pour que les âmes s’épanouissent avec sincérité, il leur faut ces loisirs qu’eut Bérénice, par exemple, et qu’elles ne soient pas, comme cet âne famélique, distraites par l’âpre souci de quelques trochées d’herbes. Les souffrances, les nécessités de la vie nous font comme une gangue misérable où notre individualisme est opprimé. Que l’heureux s’épanouisse, que nous saisissions avec aisance la direction particulière de sa vie, on le conçoit. Mais les misérables ! Pour qu’auprès d’eux je profite, pour qu’ils s’entr’ouvrent et deviennent une fleur utile du jardin de Bérénice, soyons à même de les libérer ; qu’ils cessent d’abord d’être des opprimés !

Et nous-mêmes, d’autre part, pour échapper à la dissipation et à l’altération que nous subissons des contacts temporels ne convient-il pas que nous nous réfugions, comme dans un cloître, dans une forte indépendance matérielle ? Ce n’est qu’un expédient, mais sans cette indication ce traité de la culture du moi eût été incomplet. L’argent, voilà l’asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le mieux attendre qu’on organise quelque analogue aux ordres religieux qui, nés spontanément de la même oppression du moi que nous avons décrite dans Sous l’Œil des Barbares, furent l’endroit où s’élaborèrent jadis les règles pratiques pour devenir un homme libre, et où se forma cette admirable vision du divin dans le monde, que sous le nom plus moderne d’inconscient, Philippe retrouva dans le Jardin de Bérénice.