Émile-Paul (p. 105-150).

CHAPITRE  SIXIÈME

journée que passa philippe sur la tour
Constance, ayant à sa droite
bérénice et à sa gauche l’adversaire

Dans mon sommeil, je vis Bérénice se promener parmi les romanesques paysages d’Aigues-Mortes, et ils lui faisaient le plus harmonieux des jardins.

Le jour ne dissipa rien du charme dont m’avait enveloppé son récit, et pour mieux m’en pénétrer, je désirai reposer mes yeux sur ces étangs, ces landes et cette mer qui, hier au soir et dans mon rêve, s’harmonisaient si intimement aux nuances et aux frissons de mon amie.

On m’indiqua le point le plus élevé des remparts, la Tour Constance, citadelle du treizième siècle, d’où je dominerais la région.


I. — vue générale et confuse


Tandis que je gravissais le mince escalier qui se dévide dans l’épaisseur des murs énormes, ai-je regardé ce que me montrait le guide de l’ingéniosité des guerriers moyenâgeux à se verser des huiles bouillantes sur la tête par le mâchicoulis ? Je ne pensais qu’aux misérables qui, dans ces salles superposées, abîmes glacés et suintants de ténèbres, avec un cœur défaillant comme le mien, connurent le désespoir. À chaque bruit, ils craignaient qu’on ne vînt les faire souffrir ; à chaque silence, qu’on ne les laissât périr de faim. Dégradés et abandonnés, comme ils sont pour moi pitoyables !

Le guide maintenant me décrit ce que furent ces salles pour les conseils qu’y tint saint Louis, à la veille de ses croisades. De hautes boiseries, puis des tapisseries revêtaient ces murs ; les dalles étaient couvertes d’une litière de paille d’orge jonchée de fleurs fraîches qui la parfumaient. Nous avons perfectionné notre confortable ; avons-nous des méthodes pour mieux satisfaire la délicatesse de nos cœurs raffinés ?… J’ai rencontré à un tournant de mon ascension la chapelle aux arceaux nerveux, le coin secret où le roi s’agenouillait et suppliait Dieu qu’il lui accordât le don des larmes. Cette forte prière n’exprime-t-elle pas, avec la netteté des cœurs sans ironie, la volupté où j’aspire et que Bérénice semble porter aux plis des dentelles dont elle essuie ses tendres yeux ?

Dans cet angle étroit, je m’attarde, et je réfléchis que de ce long passé, des siècles qui font de cette tour la véritable mémoire du pays, rien ne se dégage pour moi que ceux qui méditèrent et ceux qui souffrirent…

En réalité, ils ne diffèrent guère.

Nos méditations, comme nos souffrances, sont faites du désir de quelque chose qui nous compléterait. Un même besoin nous agite, les uns et les autres, défendre notre moi, puis l’élargir au point qu’il contienne tout.

Telle est la loi de la vie. Avec nos futilités et parmi ces fausses nécessités qui nous pressent, qu’est-ce que Bérénice et moi-même ?

Cette tendre rêveuse souffre d’un bonheur perdu, rêve un peu confus et analogue à ces paradis que les peuples primitifs placent dans leur passé. Pour moi, dès mes premières réflexions d’enfant, j’ai redouté les barbares qui me reprochaient d’être différent ; j’avais le culte de ce qui est en moi d’éternel, et cela m’amena à me faire une méthode pour jouir de mille parcelles de mon idéal. C’était me donner mille âmes successives ; pour qu’une naisse, il faut qu’une autre meure ; je souffre de cet éparpillement. Dans cette succession d’imperfections, j’aspire à me reposer de moi-même dans une abondante unité. Ne pourrais-je réunir tous ces sons discords pour en faire une large harmonie ?

…Des problèmes analogues desséchaient le roi Louis, tandis qu’agenouillé sur ces dalles, il implorait le don des larmes. Avec une religion aussi vive, et simplement modifiée par les circonstances, je me préoccupe, moi aussi, de servir mon âme qui veut être émue. Je n’ai pas comme saint Louis de formule déterminée à laquelle me conformer, mais je cherche ma formule à travers toutes les expériences.


J’atteignais la plate-forme de la tour, et mon cœur se dilata à voir l’univers si vaste. Le passage de cette tour qui m’oppressait à cet illimité panorama de nature exprimait exactement le contraste de l’ardeur resserrée d’un saint Louis et de mes désirs infiniment dispersés.

Mais un petit phare de douze mètres s’élevant encore sur cette terrasse, je me refusai à rien regarder avant que je m’y fusse installé pour embrasser le plus long horizon.

Maintenant, à mes pieds, Aigues-Mortes, misérable damier de toits à tuiles rouges, était ramassée dans l’enceinte rectangulaire de ses hautes murailles que cerne l’admirable plaine : terres violettes, étangs d’argent et de bleu clair, frissonnant de solitude sous la brise tiède puis, à l’horizon, sur la mer, des voiles gonflées vers des pays inconnus symbolisaient magnifiquement le départ et cette fuite pour qui sont ardentes nos âmes, nos pauvres âmes, pressées de vulgarités et assoiffées de toutes ces parts d’inconnu où sont les réserves de l’abondante nature.

Longtemps, sans formuler ma pensée, je demeurai à m’émouvoir de ces vastes tableaux et à aimer ce pays, de telle façon que si mauvais procédés qu’il ait pour moi dans la suite et quand même cet échauffement qu’il me donne m’apparaîtrait déraisonnable, cela jamais ne puisse être effacé que nous n’avons fait qu’un et que j’ai participé de sa gravité après tant de vaines agitations. Magnifique mélancolie, et misérable pourtant ! Satisfaction intense, mais privée de cette sécurité qui seule saurait me donner la paix. Car je suis une minute de ce pays et pour cet instant il repose en moi, mais combien d’autres avant mon heure ont distingué l’âme de ce pays et l’ont fondue avec la leur, de ce même point de vue où je suis assis, pour s’en faire une belle âme unique ! puis cette beauté qu’ils s’étaient composée se dissipa, dans le même délai que mon émotion va s’affaisser.

Mais soudain de la plate-forme, des voix montèrent jusqu’à moi, et je reconnus ma délicieuse Bérénice qui causait avec un jeune homme.

J’allai la saluer.

II. — Vue distincte et analytique des parties

Bérénice fit la présentation :

— M. Charles Martin, ingénieur.

Je reconnus mon acharné adversaire du comité arlésien. C’est un vigoureux garçon, avec le genre de distinction que peut avoir un professeur, et, ce qui m’intéresse, il présente tous les caractères de l’homme passionné. Nous nous tînmes fort courtoisement, et chacun de nous s’en savait gré à soi-même. Quand on est né chien et qu’on rencontre une personne née chat, il est toujours flatteur de sentir qu’on fait voir en ce moment le plus beau résultat de la civilisation, en ne se jetant pas l’un sur l’autre.

— Je vous croyais rentré à Arles, me dit Bérénice.

— J’ai manqué mon train, un peu volontairement ; voilà une heure que je suis dans la tour.

— Avouez que vous avez dormi là-haut, me dit M. Martin.

À ce ton, je reconnus immédiatement un de ces garçons qui se piquent d’esprit positif ; ils ont au moins l’esprit scolaire, c’est-à-dire l’habitude contractée dans les classes de croire que leur manière de sentir est la raisonnable, et tout le reste sottise ou hypocrisie. Or, personne plus que Charles Martin ne méprise la vie de contemplation. Il a l’habitude de déclarer : « Me prenez-vous pour un rêveur ? » Comme on dit : « Suis-je un pourceau ! »

— Mais non, lui répondis-je, un peu sur la défensive ; j’y ai pris, au contraire, un vif intérêt.

Il désirait la conciliation (d’où je le devinai amoureux de Bérénice), car il reprit :

— C’est juste, vous avez là quarante-deux mètres d’élévation, on y saisit à merveille la topographie. Il est fâcheux que vous n’ayez eu personne pour vous orienter dans ce panorama.

Il commençait des explications et même je pus craindre qu’il ne donnât des épithètes de beauté aux étangs, au désert, au ciel, aux choses d’archéologie. Heureusement, il s’en tint à étiqueter de leurs noms exacts ces mornes étangs, ces arbres contractés et ces âpres herbages. Superflue technologie ! Les sentiments dont ils m’emplissaient me les désignaient suffisamment !

Parmi les notions toutes formelles qu’il nous donna, son expérience d’ingénieur du Rhône me fournit cependant certains détails qui confirmèrent et éclairèrent la physionomie que d’instinct je m’étais faite du pays d’Aigues-Mortes.

Toute cette plaine, nous dit-il, aux époques préhistoriques, était recouverte par les eaux mélangées du fleuve et de la mer.

Elle ne l’a pas oublié. La diversité de sa flore raconte les luttes de cette terre pour surgir de l’Océan : sur les bosses croissent des pins et des peupliers blancs qui trouvent ici l’eau de pluie nécessaire à leurs racines ; dans les bas-fonds encore imprégnés d’eau salée, des joncs, des sourdes, de ternes salicornes… N’est-ce pas de cette persistance dans le souvenir, de cette continuité dans la vie que naissent l’harmonie et la paix profonde de ces longs paysages  ?

Bérénice, de qui je presse contre moi le bras, est harmonique à ce pays. C’est qu’elle a comme lui de profondes assises ; j’en avais eu tout d’abord une perception confuse. Un sentiment très vif des humbles droits de sa race au bonheur et un secret fait de souvenirs et d’imaginations, voilà toute son âme. Combien j’envie à cette enfant et à cette vieille plaine cette continuité dans leur développement, moi qui ne sais pas même accorder mes émotions d’hier et d’aujourd’hui ! C’est par là que j’aime ce pays, quoique je ne prétende pas en faire un champ de culture ; c’est par là que j’aime Bérénice, quoique je ne songe pas à la faire ma maîtresse ; et même, champ de culture ou maîtresse, je les aimerais moins que gardant leur tradition dans la tristesse, comme cette petite fille et ces sables salés.


À un autre instant, Charles Martin se félicitait que depuis trente ans on eût livré la majeure partie de ce pays à la culture et au défrichement.

— Il en est ainsi des habitants, me disais-je ; les longues époques où notre race était en friche sont passés. Peut-être sur nos âmes a-t-il apparu des modifications plus frappantes depuis cinquante ans que durant trois siècles. Chez beaucoup d’entre nous, ce devient une grande difficulté de retrouver le fonds ; les âmes comme Bérénice sont bien rares. Mais allons à quelques pouces sous cette plaine d’Aigues-Mortes, très vite elle se révèle, et c’est par cette connaissance que nous pouvons l’utiliser. De même pour le peuple, il faut connaître sa tradition, ses besoins profonds. Cet ingénieur, qui le méprise et ne cherche pas à le pénétrer, veut lui imposer ce qu’il considère comme raisonnable !

Charles Martin, en effet, qui sait tout ce qu’on peut savoir de ces plaines tourmentées du Rhône, ne me paraît guère les comprendre ; en lui tout demeure à l’état de notion sans se fondre en amour.

Il est monté avec Bérénice sur ce belvédère pour qu’elle embrasse la nécessité de certains travaux qui lèsent, dit-elle, sa villa de Rosemonde. Et ce qui me frappe dans ses explications, c’est jusqu’à quel point, en tout et sur tout, il se refuse à accepter ce pays tel qu’il est et prétend lui imposer sa discipline.

Charles Martin, dans sa suffisance de fonctionnaire et d’ingénieur, imagine qu’il doit plier cette région sur la formule d’un beau pays, telle que l’établissent les concours qu’il a brillamment subis.

Foi naïve à la science ! Il croit que la parfaite possession de la terre, c’est-à-dire l’harmonie de l’homme et de la nature, résultera de l’application à tout le continent des mêmes procédés de culture et de transport. Des routes, des récoltes, des digues, ne sont pas pour lui des moyens, mais de pleines satisfactions où il s’épanouit. Comme il sourit de ces « assises profondes, de cette puissance de fixité » que perçoivent quelques-uns dans l’ensemble d’un paysage, dans un peuple ! Ce sont elles pourtant qui m’invitent à m’affermir, à creuser plus avant et à étudier dans mon moi ce qu’il contient d’immuable. Quoi qu’en pense Martin, pour entreprendre utilement la culture de notre âme ou celle du monde extérieur, rien ne peut nous dispenser de connaître le fonds où nous travaillons. Il faut pénétrer très avant, se mêler aux choses, par la science, soit ! par l’amour surtout, pour saisir d’où naît l’harmonie qui fait la paix et la singulière intensité de cette contrée. Sinon, vous continuez cette œuvre dont j’ai tant souffert, vous faites de la mobilité, de la vaine agitation. Vous croyez donner à ce jardin mille aspects nouveaux, vous n’avez touché qu’à la surface, et votre œuvre est de celles qu’emporte un caprice du Rhône ou quelque mouvement de notre humeur.

Âme triste et déshéritée de Bérénice, je vous aime ; je ne prétends pas vous imposer mon âme, mais à vous qui n’avez pas bouleversé sous mille cultures la part originelle que vous avez reçue de votre race, je demande que vous me soyez un directeur.

Et toi aussi, mélancolique pays, parent de Bérénice, enseigne-moi.

L’un et l’autre, vous avez suivi le fil de votre race et l’instinct de votre sève ; moi je suis impuissant à rien défendre contre la mort. Je suis un jardin où fleurissent des émotions sitôt déracinées. Bérénice et Aigues-Mortes ne sauront-ils m’indiquer la culture qui me guérirait de ma mobilité ? Je suis perdu dans le vagabondage, ne sachant où retrouver l’unité de ma vie. Je n’espère qu’en vous pour me guider.


Bérénice, qui attendait son amie de Nîmes, ne tarda pas à nous quitter, satisfaite de notre bonne entente et amusée de nous envoyer déjeuner côte à côte à l’hôtel.

Quoique pour l’ordinaire je répugne à supporter la contradiction, l’aventure me plut. Je sentais que ce compagnon méprisait d’une belle ardeur toutes les idées qu’il ne partageait pas, et c’est un plaisir de séduire des ennemis de cette sorte jusqu’à jeter ainsi le désarroi dans leur esprit catégorique.

Dès le potage, j’eus la satisfaction de voir net dans tous ses rouages, sans qu’il me comprît le moins du monde. Comme s’il eût posé cartes sur table, je connus tout le jeu d’images contradictoires où il s’embarrassait sur mon caractère.

Serait-ce un esprit chimérique ? se disait-il, tandis que je lui parlais des misérables ; ou immoral ? quand j’en vins à vanter certain phalanstère religieux. Pour trancher, il eût admis volontiers l’une et l’autre hypothèse, mais mon amabilité d’un ton très simple le préoccupait, et de cette attitude sans signification il cherchait à tirer des conclusions, bien plus que des idées que je lui exposais. D’ailleurs, chacune de ses paroles était de vanité, et il me parut avoir, comme la plupart de ces hommes, un cerveau d’enfant dominé par des mots de spécialiste.

Saura-t-il jamais combien je l’ai goûté, l’excellent sot ! C’était un ingénieur de trente ans, avec une figure confiante d’adolescent, un regard très pur et le charme d’un jeune animal. Tout en lui était énergie. Comme il tenait pour droiture parfaite chacune de ses pensées ! Avec quel entrain il méprisait ceux qu’il désapprouvait ! Ses certitudes, ses affirmations, son exclusivisme étaient pour moi choses si folles, si dénuées de clairvoyance, qu’il n’aurait jamais pu me blesser. Martin, en vérité, m’excitait autant que merveille au monde ; il m’emplissait d’une perpétuelle satisfaction à vérifier sur chacune de ses paroles combien je n’avais pas trop auguré de son animalité.

Je savais que les comités gouvernementaux d’Arles songeaient à lui offrir la candidature officielle, et je lui parlai de la situation politique dans le département. Aussitôt, du ton approprié :

— Je vous en prie, me déclara-t-il, j’aurai grand plaisir à causer avec vous sur tous sujets, mais pas de politique ! nous avons là-dessus des idées absolument opposées.

Cette phrase me remplit d’un délicieux bien-être ; je la prévoyais textuellement. Je l’assurai que je n’avais aucune intention de le contredire, ayant moi-même peu de confiance dans la dialectique, mais que je désirais me faire une vue claire des opinions qui lui étaient chères, afin de fortifier d’autant ma connaissance des vœux de tous les Français.

Ma réponse et mon sourire courtois lui parurent tels qu’il se fixa dans cette impression : « sceptique, sans conviction. » Parce que je montrais un goût très vif pour être renseigné sur toutes les convictions !

Mais pour que vous touchiez la faute constante de Charles Martin dans ses raisonnements, je noterai encore ce qui advint comme on servait le rôti. Un commis voyageur dit : « Avez-vous visité la tour Constance ? les oubliettes ?… il faut voir ça ! c’est là que saint Louis précipitait les protestants. » Il y eut un lourd silence, puis quelqu’un reprit, exprimant le sentiment de toute la table : « Ah ! mes amis ! nous avons la République, gardons-la bien ! »

À cet instant, l’adversaire crut que j’allais railler, et pour prévenir mon sourire il haussa les épaules, et sa moue attristée signifiait qu’une telle ignorance de la chronologie est tout à fait fâcheuse.

— Je ne partage pas votre impression, lui dis-je à mi-voix. Une erreur historique c’est peu grave, et ce que veulent signifier ces messieurs est fort net. Ils témoignent un goût très vif pour la tolérance philosophique ; ils entrevoient la conciliation possible de tous les idéals. Le même rêve m’obsède.

Distingue-t-on maintenant la qualité morale de Charles Martin ?

Ah ! celui-là n’est pas un égotiste, il méprise la contemplation intérieure, mais il vit sa propre vie avec une si grossière énergie qu’il la met perpétuellement en opposition avec chaque parcelle de l’univers. Il ignore la culture du moi : les hommes et les choses ne lui apparaissent pas comme des émotions à s’assimiler pour s’en augmenter ; il ne se préoccupe que de les blâmer dès qu’ils s’écartent de l’image qu’il s’est improvisée de l’univers.

Dans la vie de relations, il est un sectaire : dans la vie de compréhension, un spécialiste. Il voit des oppositions dans la multiplicité et ne saisit pas la vérité qui se dégage de l’unité qu’elles forment. À chaque minute et de tous aspects, il est « l’Adversaire ».

III. — reconstitution synthétique d’aigues-mortes, de bérénice, de charles martin et de moi-même, avec la connaissance que j’ai des parties.

J’étais trop intéressé par ma chère Bérénice et par cette plaine, qui, toutes deux, manifestent si nettement cet immuable que je n’ai pas trouvé en moi ; il me fallait y méditer encore.

Je ne retournai pas à la villa de Rosemonde, je voulais goûter la forte nourriture que seule sait nous donner la solitude. Ses joies, dans leur brève durée, sont assez intenses pour effacer les longs ennuis inséparables de l’isolement ; elles nous élèvent d’une telle ivresse que les plus distinguées frivolités de la vie de société dès lors sont mêlées d’amertume, pour qui se rappelle de quelle vigueur de sensation il se prive en se mêlant aux hommes.

À travers les petites rues, sur les remparts qui dominent l’horizon et dans la plaine si triste près des étangs, je remâchais mes réflexions de la journée et les travaillais, en sorte que d’heure en heure elles me devenaient plus fortes et fécondes.

J’aimais cette campagne et j’avais la certitude de m’en faire l’image même qui repose dans les beaux yeux et dans le cœur attristé de Bérénice. Comme mon amie, je laissais mon sentiment se conformer à ces étangs mornes et fiévreux, à ce pays lunaire plein de rêves immenses et de tristesses résignées. Mais en même temps que Bérénice liait ainsi par de ténues sentimentalités mon âme à Aigues-Mortes, je fortifiais cette union avec tous les petits renseignements que m’avait donnés cet esprit sec de Charles Martin.

Quand le soleil fut à son déclin, je montai à nouveau sur la tour Constance, ne doutant pas que je n’y trouvasse de plus fiévreuses émotions, à cette heure où les rêves sortent des étangs pour faire frissonner les hommes.

Les couchers du soleil sont prodigieux à Aigues-Mortes. Je n’y vis jamais rien de brutal : ses feux décomposés par l’humidité de l’air prenaient tous les coloris tendres de la gorge des colombes, mais avec une grandeur et une sublimité de désolation que saint Louis, quittant ces rivages, ne dut pas retrouver égales dans les plaines de Damiette. Ici, rien de vulgaire, rien non plus qui date ; ce lieu, qui se présente naturellement sous un aspect d’éternité, met en un clair relief combien est furtive la grâce de Bérénice, combien fugitive chacune de mes émotions les plus chères. Aigues-Mortes est une pierre tombale, un granit inusable qui ne laisse songer qu’à la mort perpétuelle.

Avec une prodigieuse netteté, se détachaient les ondulations des côtes sur la mer. Et je songeais que le dessin en avait été modifié perpétuellement au cours des siècles. Ainsi que les flots, me disais-je, déforment chaque jour ce rivage, le flux et le reflux des mêmes passions agissent sur la sensibilité des hommes. Bérénice, Charles Martin et moi, nous sommes des instants divers de l’intelligence humaine.

Je touchais avec une certitude prodigieuse la puissance infinie, l’indomptable énergie de l’âme de l’univers que jamais le froid ne prend au cœur, qui ne se décourage sous la pierre d’aucun tombeau et qui chaque jour ressuscite.

À chaque minute, le paysage se transformait sous la lumière dégradante, de même que le long des siècles il s’est modifié sous l’ardeur de l’Océan, et de même qu’il se modifie dans les esprits qui le contemplent. Dans cette solitude, dans ce silence singulier de mon observatoire qui ne laissait aucun vain bruissement sur ma pensée, dans cette facilité d’embrasser tout un ensemble, les analogies les plus cachées apparaissaient à mon esprit. Je voyais cet univers tel qu’il est dans l’âme de Bérénice, la physionomie très chère et très obscure qu’elle s’en fait d’intuition, l’émotion religieuse dont elle l’enveloppe craintivement ; je le voyais tel qu’il est dans le cerveau de « l’Adversaire », collection de petits détails desséchés, vaste tableau dont il a perdu le don de s’émouvoir, par l’habitude qu’il a prise de réfléchir sur quelques points. Et moi, me fortifiant de ces deux méthodes, je suis tout à la fois instinctif comme Bérénice, et réfléchi comme l’Adversaire ; je connais et je sympathise ; j’ai une vue distincte de toutes les parties et je sais pourtant en faire une unité, car je perçois le rôle de chacune dans l’ensemble. Je suis religieux comme Bérénice, mais je sais pourquoi. J’ai des émotions spontanées, mais je les cultive avec une méthode qui dépasse encore la méthode de Charles Martin.

L’obscurité était venue. J’exprimai au gardien de la tour le désir de rester là encore quelques instants, et je le priai qu’il s’éloignât.

Maintenant que l’univers était rempli de nuit, un tableau plus beau encore m’apparaissait. Dans ce recueillement, les êtres prenaient toute valeur : ce n’était plus Bérénice que je voyais, mais l’âme populaire, âme religieuse, instinctive et, comme cette petite fille, pleine d’un passé dont elle n’a pas conscience ; pour Charles Martin, c’était la médiocrité moderne, la demi-réflexion, le manque de compréhension, des notions sans amour. Mais moi-même je n’existais plus, j’étais simplement la somme de tout ce que je voyais.

Toute passion individuelle avait disparu. Je n’opposais plus mon moi à Bérénice, ni à Charles Martin ; ils m’apparaissaient comme un instant pittoresque des merveilleuses destinées de l’humanité. Et moi, enivré de cette compréhension, je me jugeais assis sur la tour Constance, réfugié dans ce qui est éternel, possesseur du grand et universel amour. J’atteignais enfin, pour quelques secondes, au sublime égoïsme qui embrasse tout, qui fait l’unité par omnipotence et vers lequel mon moi s’efforça toujours d’atteindre.

Tel est le récit de la merveilleuse journée que je passai sur la tour Constance, ayant à ma droite Bérénice et à ma gauche l’Adversaire. Et, en vérité, ce nom de Constance n’est-il pas tel qu’on l’eût choisi, dans une carte idéologique à la façon des cartes du Tendre, pour désigner ce point central d’où je me fais la vue la plus claire possible de ces vieilles plaines et de cette Bérénice remplie de souvenirs ? C’est en effet l’idée de tradition, d’unité dans la succession qui domine cette petite sentimentale et cette plaine ; c’est leur constance commune qui leur fait cette analogie si forte que, pour désigner l’âme de cette contrée et l’âme de cette enfant, pour indiquer la culture dont elles sont le type, je me sers d’un même mot : Le jardin de Bérénice.

conclusion : critique de ce point de vue

Je regagnais Arles par le dernier train, le hasard me fit voyager avec Charles Martin. Nous échangeâmes quelques idées et du premier trait il faillit prendre barre sur moi.

Il remarquait avec complaisance que les vieilles maisons disparaissent d’Aigues-Mortes et qu’on y construit beaucoup de fabriques. M’étant penché à la portière, je ne pus que vérifier son assertion, et j’en eus de la tristesse au point de suspecter mes belles émotions de la tour Constance, car toutes naissent de l’idée qu’Aigues-Mortes est une vieille ville à qui les siècles n’ont pas fait oublier son passé et qui reçoit sa beauté de cette constance.

Mais très vite je sentis que, malgré tout, la dominante d’Aigues-Mortes demeurait d’être une ville de souvenirs. On ne peut pas interrompre la vie ; il y a des choses récentes dans Aigues-Mortes, c’est vrai, mais baste ! il suffit que nous y trouvions le fil de la vie, la tradition et cette unité dans la succession, grâce à quoi elle produit sur le visiteur une impression si particulière. Ma chère Bérénice, elle-même, a dans la tête des préoccupations banales ; dans le cœur, peut-être des petitesses ; elle n’est pas remplie que de noble mélancolie et de souvenirs ; je vois en elle des choses de ce temps. Mais enfin elle est belle et précieuse, parce que son caractère est d’éveiller notre vieux fonds de sentiments et d’émotions héréditaires, et que comme Aigues-Mortes elle se souvient de soi-même.

Voilà comment j’échappai à l’objection que me proposait implicitement l’Adversaire. Il prétendait que tout le vieux temps avait disparu et que j’étais mené par des imaginations littéraires que ruinerait la moindre enquête. Critique de portée immense ! car le fond de ma préoccupation n’était ni Bérénice, ni la campagne d’Aigues-Mortes ; je ne pensais qu’à l’action électorale que je venais entreprendre à Arles ; je ne pensais qu’au peuple. « Quelle est son âme ? me demandais-je, je veux frissonner avec elle, la comprendre par l’analyse du détail, comme l’Adversaire, et par amour, comme Bérénice ; arriver enfin à en être la conscience ». Qu’aurais-je conclu, si j’avais dû reconnaître que je m’étais mépris en trouvant une part inaltérée dans Aigues-Mortes et dans Bérénice ? Il m’eut fallu renoncer aussi à dégager la tradition de la masse !

Dès lors, il ne m’eût plus resté qu’à abandonner Arles et la vie active. Mais vraiment l’Adversaire s’y était pris trop grossièrement. Et la bassesse de sa dialectique m’empêcha de me dérober à ma nouvelle tâche.