Émile-Paul (p. 71-104).

CHAPITRE  CINQUIÈME

bérénice à aigues-mortes. — les amours
de petite-secousse et de françois de transe.

J’étais à Arles depuis quelques jours, et cependant que j’en visitais les mélancoliques beautés, je m’étais mis en relation avec les esprits les plus généreux de l’arrondissement, avec ceux qui sont impatients de toute modification et avec ceux qu’on avait mécontentés. Nous causâmes ensemble des injures subies par la patrie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et de politiques nos relations devinrent presque cordiales.

Au milieu de ces délicates démarches, c’est Bérénice qui m’occupait. Arles, où rien n’est vulgaire, me parlait de l’enfant du musée du roi René. Ses arènes et ses temples dévastés manifestent que les hommes sont des flétrisseurs ; or si j’ai tant aimé ma petite amie, c’est qu’elle était pour moi une chose d’amertume. Mon inclination ne sera jamais sincère qu’envers ceux de qui la beauté fut humiliée : souvenirs décriés, enfants froissées, sentiments offensés. Saint-Trophime, humide et écrasé, dit une louange irrésistible à la solitude et s’offre comme un refuge contre la vie. J’y retrouve le sentiment exact qui m’emplissait jadis, quand, m’échappant de mes dures besognes ou d’études abstraites, je courais, fort tard dans la soirée, à mes étranges rendez-vous avec Petite-Secousse. Ce n’était, vraiment, ni amour, ni amitié ; dans cette trop forte vie parisienne, qui créait en moi la volonté mais laissait en détresse des parts de ma jeunesse, c’était un besoin extrême de douceur et de pleurs.

Ainsi rêvant à l’enfant pitoyable et fine qui est devenue une fille éclatante, je me promène sous le cloître. Des colombes roucoulent sur son bas toit de tuiles, les écoliers énervés tapagent dans la ruelle, et pourtant c’est la paix où mon rêve est à l’aise. Arles, visitée tant d’hivers, toujours me fut une cité de vie intérieure. Chevaux qui riez avec un entrain mystérieux dans l’Adoration des rois de Finsonius, — petite vierge de quinze ans, grave et délicate, avec vos yeux à nous faire mourir, qui présidez un Conseil provincial de jolis hommes vêtus avec une brillante diversité de chapes d’or, d’argent, de pourpre et de noir tombant sur de longues robes blanches, — et vous surtout, ma très chère reine de Saba, de la seconde travée de la galerie Est du cloître, vous qui existez à peine, mais que je maintiens dans mon imagination, — l’âme que je vous apporte, si différents que soient les gestes où elle se témoigne, n’a pas varié. Les petites intrigues auxquelles je semble participer ne me pénètrent que pour se modifier harmonieusement en moi ; elles sont les conditions négligeables du culte nouveau que je vous rends.

Aux Alyscamps, un de ces soirs, mes années écoulées me semblèrent pareilles aux sarcophages vides qui bordent, sous des platanes, cette mélancolique avenue. Mes années sont des tombeaux où je n’ai rien couché de ce que j’aimais ; je n’ai abandonné aucune des belles images que j’ai créées, et Bérénice, qui me fut l’une des plus chères, est ressuscitée…

Au musée, devant les deux danseuses mutilées qu’on y voit, je m’arrêtai : Pauvres petites dames qui avez tant allumé les désirs des hommes, vous êtes aujourd’hui mutilées ? L’une a un pied nu qui appelle le baiser, un sein dévêtu, des draperies flottantes, mais sa jambe, qu’elle projetait dans un geste charmant, a été brisée. Les barbares n’ont pas épargné ces fleurs légères.

Et soudain mon désir devint irrésistible d’aller voir à Aigues-Mortes ce qu’ils avaient fait de Bérénice.

Dans le train si lent à traverser la Camargue, je rêvais de ces mornes remparts qui depuis sept siècles subsistent intacts. J’évoquais ces mystérieux Sarrasins, ces légers Barbaresques qui pillaient ces côtes et fuyaient, insaisis même par l’Histoire. Aigues-Mortes, le vieux guerrier qu’ils assaillaient sans trêve, est toujours à son poste, étendu sur la plaine, comme un chevalier, les armes à la main, est figé en pierre sur son tombeau.

Sur ce plat désert de mélancolie où règnent les ibis roses et les fièvres paludéennes, parmi ces duretés et ces sublimités prévues par mon imagination, la belle petite fille vers qui j’allais m’excitait infiniment.

Aigues-Mortes ! consonance d’une désolation incomparable ! quand je descendis de la gare, déjà les grenouilles avaient commencé leur coassement ; il n’était pas encore cinq heures, mais cette plaine immense, toute rayée de petits canaux, est leur fiévreux royaume. Une jeune fille, à qui je demandai la villa de Rosemonde, s’offrit à me conduire ; nous contournâmes les hautes murailles, puis quittant l’ombre de la ville, muette et dure dans sa haute enceinte crénelée, nous prîmes une chaussée étroite entre deux eaux stagnantes. C’est à quelque cent mètres, sur un terre-plein, que je trouvai la pâle maison de Bérénice, faisant face au soleil couchant. Cinq à six arbres l’entouraient, les seuls qu’on aperçût dans la vaste étendue où cette soirée d’hiver mettait une transparence de pleine mer. À l’entrée de son grêle jardin, ma chère Bérénice m’attendait, et je ne verrai de ma vie un geste plus gracieux que celui de son premier accueil.

Cette année, la mode était des couleurs jaunes, vieux rose, violet évêque, scabieuse et vert d’eau ; elle portait une robe de l’un de ces tons, et le paysage, avec ces étrangetés de l’hiver méridional, faisait voir des couleurs identiques ou complémentaires.

Cette pâle maison de Rosemonde, rosée à cette heure d’un étrange soleil couchant, me séduisit dès l’abord par l’inattendu d’une installation sobre et froide d’Angleterre, au lieu du taudis méridional que je redoutais. Petite-Secousse faisait là aussi étrange figure qu’une brillante perruche des Îles dans une cage de noyer ciré. Je crus y sentir une maison d’amour, glacée par l’absence d’amour ; mais la petite main brûlante qu’elle me tendit plusieurs fois pour me témoigner son contentement de me revoir me donnait la fièvre.

Singulière fille ! Elle me montra, qui jouait, dans son jardin, un de ces ânes charmants de Provence, aux longs yeux résignés, et des canards, un peu viveurs et dandineurs, qui des étangs revenaient pour leur repas du soir. Je reconnus cette générosité d’âme, jadis devinée sous son masque trop serré d’enfant. Pourquoi toujours rétrécir notre bonté, pourquoi l’arrêter au chien et au chat ? En moi-même, je félicitai Petite-Secousse d’avoir précisément choisi l’âne et le canard, pauvres compagnons, à l’ordinaire sevrés de caresses et même de confortable, parce que, sur leur maintien philosophique, ils sont réputés se satisfaire de très peu de chose. Leur volonté amortie de brouillards, leur entêtement de besoigneux, elle comprenait tout cela sans dédain ni répugnance. N’avait-elle pas vécu jadis dans un profond rapport avec nos aïeux du quinzième siècle, comme ceux-ci maladroits, très proches de la nature et étriqués !

Nous nous tûmes un long instant, car j’étais saisi par l’émouvante simplicité du paysage. À Aigues-Mortes, l’atmosphère chargée d’eau laisse se détacher les objets avec une prodigieuse netteté et leur donne ces colorations tendres qu’on ne retrouve qu’à Venise et en Hollande. Devant nous se découpait le carré intact des hautes murailles crénelées, coupées de tours et se développant sur deux kilomètres. Au pied de cette masse rude, campée dans l’immensité, jouaient des enfants pareils à des petites bêtes chétives et malignes. Mais mon regard détourné se fondait au loin sur la plaine profonde et ses immenses étangs d’un silence éternel et si doux !

Quand j’obéis à Bérénice, qui redoutait pour moi la fièvre qui rôde le soir sur ces landes, et quand je la suivis dans le petit salon dont les vastes glaces nous laissèrent suivre le coucher du soleil, une émotion presque pieuse gonflait mon cœur. Le thé que nous buvions ne devait pas apaiser mon énervement, mais elle me parlait avec une gaîté légère et un imprévu plein de tact qui n’appartiennent qu’aux personnes maladivement sensibles et qui ne laissèrent pas mon excitation se souiller. Entre mille riens, pour m’exprimer la joie de me revoir, elle m’apprit que cette maison lui appartenait ; elle me parla d’une amie qu’elle avait au théâtre de Nîmes et appelait assez drôlement « Bougie-Rose, parce qu’elle est prétentieuse comme une bougie rose ». Puis elle sonna sa domestique pour que je connusse tout le monde.

À dire vrai, j’étais un peu étonné de voir Petite-Secousse propriétaire, mais je ne jugeai pas convenable de l’interroger là-dessus. Du reste, peu m’importait le sens de ses discours ; elle avait une de ces voix graves et élégantes qui pénètrent sensuellement dans les veines, nous engourdissent et font éclore la mélancolie. C’était toujours l’ancienne petite fille, mais la puberté avait fondu sa dureté et comme feutré les brusqueries un peu sombres de sa dixième année. Du petit animal entêté qui m’avait un soir donné sa main fiévreuse, elle n’avait conservé, parmi ses grâces de jeune femme, que cette saveur de sembler un être tout d’instinct et nullement asservi par son milieu.

Charmante et secrète ainsi, elle excitait infiniment mon imagination et m’emplissait de volupté. Je ne sais rien de plus troublant que de retrouver dans une grande fille le sourire qu’on lui vit enfant. Cela éveille l’idée si passionnante des transformations de la nature ; nous distinguons confusément que ce jeune corps qui nous enchante n’est pas une chose stable, mais le plus bel instant d’une vie qui s’écoule. Avec une sorte d’irritation sensuelle, nous voudrions la presser dans nos bras, la préserver contre cette force de mort qu’elle porte dans chacune de ses cellules, ou du moins profiter, dans une sensation plus forte que les siècles, de ce qui est en train de périr.

Quand Bérénice était petite fille, dans mon désir de l’aimer, j’avais beaucoup regretté qu’elle n’eût pas quelque infirmité physique. Au moins pour intéresser mon cœur avait-elle sa misère morale. Une tare dans ce que je préfère à tout, une brutalité sur un faible, en me prouvant le désordre qui est dans la nature, flattent ma plus chère manie d’esprit et, d’autre part, me font comme une loi d’aimer le pauvre être injurié pour rétablir, s’il est possible, l’harmonie naturelle en lui violée. Je m’écarte des êtres triomphants pour aimer, comme aime Petite-Secousse, les beaux yeux résignés des ânes, les tapisseries fanées, ou encore, comme j’aurais voulu qu’elle fût elle-même, les petites malades qui n’ont pas de poupées. C’est qu’il n’est pas de caresse plus tendre que de consoler.

À Aigues-Mortes, toutefois, ayant vu sa nuque souple et ses grands cils mélancoliques, je m’égarai de cette façon de sentir. Je me sentis disposé à la posséder. Et comme le plus sûr moyen dans le tête-à-tête, pour arriver à la sensualité, me parut toujours les sentiers de la mélancolie, au soir tombant je priai Petite-Secousse de me raconter ces tristesses qu’elle m’avait indiquées d’un mot léger à Arles, quand une de ses larmes tomba sur sa main que je baisais.

les amours de bérénice et de françois de transe

Je n’essayerai pas de vous retracer ce récit tel que je l’entendis de Petite-Secousse ; elle disait ses souvenirs avec un frémissement de vie intérieure longtemps contenue, avec une exaltation trop tendre.

Bérénice, à toutes les époques, fut remplie d’une chère pensée comprimée qui la rendait indifférente au monde extérieur. D’ailleurs cette pensée, elle eût été bien incapable de la définir, alors même qu’elle s’y livrait avec le plus de mollesse. Vous savez qu’elle naquit avec un secret dans l’âme. C’est pour mieux le caresser qu’elle s’était tant plu dans la solitude du musée du roi René, et son air un peu dur d’enfant témoignait ces dispositions chimériques. Quand l’âge en fut venu, cette mélancolie qui ignorait ses motifs se fixa dans un amour.

Elle s’attacha très sincèrement à un jeune homme, François de Transe, qui l’entretint et l’aima avec passion. D’une excellente famille de Nîmes, il avait connu Petite-Secousse à Paris, dans un souper où le fêtait son oncle, vieux viveur, ami des Casal et autres gens de cercle ; aussi ne pouvait-il se faire d’illusion sur les inconséquences passées de cette jeune libertine, mais elle était, avec ses dix-sept ans, une si belle petite fille ! puis ils avaient tous deux des âmes d’enfants généreux, et l’un pour l’autre une vraie sensualité.

Ils vécurent pendant deux ans à Aigues-Mortes. « Nous ne nous ennuyions jamais, me dit Bérénice, et l’heure des repas nous surprenait toujours. Nous avions les animaux, le tir au pistolet, et puis il jouait à me porter dans le jardin. En été, nous allions au Grau-du-Roi, qui est, à trois kilomètres, une petite station de bains de mer. Chaque année nous faisions un voyage à Nice et à Paris. » Elle eût pu ajouter qu’à vingt ans ceux qui s’aiment dorment beaucoup.

M. de Transe menait là une vie qui déplut à sa famille. On le somma de faire le tour du monde ; il devait, comme c’est la coutume, rencontrer les Princes à Java et leur être présenté. Les derniers jours que passèrent ensemble ces deux jeunes gens furent la fièvre la plus triste. Le valet de chambre qui venait le matin habiller M. de Transe s’essuyait les yeux en les regardant tous deux couverts de pleurs.

Elle le mena à la gare, mais ne se sentit pas le courage d’aller jusqu’à Marseille. Aurait-elle pu supporter la solitude du retour, à travers les joies grossières de cette ville ! D’ailleurs, il convenait qu’il donnât ces derniers jours aux siens. Quand il fut dans le train de Nîmes, il ne put retenir ses larmes, de sorte que, se rejetant en arrière, il lui dit adieu et leva la glace. Elle courut à l’endroit où la route se rapproche de la voie ferrée, espérant faire encore de la main des adieux à son ami, mais le train passa comme un train d’étrangers. Sans doute il avait relevé son manteau sur ses yeux et il songeait qu’un jour elle appartiendrait à un autre.

Petite-Secousse, de son côté, avait les plus tristes pressentiments : peu de jours après cette séparation, en l’absence de sa camarade Bougie-Rose, elle ouvrit une lettre adressée à cette dernière et ainsi conçue : « Venez me parler à Nîmes, j’ai une grave nouvelle à vous communiquer qui intéresse votre amie. » La lettre était signée d’un aimable homme, plus âgé que M. de Transe, mais de qui celui-ci avait souvent parlé avec amitié à Bérénice.

Au milieu des pires agitations, elle ne put dormir de la nuit. Dès le premier train, le cœur et le visage défaits, elle partait pour Nîmes. « Oh ! ma pauvre petite, » lui dit celui qu’elle interrogeait avec anxiété, « ce n’est pas vous que j’aurais voulu voir, mais Dieu ne permet pas que le coup vous soit atténué. » — « François est mort ! » s’écria-t-elle.

Ce qui me frappa le plus dans le touchant récit qu’elle me fit de ces pénibles circonstances, c’est son acceptation absolue des conventions sociales. Elle était née sans aucun goût pour refaire la société, ni même la contester ; puis les tableaux du roi René lui avaient enseigné que l’Univers est un vaste rébus. C’est ainsi qu’elle avait accepté dans sa dixième année tant de familiarités qui convenaient peu à son âge. Elle avait un sentiment très fin et très susceptible de la tendresse et de la politesse que lui devaient ses amis. Pourtant sa reconnaissance était vive de ce qu’un homme sérieux, comme elle disait, se fût préoccupé de la prévenir doucement. M. de Transe était mort d’un sot accident, au huitième jour de son voyage, pris de fièvre typhoïde.

Au reste le récit de Bérénice était obscur et minutieux, avec des lacunes. C’était comme une vision qu’elle me décrivait en serrant ma main dans les siennes, et les yeux fixes. « J’étais gaie autrefois, mais, de chagrin, maintenant je reste des heures sans penser. » Et sa douleur, à se raconter, devenait aussi neuve que le jour même, où elle apprit, à Nîmes, la mort de son ami. « Savez-vous, me disait-elle, quelle idée j’avais, étant seule dans le train, ce soir-là ? J’aurais voulu entrer au couvent ! »

Elle rougissait de sa confidence, craignant que je ne la comprisse pas ; mais moi, je me sentais le frère de cette petite fille, désolée dans cette maison pâle, et je souffrais de ne savoir le lui faire connaître. Mon rêve fut toujours de convaincre celle que j’aimerais qu’elle entre à la Réparation ou bien au Carmel, pour appliquer les doctrines que j’honore et pour réparer les atteintes que je leur porte.

Jamais plus intense qu’auprès de cette petite fille, je n’eus la sensation d’être étranger aux préoccupations actives des hommes… À travers les vitres, je contemplais un sentier filant en ligne droite vers le désert, puis découpées en ombres chinoises, deux jeunes filles gaies, riant à des ouvriers qui rentrent du travail, et j’y vis le grossier désir de perpétuer l’espèce, tandis que des aboiements de chiens signifiaient nettement les jeux, les querelles, toutes les vaines satisfactions de l’individu. Accablé dans mon fauteuil et pénétré de la douleur de mon amie, je me sentais infiniment dégoûté de tous, sinon de ceux qui souffrent délicatement et composent, dans leur imagination enfiévrée, des bonheurs avec les fragments qu’ils ont entrevus.

La maison lui avait été donnée par M. de Transe. Ce pieux souvenir, mêlé à son sentiment de propriétaire, l’attachait infiniment aux moindres détails de son intérieur. Elle voulut me les faire connaître en signe de confiance et pour couper notre tristesse. Or, à la tête de son large lit, était suspendu un chapelet béni par le pape, un souvenir de M. de Transe. Je ne pus résister au plaisir de le prendre entre mes mains, heureux de m’associer à son culte, tandis qu’elle pleurait, le front dans l’oreiller, à cette place même où ils s’étaient tant aimés.

Dans le cours de cette soirée, elle me raconta encore une histoire que je trouve touchante.

M. de Transe aimait beaucoup sa grand’mère et lui confiait toutes ses préoccupations vives, sûr de trouver chez elle de l’affection et une pointe d’admiration pour tout ce qui le concernait. Comment se serait-il retenu de l’entretenir d’un amour dont il était tout rempli ? Cette excellente personne accueillit ses confidences avec indulgence : aucun de ceux qui aimaient son petit-fils ne pouvait être sans vertu à ses yeux, puis elle savait que cette jeune fille avait remis à François une médaille sainte qu’elle portait à son cou, en lui demandant de ne quitter jamais ce petit signe où se rejoignaient leur piété et leur amour.

De son côté, Bérénice, sur la foi de son amant, s’était prise de respectueux attachement pour cette vieille dame qu’elle ne connaissait pas, mais considérait un peu comme sa protectrice.

Or, un jour, à Nîmes, deux mois après ses gros chagrins, Bérénice, toujours pâlie de douleur, étant montée dans un tramway, se trouve assise en face d’une personne âgée, qu’à la couleur de ses yeux, à la douceur de la bouche, à mille traits qui l’émurent, elle n’hésite pas à reconnaître pour la grand’mère de M. de Transe. Sans nul doute, François avait montré à sa vieille confidente un des chers portraits qu’il portait toujours sur lui, car Bérénice vit bien qu’elle-même était reconnue. Les deux femmes ne se parlèrent point, mais, me disait Bérénice, la vieille dame baissait les paupières pour que je pusse la regarder tout à mon aise, et c’était la figure même de M. de Transe que je revoyais ; puis moi-même je détournais mon regard pour qu’elle me fixât sans gêne. Ainsi nous fîmes jusqu’au bout de notre chemin, et j’ai bien vu qu’en descendant elle avait les yeux pleins de larmes.

J’admirais la tendre imagination de ma Bérénice et tout ce qu’elle prêtait de délicatesse à sa chétive tragédie.


Cette première soirée que je passai avec Petite-Secousse devenue grande me fut délicieuse sans restriction ; et son récit avait détourné de telle manière mon idée que j’entrevis une forme d’amour supérieure à la possession.

Si Bérénice n’a guère de vertu, elle possède beaucoup d’innocence, ce qui est plus sûrement une chose bonne et gracieuse. La vertu est le résultat d’un raisonnement, c’est se conformer à des règles établies. Bérénice est toute spontanée ; ses formes délicates renferment l’ardeur et l’abondance de sa race. Par le sentiment, elle atteint du premier bond ce qu’il y a de plus noble, la tristesse religieuse, cachée sous toutes les vives douleurs. Rien qui soit aussi contagieux. C’est pourquoi j’allai coucher à l’hôtel.