Le Jardin de Bérénice/04
CHAPITRE QUATRIÈME
histoire de bérénice (suite). — le musée
du roi rené
C’est un art très étroit, mais c’est de l’art qu’on trouve au « Musée du roi René », et ses trois salles du quinzième siècle présentent même une des étapes les plus touchantes de notre race.
La plupart des hommes n’y voient que des beautés mortes et presque de l’archéologie, mais quelques-uns, d’âme mal éveillée, attendris de souvenirs confus, n’admettent pas qu’on dénoue si vite les liens de la vie et de la beauté. Cet art franco-flamand qui, au quatorzième siècle, fut la fleur du luxe et de la grâce, ne leur est pas seulement un renseignement, il les émeut.
Peut-être ces bibelots, du temps qu’ils étaient d’usage familier, leur eussent paru vulgaires, mais le silence et la froideur des musées, qui glacent les gens sans imagination, disposent quelques autres à la plus fine mélancolie.
Cette collection a été formée par une façon de patriote qui consacra la première partie de sa vie à envisager le français et le latin comme deux langues sœurs sorties du gaulois, et il s’indignait, dans des revues départementales, de la manie qu’on a de dériver nos mots de vocables latins. Par un raisonnement analogue, il affirmait que le réveil artistique, dit Renaissance, s’était manifesté dans un même frisson, à la même heure, sur toute l’Europe et il démontra avec passion que l’influence italienne n’avait été qu’une greffe néfaste, posée sur notre art français, à l’instant où celui-ci, d’une merveilleuse vigueur, allait épanouir sa pleine originalité. Et comme, à l’appui de sa première manie, il avait publié une liste de mots français, tout indépendants du latin et d’évidente origine celtique, pour édifier sur les qualités autochtones de la première renaissance française, il réunit des panneaux, des miniatures et des orfèvreries des douzième et treizième siècles, qui ne trahissent rien d’italien.
Ses curiosités désintéressées le servirent. Il correspondait avec les curés pour obtenir d’eux des vocabulaires de patois locaux, il visitait les plus misérables masures pour y dénicher des choses d’art ; aussi devint-il populaire près de l’un et l’autre parti. L’ardent patriotisme de ses monographies du Languedoc et de la Provence le dispensèrent de profession de foi, en sorte que, par la suite, il parvint au Sénat.
Dans sa gratitude, il offrit au département sa collection, qui en grossissant, l’accablait, et qu’on installa sous le nom de Musée du roi René dans une propriété de l’État, au château de Joigné, bâti jadis par le roi René. Il y fit placer comme gardien le mari d’une jeune femme qu’il aimait et qui avait pour fille la toute petite Bérénice.
Et c’est ainsi que l’enfant grandissante alimenta ses premiers appétits dans un cycle de choses, mortes pour l’ordinaire des hommes.
La vaste pièce qu’occupait le musée dans cette lourde et humide construction était chauffée pendant l’hiver et toujours fraîche au plus fort de l’été.
La petite fille y passa de longues après-midi, seule parmi ces beautés finissantes qu’elle vivifiait de sa jeune énergie et qui lui composaient une âme chimérique.
Les murs étaient recouverts d’une tapisserie de haute lice, connue sous le nom de Chambre aux petits enfants, toute semée de grands herbages, de petits enfants et de rosiers à roses, parmi lesquels plusieurs dames à devises faisaient personnages d’Honneur, de Noblesse, de Désintéressement et de Simplicité.
Honneur était si fort mangé des vers que Bérénice ne put savoir au juste ce que c’était ; de Noblesse, elle distingua simplement la belle parure ; mais Désintéressement et Simplicité lui sourirent bien souvent, tandis qu’elle les contemplait, haussée sur la pointe des pieds, pour mieux les voir et pour ne pas effaroucher le silence qui est une part de leur beauté. Peut-être quelquefois l’enfant les déchira-t-elle légèrement du bout des doigts, énervée par les longs mistrals, tandis que le petit village sonnait chaque heure avec une précision si inutile au milieu de ce désert. Mais toute sa vie elle n’aima rien tant que ces dames de Désintéressement et de Simplicité, doux visages qui évoquaient pour elle les résignations de la solitude.
La gloire de ce musée est une abondante collection de panneaux peints, mi-gothiques, mi-flamands, traités les uns avec la finesse et la monotonie de la miniature, les autres dans la manière des vitraux. À qui les attribuer ? Voilà une question d’esprit tout moderne et que nos aïeux ne se posaient pas plus que ne fit Bérénice.
La peinture, pour les êtres primitifs, est un enseignement. Ces panneaux ne sont pas l’expression d’un rêve particulier, mais la description de l’univers tel qu’il apparaissait aux meilleurs esprits du quinzième siècle. Ce sont, rassemblées dans le plus petit espace et infiniment simplifiées, toutes les connaissances qu’un esprit très orné de cette époque pouvait avoir plaisir à trouver sous ses yeux. Un tableau avait-il du succès ? il était copié indéfiniment, comme on reproduit un beau livre. C’est ce qui explique que, dans ce musée du roi René, nous retrouvions à peine modifiés des tableaux d’Avignon, de Villeneuve-lez-Avignon, d’Aix, et de tous ces villages de Provence. Ces tableaux, pas plus que les chansons de gestes ou les rapsodies, ne peuvent être dégagés de la manière générale du cycle dont ils font partie. Mais quelle abondance de détails des artistes, reprenant sans trêve un même thème pour l’améliorer, ne parvenaient-ils pas à rassembler dans leurs panneaux !
Bérénice y trouva des notions d’astronomie et de géographie, et tout son catéchisme, puis de petites anecdotes qui l’amusaient, et enfin des bonshommes agenouillés, les portraits du donateur, qui lui indiquèrent nettement quelle attitude sérieuse et sans étonnement il convient d’apporter à la contemplation de l’univers.
La suite de sa vie me donne lieu de croire qu’elle profita surtout devant la Pluie de Sang : c’est Jésus entre deux saintes femmes, dont Marie l’Égyptienne, personne maigre qui, vêtue de ses cheveux comme d’une gaine, est tout à fait délicieuse. Véritable « fontaine de vie », le pauvre Jésus dégoutte d’un sang qu’elles recueillent, et il s’épuise pour les deux belles dévotes. Cette image désolante parut à l’enfant une représentation exacte de l’amour suprême qui est, en effet, de se donner tout, se réduire à rien pour un autre. Plus tard, ne l’ai-je pas vue qui se conformait, jusqu’à mourir de langueur amoureuse, à cette éducation par les yeux ?
D’autres tableaux étaient plus sévères pour l’imagination d’une fille. Travaux de miniaturiste agrandis, du genre qu’on voit à Aix. Le Buisson Ardent, par exemple : dans le panneau du milieu, la Vierge accroupie tient sur son giron Jésus tout nu, et ce petit Jésus s’amuse d’une médaille représentant sa mère et lui-même ; au-dessous d’eux, dans une campagne faite de prairies, de rivières et de châteaux, flamboie un buisson emblématique de chênes verts qu’entrelacent des lierres, des liserons, des églantiers, et plus bas encore, Moïse se déchausse sous les yeux d’un ange, tandis qu’un chien garde des moutons et des chèvres. Ces beaux sujets sont largement encadrés par une suite de figures peintes en camaïeu, entre lesquelles l’enfant distinguait un ange qui sonne du cor et qui, le pieu à la main, poursuit une licorne réfugiée dans le giron d’une vierge.
Tout cela lui parut incompréhensible, mais nullement désordonné. Il était dans le tempérament de ce petit être sensible et résigné de considérer l’univers comme un immense rébus. Rien n’est plus judicieux, et seuls les esprits qu’absorbent de médiocres préoccupations cessent de rechercher le sens de ce vaste spectacle. À combien d’interprétations étranges et émouvantes la nature ne se prête-t-elle pas, elle qui sait à ses pires duretés donner les molles courbes de la beauté !
Quand, de son musée, Bérénice, orpheline, vint à Paris pour être ballerine à l’Éden, elle ne s’étonna pas un instant, car l’ordonnance des tableaux où elle figura autour des déesses d’opérette lui rappelait assez les compositions du roi René. Elle trouva naturel d’y participer, ayant pris, comme tous les enfants, l’habitude de se reconnaître dans quelques-unes des figures de ces vieux panneaux. Elle accepta l’autorité du maître de danse, comme les simples se soumettent aux forces de la nature. C’est un instinct commun à toutes les jeunes civilisations, à toutes les créatures naissantes, et fortifié en Bérénice par les panneaux religieux du roi René, de croire qu’une intelligence supérieure, généralement un homme âgé, ordonne le monde.
Son acceptation, d’ailleurs, avait toute l’aisance des choses naturelles, sans le moindre servilisme. Ce sentiment avait été développé en elle par l’image familière et bonhomme que la légende lui donnait du roi René, fondateur du château et patron de cet art. Elle savait plusieurs anecdotes où ce prince accueille avec bonté les humbles. L’imagination qu’elle se fit de ce personnage contribua pour une bonne part à lui former cette petite âme qui n’eut jamais de platitude. Bérénice considérait qu’il est de puissants seigneurs à qui l’on ne peut rien refuser, mais elle ne perdit jamais le sentiment de ce qu’elle valait elle-même. Excellente éducation ! qui eût fait d’elle la maîtresse déférente mais non intimidée d’un prince, et qui lui laissait tous ses moyens pour donner du plaisir. Qualité trop rare !
En vérité, ce musée convenait pour encadrer cette petite fille, qui en devint visiblement l’âme projetée : d’imagination trop ingénieuse et trop subtile, comme les vieux fonds de complications gothiques de ces tableaux de sens bien vivant, comme ces essais de paysages et de copies de la nature, où la Renaissance apparaît dans les œuvres du quatorzième siècle.
Cette petite femme traduisait immédiatement en émotions sentimentales toutes les choses d’art qui s’y prêtaient. Les grandes tapisseries de Flandre et les peintures d’Avignon formèrent sa conscience ; les orfèvres de Limoges, les chaudronniers de Dinan lui faisaient une maison parée, où elle vécut sans camarade et apprit les rêveries tendres, qui sont choses exquises dans un décor élégant.
Il y avait dans une vitrine une dentelle précieuse pour sa beauté et l’enfant, qui se distrayait à suivre les visiteurs et à écouter les explications que leur donnait son père, avait observé que les messieurs souriaient et que les jeunes femmes, rougissant un peu, se penchaient sur cette claire vitrine avec plus d’intérêt que sur aucun autre numéro du catalogue. Cette dentelle avait été offerte par le roi charmant, le Louis XV des premières années, à l’une de ces maîtresses d’un soir qu’on avait soin de lui présenter à chaque relai, afin qu’il pût se rendre compte des ressources de son royaume. Ce gage, qu’avaient peut-être trempé les pleurs de la mélancolique délaissée, était gardé dans sa famille, une des premières du Languedoc, et transmis précieusement à celle qui épousait le fils aîné de la maison. Quand la mort eut dissipé la dernière goutte de ce sang honoré par les rois, la légère dentelle fut recueillie dans le musée. Les érudits méprisaient fort cet anachronisme, mais Bérénice, le nez écrasé contre la vitre, souvent rêva d’un prince René, très jeune et revenant des pays du soleil avec des voitures pleines d’un art joyeux. Les petites filles bien nées rêvent toutes confusément d’une renaissance italienne : c’est l’état d’âme de notre race au quinzième siècle, un peu seule et desséchée, aspirant au baiser sensuel de l’Italie.
J’ai des doigts bien lourds pour vous indiquer, dans les sourires et les plis délicats du visage de Bérénice, tout ce qu’y marquèrent ces vieilles œuvres. Ne croyez pas du moins qu’elle fût triste. Comme ceux de son âge, elle avait des jouets, mais par économie on les lui choisissait dans les vitrines.
Son album d’images, c’était la reproduction photographique d’un livre qu’à leur retour d’Italie portaient avec eux, comme galante mémoire, les compagnons de Charles VIII, car y étaient dépeintes, sous divers costumes et à l’état naturel, beaucoup de femmes violées par ces seigneurs.
Elle adopta comme poupée une petite image de Notre-Dame en or, qui s’ouvrait par le ventre et où l’on voyait la Trinité. Tous ses jeux étaient ennoblis.
Il y avait encore, pour la distraire, un précieux ex-voto dédié à sainte Luce à qui, comme on le sait, les païens arrachèrent les yeux, et cette relique était un merveilleux vase avec des yeux peints au fond, — ce qui pour le père, bonhomme un peu lourd, pour la mère, jeune femme vive et rieuse, et pour la jeune Bérénice, elle-même, était un inépuisable sujet de joie.
Ainsi les choses lui faisaient une âme sensible et élégante. Le danger était qu’elle s’enfermât dans la vie intérieure, qu’elle ne soupçonnât pas la vie de relations.
En cela son éducation fut excellemment complétée par le compagnon ordinaire de ses jeux, un singe, que sa mère avait obtenu pour un long baiser d’un matelot à peine débarqué à Port-Vendres. Et ce singe, en même temps qu’il lui apprit l’art de figurer les passions, lui vivifiait l’univers, jusqu’alors pour elle un peu morne.
Mais le mot essentiel sur la vie, la formule d’action, réduite à ce qu’en peut fournir une petite rêveuse de grande indigence intellectuelle, lui fut dit sous la galerie en demi-cloître du château.
Dans cette cour pleine de pierres tombales, de sculptures mutilées, de verdures et des herbes violentes du Languedoc, elle vit un débris gothique dont l’énergique symbolisme, ironie et vérité trop crues, la frappa singulièrement : c’était un monstre qui d’une main se mettait une pomme dans la bouche, et de l’autre, avec un doigt délicat, désignait le bas de son échine.
Cette attitude si simple et nullement équivoque fut un enseignement pour cette petite fille. Le cynique professeur lui fit voir qu’il y a une corrélation entre la nécessité de vivre et le geste de la sensualité. De ce sphinx-gargouille elle reçut le tour d’esprit qui lui fit accepter toute sa vie les familiarités des vieillards.
Ainsi l’enfant grandit durant dix années, jusqu’à la mort des siens ; et chaque saison, elle faisait mieux voir les vertus que ce musée déposait en elle. Elle ressentait tous les mouvements de ce passé compliqué, ardent et jeune, auquel elle avait laissé prendre son cœur.
Mais si cette vapeur de mort, qui se dégage des objets ayant perdu leur utilité, purgeait le cœur de Bérénice de toute parcelle de mesquin et de bas, peut-être à trop pénétrer cette petite fille la rendait-elle maladroite à supporter la vie. Une âme embrumée, dans un corps infiniment sensible, telle était celle que nourrissait ce tombeau orné. Son masque entêté offrait de grandes analogies avec le petit buste du musée d’Arles, où la légende voit ce mélancolique Marcellus, le jeune prince qui ne put vivre. Quand elle descendait dans l’appartement des siens, une façon de loge de concierge, elle s’y sentait étrangère et comme une petite exilée. Virgile, s’il est vrai qu’il pleura sur la pauvre race italiote, trop attachée au passé, incapable de supporter sans gémir les temps nouveaux, eût été entraîné vers cette fille qui, pour se préparer à la dure vie des dédaignées, ne savait que s’envelopper de la part originelle de sa race.
Parfois, à la fraîcheur du soir, après ces journées du Midi si grossières de sensualité, sa mère, jeune femme distraite et toute à se désoler de son vieux mari, la préparait pour sortir. Dans l’armoire à glace, fortement parfumée des herbes recueillies sur la garrigue, le soleil couchant envoyait quelques rayons, et sa mère, pour la coiffer, en tirait un petit chapeau de velours rouge, qui remplissait l’enfant passionnée du sentiment de la beauté et brisait ses nerfs d’une douceur délicieuse, dont l’ébranlement retentit jusqu’en sa chère agonie. Mais elle se contraignait jusqu’à ce qu’elle fût sur la route, où sa mère s’écartait pour rire avec des jeunes gens. Alors, dans l’obscurité descendue, elle sanglotait, comprenant confusément que la vie des êtres sensibles est chose somptueuse et triste.
Ô ma chère Bérénice, combien vous êtes près de mon cœur.