Le Jardin de Bérénice/12
CHAPITRE DOUZIÈME
la mort touchante de bérénice
Les élections nous réussirent. Sitôt élu, je quittai Arles et m’installai au Grau-le-Roi, où Bérénice, hélas ! dépérissait auprès de l’adversaire. Celui-ci ne se déjugeait pas : il ne pensait rien que de sévère sur un succès qu’il n’avait pas prévu, mais il avait trop le goût de la hiérarchie pour ne point se figurer, depuis le scrutin, que nous étions liés par « une sympathie plus forte qu’aucune politique ».
Qui donc avait répandu sur mon amie cette tristesse dont je la vis défaillante au Grau-le-Roi, dans les premiers jours d’octobre ? « C’est la fièvre des étangs », disait Charles Martin, toujours enclin aux explications plausibles et médiocres. Ah ! les étangs jusqu’alors n’avaient donné que de beaux rêves à la petite Bérénice ; jusqu’alors ses insomnies étaient enchantées de l’image de M. de Transe, et dans ses pires délires elle n’avait reçu de lui que les signes d’une tendre amitié. Morne aujourd’hui pendant de longues heures, c’était une jeune adultère qui désespère du pardon et répète avec égarement : « Comment ai-je commis cela ? » Jamais elle ne se plaignit, mais ses mains diaphanes m’avouaient tout et me reprochaient amèrement d’avoir poussé à cette union sans amour.
M’étais-je égaré sur ce que je croyais être son instinct ? Ce mariage de convenance, que j’avais souhaité pour redresser la vie de mon amie, allait-il donner à sa destinée l’irréparable tournant ? L’extrême difficulté qu’il y a d’interpréter la volonté de l’inconscient m’apparut avec une singulière netteté durant ces dernières semaines, au cours des longs silences de Bérénice, assise auprès de moi en face de la mer mystérieuse.
À ma table de travail, je défaillais sous ces intérêts refroidis qui encombrent un nouvel élu. Ces querelles émoussées, ces compliments, ces réclamations m’étaient une chose de dégoût, comme l’idée fixe dans l’anémie cérébrale, ou, dans l’indigestion, le fumet des viandes qui la causèrent. La réussite me supprimait trop brutalement le but dont j’avais vécu depuis huit mois ; je n’avais plus d’impulsion à mon service. Qualis artifex pereo ! me répétais-je par ces lentes matinées de loisir, vaguant de la vaste mer a ces vastes espaces couverts des seules digitales, et n’osant à chaque heure du jour visiter Bérénice. Étendu sur la grève, je m’abandonnais aux forces de la terre : il me semblait que son contact, sa forte odeur, sa belle santé me renouvelleraient mieux qu’aucun système. En dépit de mon âme hâtive, je me sentais solidaire de cette terre d’Aigues-Mortes, faite des lentes activités du sable et de l’Océan. Ne puis-je comparer le développement de ce pays au mien propre ? Les modifications géologiques sont analogues aux activités d’un être. Bérénice, qui sortit de son instinct pour suivre mes conseils et se marier, souffre comme souffrirait la nature entière si elle était soumise à des volontés particulières. Dans mon orgueil de raisonneur, j’ai traité mon amie comme l’Adversaire traite le Rhône et sa vallée. En échange de la révélation que m’a donnée de l’inconscient cette fille incomparable, je n’ai su que la faire pécher contre l’inconscient.
Sitôt que le crépuscule avait couvert d’ombre ma table de travail, le visage amaigri de la jeune malade m’apparaissait comme un reproche. Accoudé à mon balcon, sur ce doux canal du Grau-le-Roi qui va aboutissant à la mer, j’entendais dans une rue voisine les enfants, énervés de leur journée et trop bruyants, se débattre contre les grandes personnes qui les rappelaient au logis. Pour moi, j’attendais que huit heures sonnées me permissent d’aller auprès de Bérénice ; la fièvre l’empêchait de dormir, et je me consacrais à amuser le plus possible son extrême faiblesse.
Quand il était si évident que cet être infiniment sensible ne souffrait que d’avoir froissé les volontés mystérieuses de son instinct, Martin nous fatiguait de sa thérapeutique matérialiste. De l’entendre, je m’étonnais qu’il pût valoir si peu en vivant dans une telle société. Par ses seules définitions de Bérénice, il me déformait la délicieuse image que je m’étais composée d’elle d’après nos pédagogies. Sa médiocrité me conduisit même à cette réflexion que, si Petite-Secousse devait disparaître à son contact, il ne m’en coûterait pas plus de soupirs qu’elle mourût tout entière, car Petite-Secousse est la partie de Bérénice que j’ai jugée digne de toutes mes préférences.
Les choses allèrent plus vite qu’il n’eût été raisonnable de le prévoir. En trois jours, cela fut au point que je ne doutai pas de sa fin prochaine. Sa figure et ses mains, pâles comme les linges où elle repose, gardaient ce petit air secret que nous lui avons toujours vu, mais une expression plus lente éteignait ses yeux qui m’ont éclairé si rapidement l’ordre de l’univers.
Une extrême faiblesse l’accablait dans son lit, et moi de tenir sa main je me sentais plus fort. Bérénice va disparaître, pensai-je, mais je garde le meilleur d’elle-même. Je me suis approprié son sens de la vie, sa soumission à l’instinct, sa clairvoyance de la nature ; je suis la première étape de son immortalité. Ô mon amie, ce séjour était incertain pour toi, tu pouvais t’y abîmer, mais en moi prospéreront tes vertus.
À cet instant, ses yeux ayant rencontré mes yeux, elle me souriait, mais quand son sourire s’effaça, je me sentis tout bouleversé, car je songeais à tout ce qu’il y a en elle de viager et qu’avant l’aube prochaine peut-être je ne verrais plus. Je baisai sa main, qui, sous la chaleur de la fièvre, n’était plus déjà qu’un léger ossement ; et des larmes vinrent mouiller ses yeux, tandis que je répétais : hélas ! hélas !
Peut-être se sentait-elle trop de faiblesse pour parler, et je n’avais d’elle que ses doigts qui caressaient doucement ma figure, mais je compris soudain avec épouvante qu’elle me regardait pour me voir une dernière fois. Depuis combien de temps cette pensée en elle ? Ah ! ces regards où de pauvres hommes et de pauvres bêtes nous avouent le bout de leurs forces ! Regard tendre et voilé de ma Bérénice qu’affligeait la peur de la mort ! il me parut plus pitoyable qu’aucun mot désolant qu’elle eût inventé pour se plaindre. Je lui parlai des promenades que nous ferions encore dans la campagne, elle se mit à pleurer sans répondre.
Je ne crois pas qu’elle ait eu de graves souffrances physiques. La sœur qui l’assistait, et à qui, par délicatesse de femme, elle confiait toutes ses misères, m’a dit : « Si elle a beaucoup souffert, c’est de quitter sa beauté, ses souvenirs et toutes ses choses de sa villa ». Elle eut un délire de petite fille, et à moi, qu’elle avait fait asseoir au bord de son lit, cela paraissait si impossible que cette enfant participât d’un mystère sacré, comme est la mort, que je croyais parfois à un jeu de fiévreuse.
J’ai vu Bérénice mourir ; j’ai senti les dernières palpitations de son cœur qui n’avait été ému que de l’image d’un mort. Elle était couchée sur le côté, comme ces pauvres bêtes dont elle eut toute sa vie une si grande pitié. Sans doute elle sentit la mort la posséder, car son visage gardait une terreur inexprimable. Et moi, je cherchais un moyen de lui témoigner la plus tendre sympathie, d’adoucir ce passage misérable ; j’embrassais ces yeux où roulaient les derniers pleurs. Je les embrassais comme elle avait mille fois embrassé son bel âne, sans préoccupation de politesse ni de sensualité, simplement pour lui témoigner ma fraternité. Ces baisers-là, elle ne les connut point de sa vie, car elle éveillait la volupté. « Maintenant, lui disais-je, tu as fini ta tâche, tu atteins ta récompense, qui est la certitude, vérifiée sur ma tristesse présente, que j’eus pour toi un réel attachement. Tu ne crains plus désormais d’être méprisée par ceux à qui les circonstances ont composé une vie plus facile. »
Je lui ai fait la mort que j’ai toujours tenue pour la plus convenable, sans tapage, ni larmes, ni vaines démonstrations, mais un peu grave et silencieuse. Elle eut la fin d’un pauvre animal qui pour finir se met en boule dans un coin de la maison de son maître, d’un maître dont il est aimé.
Et pourtant, faire une bonne mort était-ce un rôle suffisant pour elle ? Elle eût été précieuse surtout pour assister les autres à leur dernier moment, car elle savait sympathiser avec la nature dans ses plus tristes humiliations.
C’est vers les cinq heures qu’écartant les boucles de cheveux qui couvraient son front, je fermai les yeux de cette fille dont la sagesse eût mérité mieux que de marcher côte à côte avec mes inquiétudes raisonneuses. Dès lors, tout l’appareil des soins funéraires s’interposa entre moi et ce corps qui ne m’était plus qu’une chose étrangère. Je me retirai avec l’image que je gardais de cette véritable maîtresse.