Le Jardin de Bérénice/11
CHAPITRE ONZIÈME
Qualis artifex pereo
Le mariage se fit, et la nouvelle m’en surprit en juin, au plus fort de ma campagne électorale. Elle assurait à peu près mon succès, car Bérénice ne permettrait pas à son amant heureux de me combattre. Mais contre ma raison j’en ressentis du chagrin.
Je cessai toute assiduité auprès de Bérénice : l’Adversaire eût pu s’en offenser, et désormais que dire à mon amie ? Elle-même ne vint plus à Arles. On me rapporta qu’elle était souffrante. Mai, juin, juillet passèrent en besognes de candidat, et j’eus d’Aigues-Mortes, à de rares intervalles, les plus fâcheuses nouvelles.
Une seule fois, à l’improviste, je les rencontrai dans Arles ; elle marchait avec de gracieuses précautions de jeune animal sur les durs cailloux de ces rues antiques. J’entendis mon cœur sauter dans ma poitrine. Son sourire me parut éclatant de domination ; son visage lumineux, éclairé par ses yeux et par sa pâleur même, prit un air d’impériosité voluptueuse dont je fus accablé.
Cet instant-là m’aide à comprendre ce qu’on dit de la beauté éclatante et transparente des Vierges qui apparaissent à des jeunes dévots passionnés.
Mais le phénomène tout à fait curieux, c’est qu’elle, Petite-Secousse, que j’avais eue dans mon lit, pour ainsi dire, et de qui je m’étais fort amusé, me fit connaître à cet instant le sentiment respectueux de l’amant pour la femme d’un autre, pour la femme toute de dignité qu’il ne peut ni ne veut imaginer en linge de nuit.
Je l’aurais honorée et servie, je ne pensais plus à la désirer. Tant de tristesses accumulées en moi durant ces derniers soirs se groupèrent soudain autour de sa figure et me firent une image singulièrement ennoblie de cette petite dont j’avais eu satiété.
Lui, avec la figure dure et bête qu’ils ont toujours, elle, triomphante de bonheur, sans qu’elle daignât même être méchante, ils me gênèrent au point que je ne les abordai pas. Deux jours après j’adoptais un chien égaré, qui me fêtait humblement vers les minuit dans la rue, et l’ayant rentré chez moi je le caressais quoiqu’il fût sale, en songeant que je lui étais supérieur, à elle, dans l’organisation du monde, car j’avais agi avec douceur envers un être qui avait de beaux yeux et de la tristesse.
(Ce n’est là qu’une impression vite atténuée, contredite par dix autres, mais, pour marquer la situation et ses progrès, je note chaque forme de ma défaillance, ma fièvre ne s’y jouât-elle qu’une minute.)
À l’ordinaire, pour fatiguer mon ennui, je me donnais à mes amis politiques et visitais ma circonscription.
Tous les matins, je sortais d’Arles et ma voiture m’emportait sur la grand’route, à travers la Camargue, dont la lente solitude m’enchantait, car par mille imaginations un peu subtiles j’y trouvais des témoignages sur mes propres dispositions.
N’avais-je pas laissé derrière moi ce trésor accroupi de Saint-Trophime, comme j’ai laissé Bérénice qui est mon autel et mon cloître ? Dans cette Camargue, n’y a-t-il pas, comme en moi, la grande voie publique avec quelques cultures sur les côtes, et que je franchisse le fossé, je tombe dans l’anonyme de la nature. Dans ce désert, nulle place pour une vie individuelle : le vent, la mer et le sable y communient, n’y créent rien, mais se contentent de prouver avec intensité leur existence. Ils éveillent la mélancolie, qui est, elle aussi, une grande force sans particularisation. Là, les pensées individuelles se perdent dans le sentiment de l’éternel, de l’universel ; les arbres y sont tendus, inachevés ; seules fixent l’attention quelques poignées de noirs cyprès, regrets sans mémoire, au milieu d’une lèpre de mousse et de baguettes.
Un jour, après six heures de voiture, par la route la plus malheureuse de cette région désolée, j’arrivai au plus triste village du monde, aux Saintes-Maries. C’est moins une église qu’une brutale forteresse aux murs plats, enfermant un puits profond ; dans le clocher, à la hauteur du toit, est une chambre Louis XV, décorée de boiseries or et blanc, remplie de misérables ex-voto : c’est la chapelle, peu convenable, des graves saintes Maries.
J’allai sur la plage coupée de tristes dunes, chercher l’endroit où débarquèrent ceux de Béthanie, qui furent les familiers de Jésus. C’était Lazare le Ressuscité, le vieux Trophime, Marthe et Marie, la voluptueuse Madeleine, de qui la brise de mer ne put dissiper les parfums. Mais celle que je fais la plus belle dans mon imagination, c’est sainte Sara, qui servait les Notre-Dame dans la barque et qui est la patronne des Bohémiens. Plus mystérieuse que toutes dans sa volontaire humiliation, elle reporta ma pensée vers ma Bérénice, vers cette petite bohème à peine digne de délier les souliers des vierges ou des belles repenties, et qui semble avoir été désignée pour m’apporter la bonne doctrine.
C’est sur ce rivage, misérable mais sacré pour qui n’a rien dans l’âme qu’il ne doive à ces obscurs passionnés d’où naquit notre christianisme, c’est sur cette plage dont la légende m’étouffait de sa force d’expansion que je plaignis ma Bérénice d’être une vivante et d’obéir à des passions individuelles. Sans doute elle a fermé les yeux, mais fasse le ciel qu’elle ait perdu tout esprit, qu’elle soit devenue entre ses bras une petite brute sans clairvoyance ni réflexion, en sorte qu’elle ne soit pas à lui, mais à l’instinct et à la race, — et cela, je puis le croire, d’après ce que j’entrevois de son tempérament.
Quand je remontai dans ma voiture, fatigué par de telles méditations mêlées à ma propagande de candidat, et légèrement fiévreux, un orage tombait sur la Crau. On leva les vitres sur le devant de la capote, qui me firent durant six heures une prison étroite où le vent qui écorche ces plaines jetait et écrasait la pluie. Les chevaux, surexcités par la tempête et leur cocher, filaient avec une extrême rapidité. Je m’endormis d’un sommeil que je dominais pourtant et qui ne m’empêchait guère de suivre mon idée. État qui n’est pas de rêve, mais plutôt l’engourdissement de notre individu, hors une part qui veille et bénéficie de toute la force de l’être.
Sur ce premier campement de l’église de France, je venais de servir les doctrines sociales qui me séduisent, en même temps que je rêvais de Lazare le Ressuscité, et, tous ces soins se mêlant dans mon sommeil lucide, je réfléchis qu’il avait fait, celui-là, la même traversée que j’entreprends maintenant, en sorte que je lui prêtais quelques-unes de mes idées ; et j’en vins à resserrer tout ce brouillard dans la lettre suivante, qui n’est que mon dialogue intérieur mis au point.
à lazare le ressuscité
« Aux dernières fêtes de Néron, votre air soucieux a été remarqué. Je sais que des personnes de votre famille désirent vous entraîner sur les côtes de la Gaule, où elles comptent prendre une attitude insigne dans le nouveau mouvement d’esprit. La détermination est grave.
» Vous ne m’avez pas caché le culte que vous gardez à la mémoire de votre malheureux ami, et, d’après sa biographie que vous m’avez communiquée, je me rends parfaitement compte qu’il dut avoir beaucoup d’autorité : il était complètement désintéressé, puis il aimait les misérables, ce qui est divin. Il m’eût un peu choqué par sa dureté envers les puissants ; en outre, je ne puis guère aimer ceux sur qui je n’ai pas de prise, ces amis frottés d’huile qui me possèdent et que je ne possède pas. Avec ces réserves, je comprends que vous l’aimiez beaucoup, d’autant que c’est pour vous une façon de monopole. Vous avez en effet sur la plupart de ses fidèles cette supériorité d’avoir été mêlé si intimement à sa vie qu’en l’exaltant c’est encore vous que vous haussez.
» Vous le voyez, mon cher Lazare, je me représente d’une façon très précise l’intéressant état de votre âme à l’égard de Jésus : vous l’aimez. La question est de savoir si vous voulez conformer vos actes à votre sentiment.
» Confesserez-vous que sa vie et sa doctrine sont les meilleures qu’on ait vues ? Lui chercherez-vous des disciples, ou vous contenterez-vous de le servir passionnément dans votre sanctuaire intérieur ? Telle est la position exacte de votre débat. Il vous faut peser si ce vous sera un mode de vie plus abondant en voluptés de partir avec Mesdemoiselles vos sœurs pour être fanatique, en Gaule, ou de demeurer à faire de l’ironie et du dilettantisme avec Néron,
» Que vous restiez dans cette cour trop cultivée ou partiez vers des régions mal civilisées, de vous à moi, dans l’un ou l’autre cas, ça pourra mal finir, car les peuplades de la Gaule seront excitées à vous mettre à mort, à cause de votre obstination à leur procurer le bonheur, et, d’autre part, Néron est un dilettante si excessif que, vous goûtant personnellement et sachant qu’on vous calomnie, il est fort capable de vous sacrifier, tant il est peu disposé à plier ses actes d’après ses idées, à protéger ceux qu’il honore et à appliquer la justice. Dans la vie, les sentiers les plus divers mènent à des culbutes qui se valent ; en dépit de tous les plans que nous concertons, les harmonies de la nature se font selon un mécanisme et une logique où nous ne pouvons influer. J’écarte donc les dénouements qui sont irréformables et je m’en tiens aux avantages divers de l’une et l’autre attitude.
» Eh bien, il n’y a pas de doute, un fanatique (c’est-à-dire un homme qui transporte ses passions intellectuelles dans sa vie) est mieux accueilli par l’opinion que l’égotiste (homme qui réserve ses passions pour les jeux de sa chapelle intime). Les publicistes seront plus sévères à Néron qu’à Marthe, quoique très certainement cette dernière introduise dans le monde plus de maux que le premier, et que la part de responsabilité dans les malheurs qui naissent d’une mésentente idéologique soit plus lourde pour les victimes que pour les bourreaux. C’est que l’espèce humaine répugne à l’égotisme, elle veut vivre. Le fanatique représente toujours le premier mot d’un avenir, il met en circulation, plus ou moins déformées, les vertus qu’il a aperçues ; l’égotiste au contraire garde tout pour lui, il est le dernier mot.
» Néron, mon cher Lazare, excusez-moi d’y insister, est un esprit infiniment plus large que vos deux excellentes sœurs, mais il est dans son genre le bout du monde ; en lui les idées entrent comme dans un cul-de-sac ; Marthe et Marie sont deux portes sur l’avenir. Le sectaire est donc plus assuré, tout pesé, de l’estime de l’humanité, puisqu’il la sert. Il est un rail où elle glisse les provisions qu’elle adresse aux races futures, tandis que l’égotisme est une propriété close.
» Une propriété close, c’est vrai ! mais où nous nous cultivons et jouissons. L’égotiste admet bien plus de formes de vie ; il possède un grand nombre de passions ; il les renouvelle fréquemment ; surtout il les épure de mille vulgarités qui sont les conditions de la vie active. De ces vulgarités inévitables, n’avez-vous pas souffert quelquefois dans l’entourage si généreux pourtant, si loyal, de vos excellentes sœurs ?
» Par moi-même, j’avais de solides raisons pour être fanatique : cela eût été plus décent pour un philosophe. Des amis très honnêtes m’y engageaient fort. Mais la vie est trop courte ! Quand j’aurais, selon le système des sectaires, traduit ma passion dans une attitude contagieuse, ce qui d’ailleurs la déforme toujours, quel temps me serait resté pour acquérir de nouvelles passions ? D’ailleurs, il eût fallu conformer mes actes à mes idées. C’est le diable ! comme vous dites, vous autres chrétiens. Puisque, en ce monde, mon souci se limite à découvrir l’univers qui est en puissance en moi, et à le cultiver, qu’avais-je à me préoccuper de mes actes ? Moi qui ne fais cas que du parfait désintéressement, j’ai accepté certaines faveurs qui vinrent à moi en dépit de ma pâleur et de ma frêle encolure ; j’ai favorisé diverses fantaisies de Néron, et ces complaisances me nuisirent devant l’opinion. À tout cela, en vérité, je prêtais fort peu d’intérêt ; je n’ai jamais suivi que mon rêve intérieur. Dans mes magnifiques jardins et palais, je vantais le détachement ; j’en étais en effet détaché, j’étais sincère. Le comprendrez-vous, Lazare, ce luxe m’excitant infiniment à aimer la pauvreté ? Avez-vous jamais mieux goûté la pudeur que dans les bras de Marie-Madeleine ?
» J’entre dans ces détails intimes pour vous prouver combien j’ai toujours été éloigné de cette décision où vous penchez. Ah ! ce n’est pas moi qui pensai jamais à suivre la voie sans horizon et si dure des sectaires. Et pourtant vous en dissuaderai-je ? Suis-je arrivé au bonheur, en ne me refusant à aucun des sentiers qui me le promettaient ? Suis-je parvenu à recréer l’harmonie de l’univers ?
» J’ai voulu ne rien nier, être comme la nature qui accepte tous les contrastes pour en faire une noble et féconde unité. J’avais compté sans ma condition d’homme. Impossible d’avoir plusieurs passions à la fois. J’ai senti jusqu’au plus profond découragement le malheur de notre sensibilité, qui est d’être successive et fragmentaire, en sorte que, ayant connu infiniment plus de passions que le sectaire, je n’en ai jamais possédé qu’une ou deux, tout au plus, à la fois. C’est dans cette idée que Néron me demandant, il y a peu, de lui composer un mot philosophique qu’il pût prononcer avant de mourir, je lui ai conseillé : « Qualis artifex pereo ! Quel artiste, quel fabricant d’émotions je tue »
C’est d’ailleurs une exclamation qu’il pourrait jeter avec à-propos à toutes les heures de la vie. J’ai acquis une vision si nette de la transformation perpétuelle de l’univers que, pour moi, la mort n’est pas cette crise unique qu’elle paraît au commun. Elle est étroitement liée à l’idée de vie nouvelle, et comme son image est mêlée à tous les plaisirs de Néron, elle est mêlée à toutes mes analyses. La mort est la prise de possession d’un état nouveau. Toute nuance nouvelle que prend notre âme implique nécessairement une nuance qui s’efface. La sensation d’aujourd’hui se substitue à la sensation précédente. Un état de conscience ne peut naître en nous que par la mort de l’individu que nous étions hier. À chaque fois que nous renouvelons notre moi, c’est une part de nous que nous sacrifions, et nous pouvons nous écrier : qualis artifex pereo !
» Cette mort perpétuelle, ce manque de continuité de nos émotions, voilà ce qui désole l’égotiste et marque l’échec de sa prétention. Notre âme est un terrain trop limité pour y faire fleurir dans une même saison tout l’univers. Réduits à la traiter par des cultures successives, nous la verrons toujours fragmentaire.
» J’ai donc senti, mon cher Lazare, et jusqu’à l’angoisse, les entraves décisives de ma méthode ; aussi j’eusse été fanatique, si j’avais su de quoi le devenir. Après quelques années de la plus intense culture intérieure, j’ai rêvé de sortir des volontés particulières pour me confondre dans les volontés générales. Au lieu de m’individuer, j’eusse été ravi de me plonger dans le courant de mon époque. Seulement il n’y en avait pas. J’aurais voulu me plonger dans l’inconscient, mais, dans le monde où je vivais, tout inconscient semblait avoir disparu.
» Voici, au contraire, que vous survenez dans des circonstances où ce rêve devient aisé, et il semble bien que vous soyez sur le point de le réaliser, puisque ayant ressenti à la cour de Néron des inquiétudes analogues aux miennes, vous méditez de vous mettre de propos délibéré au service de la religion nouvelle… Malheureusement, mon cher Lazare, j’y vois un obstacle, qui, pour se présenter chez vous avec une forme singulière, n’en est pas moins commun à bien des hommes.
» Quand vous me parliez des curieux incidents de votre pays de Judée, vous ne m’avez rien celé du rôle important que vous y avez joué : le merveilleux agitateur vous a ressuscité. Vous êtes Lazare le Revenu. En conséquence, quoique vous ayez observé toujours la plus grande discrétion sur cette anecdote désormais historique, il est évident que vous êtes renseigné sur le problème de l’au-delà. Si vous balancez comme je vois, c’est que la vérité ne s’en impose pas, d’après ce que vous savez, d’une façon impérative. Dès lors, vous voilà dans un état d’esprit qui, pour naître chez vous de circonstances particulièrement piquantes, n’en est pas moins d’un ordre trop fréquent : vous n’êtes pas le seul revenu. Beaucoup, à cette époque, bien qu’ils ne soient pas allés jusqu’au tombeau, ont comme vous des lumières sur ce qui termine tout. Bien qu’ils n’aient pas eu les pieds et les mains liés avec les bandes funéraires, ils ne peuvent se donner aux passions de leurs contemporains. Leur sympathie est assez forte pour leur faire illusion quelques instants sur des idées généreuses, mais comme vous, qui vîtes pousser les fleurs par les racines, ils constatent que ce sont des songes sans racines sérieuses. Ils ont de tristes lucidités, et après de courts enthousiasmes, analogues à ceux que vous communiquent l’ardeur de Marthe et de Marie, l’humilité de Sara, la beauté de Madeleine et la jeunesse du vieux Trophime, ils s’écrient, infortunés clairvoyants qui regrettent de ne pouvoir se tromper avec tout le monde : « Qualis artifex pereo ! »