Émile-Paul (p. 253-266).

CHAPITRE  DIXIÈME

la mort d’un sénateur rend possible
le mariage de bérénice

Vers cette époque survint une grande modification dans la vie de Petite-Secousse. Elle fut mandée à Aix, chef-lieu de l’arrondissement où elle avait grandi. Près de mourir, le sénateur opportuniste du lieu voulait l’embrasser, et il lui déclara qu’il la tenait pour sa fille.

La mère de Bérénice en effet semble avoir été ce qu’on nomme un peu légèrement une drôlesse ; du moins parmi ses excès avait-elle gardé le sens de la maternité et beaucoup de clairvoyance, car s’étant préoccupée de choisir un bon papa pour sa petite fille, elle désigna entre ses amants un collectionneur qui, peu après, fut envoyé au Sénat par ses concitoyens. C’était un galant homme ; comme nous l’avons dit, il nomma le mari de sa maîtresse gardien du musée du roi René — choix excellent, puisque Bérénice s’y fit l’âme qui nous plaît.

À ses derniers moments, ce sénateur s’inquiéta d’avoir négligé sa fille ; et quand elle fut à son chevet, il lui adressa un petit discours, sous lequel il eut la satisfaction de la voir pleurer. Toute agonie remettait devant les yeux de Bérénice la tendre image de M. de Transe :

— Votre mère, lui dit-il, est en quelque sorte la première qui m’ait appelé à représenter mes compatriotes. Elle m’a désigné comme votre père, quand d’excellents citoyens pouvaient également prétendre à cet honneur. Mon notaire, qui sur ma prière a pris des renseignements, me dit que vous hésitez entre le candidat boulangiste et celui des saines doctrines. Sans vouloir faire de pression, je vous engage à réfléchir et à préférer M. Charles Martin, de qui je suis en mesure de vous dire qu’on fait grand cas dans les bureaux.

Peu après il mourut, léguant à Bérénice cent mille francs. Et la situation de mon amie se trouva excellente, car on crut la somme plus forte ; puis elle avait donné des gages à tous les partis, en sorte que l’opinion lui fut favorable.

À cette époque, ma situation à Arles me préoccupait fort. Trop bonne pour être abandonnée, elle n’était pas telle que j’en eusse de la sécurité. Je ne pouvais me dissimuler ce que j’avais à redouter de la candidature projetée de Charles Martin.

Ainsi mes intérêts électoraux, la tristesse de Bérénice, qui tout de même se sentait très seule, mon désarroi de ses mœurs secrètes, une insensible satiété qui me gagnait de nos pédagogies, tout concourait à me faire accepter un mariage que la dot de la jeune femme et la sensualité de Charles Martin rendaient possible.

Elle n’eût pas recherché cette union, je doute même qu’elle l’eût jamais envisagée, mais chaque jour l’en rapprochait, tant les conversations avec son notaire sur le placement de ses capitaux lui révélaient de difficultés où elle se perdait. Puis quel préjugé ne court pas chez nous tous en faveur de l’état de mariage !

Je fus amené à lui en donner mon avis.

… Cette journée-la fut très triste. Nous avions parcouru en voiture les rues de Nîmes qui, la Maison Carrée exceptée, ne m’offre aucun agrément. Elle tenait ma main dans sa main. En toutes circonstances, ce qu’il y avait là d’un peu femme de chambre m’eût choqué, mais j’y sentais à cet instant comme le regard d’une pauvre petite bête à qui l’on fait du mal et qui déclare : « Je l’accepte parce que tu es le plus fort, mais si tu m’aimes bien, ne me fais pas trop souffrir. » J’aurais voulu trouver des mots d’une extrême douceur pour lui exprimer ma pensée. Mais obsédé par la nécessité de faire rentrer cette petite fille dans les voies de l’instinct, je ne savais que lui répéter :

— Je te regretterai, ma petite amie, je regretterai le délicieux état d’âme que tu me manifestes, mais je t’engage tout à fait à épouser Charles Martin.

Et nous eûmes un long dialogue sur la convenance de ce mariage, que j’appuyai par des considérations tirées, comme on pense, de ses défaillances actuelles et même des chagrins qu’elle avait connus.

Je lui rappelais ce qu’elle m’avait dit souvent et qui peut se traduire ainsi : « J’ai toujours eu un violent désir d’être admirée et de plaire, et une violente souffrance de la brutalité qu’il y avait au fond de ceux qui profitaient de ma beauté. » Souvent, dans ses voyages à Arles, elle s’était offensée que des hommes mal vêtus ou des sots congestionnés se permissent de la regarder avec un appétit méridional.

— Je t’apprécie, mon amie, continuais-je, pour ta douleur et pour ta misérable vie. En te conseillant une nouvelle existence, je fais donc un sacrifice ; je me prive du charme que sont pour moi ta tristesse, ton sourire et ta pâle maison pleine de ton cœur ardent.

Elle me répondit qu’à quitter tout cela elle ne trouverait pas le bonheur, et qu’elle le ferait seulement pour me plaire davantage.

J’en fus ému au point de compromettre ma thèse :

— Ma chère petite, ne rougis pas des malheurs qui t’ont offensée ; crois bien que mon amour s’envenimait de ton chagrin habituel. Et même, saurais-je t’aimer si tu devenais joyeuse sans fièvre et simplement heureuse ?

Il me sembla que cette dernière phrase redoublait sa tristesse et qu’en voulant écarter tout froissement de cette petite amie, je n’avais fait que gêner plus étroitement son cœur. J’essayai de revenir sur ma pensée :

— Mais pourquoi, heureuse dans une vie sans singularité, serais-tu moins belle ? Peut-être, en y réfléchissant, les circonstances momentanées n’ont-elles que peu de part dans ton charme : ce qui vaut le plus en toi, c’est la longue préparation inconsciente que te firent tes aïeux : tu es macérée de douceur, la qualité religieuse de ton cœur est exquise.

Bérénice se tut, elle pensait à celui qui est dans le cercueil. Et ne pouvant éviter de toucher ce point, le plus délicat de tous, je lui dis :

— En vérité, ma chère Bérénice, M. de Transe lui-même porterait votre âme à l’acceptation. Gardez de lui dorénavant un souvenir plus modeste et gardez-moi aussi quelque amitié.

— Peux-tu croire, me dit-elle, que je t’oublie jamais ?

Son accent passait infiniment ses paroles. Et après un silence je lui répondis :

— Bérénice, je sens combien tu es aimable, et c’est parce que j’en ai un sentiment aussi vif que je décline la volupté si tentante d’associer nos vies. Si je te faisais l’existence que je te rêve, je te pousserais l’âme plus au noble encore et la remplirais du culte de M. de Transe ; je te conduirais dans un cloître pour y connaître une exaltation délicieuse. Mais je crois que tu aurais des regrets plus tard. C’est pourquoi, petite fille, malgré tout il vaut mieux que tu épouses.

Pendant cette conversation, nous étions arrivés à la gare, j’avais pris mon billet et faisais enregistrer mes bagages. Quand je fus monté dans mon wagon :

— Je suis seule au monde, me dit-elle, et personne ne m’aime.

Je faillis redescendre sur le quai, ne pas rentrer à Arles ce soir-là. Mais quelle solution à cette aventure ? Je voyais bien qu’au fond elle ne m’aimait pas, mais avait seulement de la confiance en moi et détestait sa solitude. Je sentais d’autre part que je ne goûtais en elle que sa douleur sans défense, et que, gaie et satisfaite, elle m’eût été une compagne intolérable.

Le train s’éloigna, et je la vis, petite chose résignée, évoluer à travers les gros colis vers la sortie de la gare. Certes j’avais du désagrément sentimental, mais surtout je ressentais avec une vive indignation qu’une fille de dix-huit ans eût le cœur serré et des larmes sur les joues.

Et j’allai à mes besognes, plein d’un découragement qui n’a pas de nom et rempli d’une pitié à sacrifier bien des satisfactions pour obtenir un peu d’oubli et d’apaisement à ma chère Petite-Secousse et à tous ceux qui sanglotent dans la nuit.

Je me la représentais avec certitude, telle que je l’ai vue si souvent quand elle se sentait tout à fait misérable : roulée en boule sur son lit, où son chien avait coutume de sommeiller, et pleurant la figure cachée contre cet animal, dont la chaleur peu à peu l’assoupissait.