Baudinière (p. 106-124).

VI

CATACLYSMES ET RECONSTRUCTION


Une légende populaire prétend que la déesse Amaterasu O mi Kami a emprisonné, sous la terre du Japon, un monstre gigantesque — poisson ou dragon, on n’est pas bien fixé — qui frissonne dès que la déesse soulève le bras. Il suffit d’un geste pour que le monstre soit calmé… Mais, quand il s’agite, que de désastres ! Toute la terre est ébranlée, la panique règne chez les humains, la fureur des éléments accumule les ruines… En vérité, cette légende exprime bien la douleur des impitoyables surprises que subissent les Japonais, la tyrannie à laquelle ils sont livrés et qui fait d’eux les jouets de forces naturelles à l’indomptable fantaisie, la multiplicité des chocs qu’ils reçoivent et des alarmes qui les troublent. Il n’y a qu’un monstre, obéissant aux secrets desseins de la divinité, pour déchaîner de pareils cataclysmes.

Aussi bien, les habitants de l’archipel — qu’ils croient, dans la simplicité de leur âme, à la vieille légende, où qu’ils aient une conception plus scientifique de ces bouleversements — vivent tous sur un perpétuel qui-vive. Un dicton groupe les quatre sujets principaux de leurs craintes : « Tremblement de terre, incendie, tonnerre et pouvoir paternel : voilà des choses également redoutables ! » Ils ont raison de commencer par le tremblement de terre, car c’est ce qui les effraie le plus et ce qui leur cause le plus de dommages.

Pour le seul Japon — sans parler de Formose — on a enregistré plus de 30 000 secousses caractérisées entre 1885 et 1905, soit, en moyenne, près de 1 500 par année, ou quatre par jour. Dans cette statistique ne sont pas comptées les oscillations que, seule, révèle l’aiguille du sismographe… D’après les chroniques niponnes couvrant une période historique de 1 400 ans, on a signalé environ 230 tremblements de terre d’une gravité plus ou moins accentuée. Dans les temps modernes, c’est la catastrophe de 1703, où vingt mille maisons sont anéanties et où cinq mille personnes trouvent la mort ; le séisme de décembre 1854 qui, en ravageant la région du Tokaïdo, éprouve sévèrement Yedo (qui devait, plus tard, devenir Tokio) avec soixante mille maisons par terre et, aussi, de nombreuses victimes ; celui de novembre 1855 qui cause des dégâts matériels identiques et encore plus de pertes humaines. Plus près de nous, en octobre 1891, voici deux cent vingt-trois mille demeures balayées par la tempête ou incendiées, 28 000 morts, 17 200 blessés dans Mino et Owari. Rappelons les tremblements de terre de 1905, 1906, 1914, les séismes de novembre 1916, qui détruisirent la partie septentrionale de l’île Awaji, ceux de décembre 1922 qui ébranlèrent le territoire de Shimabara, dans le Kyu-Shu, et où périrent tant de gens…

Mais le souvenir le plus terrible se rapporte certainement à la catastrophe qui se produisit le 1er septembre 1923 (deux-cent-dixième jour du calendrier chinois) date qui coïncide généralement avec le passage des grands typhons. Ce jour-là, le monstre souterrain entra dans une si formidable colère que rien jusqu’alors n’avait pu donner une idée suffisante de son génie destructif. Yokohama, le Liverpool de l’Empire du Soleil Levant, et Tokio, la capitale, parurent un moment menacés de complète annihilation. Ce fut, pour les témoins, une vision dantesque que celle des blessures causées par les soulèvements du sol, du panorama des incendies, des scènes de torture, des gigantesques entreprises de démolition par l’eau, le vent, le feu, que l’observation de la fureur combinée des éléments contre les deux grandes cités. Des quartiers entiers furent ainsi dévorés par la flamme ; des grappes énormes de population furent consumées dans la fournaise, d’autres groupes d’habitants furent noyés en série. Impossible d’échapper !

Partout les incendies se multipliaient, les édifices s’écroulaient, les quartiers attaqués par toutes les forces irrités s’effondraient. Partout, des odeurs de mort, des puanteurs infernales, des émamations intolérables : des ruines fumantes s’entassaient, des hommes, des paysages, des choses disparaissaient en de courts et effroyables spasmes. Après chaque choc important, c’était une apothéose de fulgurances, une transformation de la ville en champ de bataille où tout était meurtri, déchiré, tordu, confondu comme par l’effet d’une artillerie géante !

Notre ambassadeur, M. Paul Claudel, a écrit ses impressions sur ces tragiques journées et il a dit « cette chose d’une horreur sans nom de voir, autour de soi, la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome… C’est comme si l’on voyait une personne sur qui l’on a toujours compté qui, tout à coup, travaille pour son propre compte et s’abandonne — sans égards pour nous — aux convulsions du délire et de l’agonie ».

Notre représentant au Japon nous a, également, tracé ce tableau de Yokohama en pleine détresse : « Cela commence par des espèces de chaînes de montagnes incandescentes qui sont les parcs de charbons incendiés, et cela a pour fond un demi-cercle de collines d’une braise presque uniforme historiée çà et là de flammes plus claires. Dans l’intervalle, sur une étendue de je ne sais combien de kilomètres carrés, tout brûle ! Une vapeur ardente flotte sur cette cuve qu’attisent encore, par bouffées véhémentes, les derniers souffles du typhon qui expire. De temps en temps, une détonation, une flamme immense qui monte au ciel : c’est un gazomètre qui saute, un dépôt de produits chimiques qui vient d’être touché. Et tout le temps, ce brasillement ininterrompu, pareil à l’innombrable conversation d’une foule, ce bruit de feu que nous connaissons tous quand nous allumons dans notre cheminée un tas de bûches et de fagots secs, l’innombrable travail du feu appliqué avec une allégresse et une énergie épouvantables à son œuvre dévorante. Rien ne lui échappera cette nuit… »

À ce spectacle poignant, d’autres spectacles plus émouvants s’ajoutèrent : ceux de toutes les misères provoquées par la catastrophe, des blessés que l’on essayait d’évacuer, des égarés, des désespérés, des demi-fous : de tous ces pauvres gens chassés, — et dans quelles conditions ! — de leurs demeures.

Oui, une fois de plus, le Japon justifiait son surnom fatidique. S’il est le pays chéri des dieux, le pays des délices printanières, le pays des plus exquises poésies, il est, hélas ! en même temps, le Tensaï-Kokou, le pays des cataclysmes. Dans la première semaine de mars 1927, c’était au tour de la province de Tango d’être éprouvée plus particulièrement. Un communiqué du Ministère de l’Intérieur indiquait, par suite de ce tremblement de terre, 2 300 tués et 3 500 blessés. Quant aux dégâts, ils se chiffraient ainsi : 3 606 maisons détruites et 1 657 endommagées par le séisme.

Mais que sont ces chiffres à côté des statistiques de 1923 ! À Tokio, près de la moitié de la ville avait été rasée : 200 000 maisons n’existaient plus après les journées de septembre. 1 500 000 individus s’étaient trouvés subitement sans abri ; on avait ramassé 65 000 cadavres. Le nombre de ceux qui avaient disparu dans la fournaise et qui s’éteint noyés, était évalué à 40 000. À Yokohama, le sinistre avait dépassé en amplitude les ruines de la capitale. En comptant les victimes des localités environnantes, c’est encore 75 000 victimes qui s’ajoutaient à l’effroyable holocauste.

Or, à l’étranger, on se demanda un instant, devant l’ampleur des pertes, si les deux villes seraient restaurées ou bien si l’on choisirait un autre emplacement pour Tokio. C’était mal connaître le farouche attachement des Japonais à leurs cités. Quinze jours à peine après ces malheurs, le communiqué suivant était envoyé à toutes les ambassades et légations de l’Empire du Soleil Levant pour que fut connu en tous pays la volonté expresse du Mikado :

« Le 12 septembre, l’Empereur a promulgué une proclamation dans laquelle il condamne les actes égoïstes et fait appel à la collabortion du peuple tout entier pour porter secours aux sinistrés. La proclamation dit que Tokio ne perdra pas sa situation de capitale, qu’il faut — au contraire — faire effort pour la développer. Elle annonce qu’un organe spécial sera créé pour hâter la reconstruction.

« Le Gouvernement a décrété la suspension des droits de douane sur l’importation des matériaux de construction. »

Les pertes subies étaient estimées, en chiffres ronds, à six milliards de yens (73 milliards de francs aux taux de 12 fr. 30 le yen). Coup dur, sans doute, mais non irréparable. En effet, le Japon, ayant des finances parfaitement saines, ponvait obtenir les crédits dont il avait besoin, crédits intérieurs ou extérieurs. Sa dette nationale ne représentait que 390 millions de livres, soit environ, 7 livres par tête d’habitant, alors qu’en Italie cette dette est de 100 livres, en Angleterre de 163, en France de 200 livres par habitant. L’encaisse métallique du Japon couvrait la circulation dans la proportion de 85 %. Par conséquent, le gouvernement nippon était parfaitement en mesure de faire face à toutes les éventualités.

Le peuple entier avait foi dans une prompte rénovation. Il semblait qu’il n’y avait qu’à se mettre à l’ouvrage pour l’exécution de grandioses projets visant à l’extension et à l’embellissement des villes sinistrées. Cependant, — ainsi qu’il advint pour nos propres régions dévastées par la guerre — une fois les premiers travaux de déblaiement exécutés, on n’obtint pas l’accord parfait des initiatives gouvernementales et des initiatives privées sur le programme de reconstruction. Les controverses entre les grands bâtisseurs, les rivalités entre spéculateurs, les luttes de parti intervinrent alors et ralentirent la renaissance de Tokio et de Yokohama. Les uns accusaient le gouvernement d’avoir des conceptions trop étriquées, les autres de gaspiller les fonds publics inutilement. Le Parlement hésitait et cherchait des transactions visant à satisfaire à la fois les bâtisseurs et les sinistrés, les municipalités et les contribuables.

Comment éviter ces luttes ? Elles étaient fatales après un cataclysme aussi pénible pour les nerfs de la population que pour les finances particulières et publiques. Malgré ces querelles et ces atermoiements, il importe de voir l’ensemble des réformes réalisées et les résultats obtenus après cinq ans seulement de labeur. Si tout n’a pas marché d’une manière aussi parfaite que le souhaitaient, au début, les reconstructeurs à l’ardente imagination, ce qui a été accompli fait encore le plus grand honneur à l’énergie japonaise. Peu à peu, les passions se sont calmées, l’esprit de coopération s’est affirmé, la nécessité de ne pas se laisser dépasser par le voisin a invité les grandes municipalités à déployer une activité plus intense.

Tokio et Yokohama ont compris que tout retard dans leur construction favoriserait l’épanouissement des villes rivales, et elles ont réglé leur association d’une manière de plus en plus étroite.

Une des questions les plus délicates que le gouvernement japonais eut à trancher tout d’abord vis-à-vis des firmes, sociétés et habitants des deux villes si éprouvées, fut celle des devoirs incombant aux compagnies d’assurances. Ces sociétés pouvaient, légalement sans doute, invoquer le cas de force majeure, les incendies ayant été provoqués par les tremblements de terre qui sont catalogués parmi les cas où elles sont déliées de toute obligation. De plus, les compagnies occidentales ou américaines de contre-assurance invoquaient également cette raison juridique pour ne pas payer.

Des polémiques passionnées furent engagées, au Japon, sur les devoirs des compagnies d’assurances, surtout de celles qui, n’étant pas établies dans les districts éprouvés, pouvaient équitablement fournir une aide aux porteurs de polices. Le gouvernement finit par trouver un système qui rallia l’adhésion des compagnies d’assurances. En premier lieu, l’indemnité versée aux sinistrés devait l’être à titre gracieux, mimaïkin, afin que ne fut pas créé un précédent illégal. Ensuite, le total des remboursements, fixé à 10 % des valeurs assurées, devait être couvert à raison de 2 % par les Compagnies et de 8% par le gouvernement lui-même qui se chargeait d’avancer cette partie des fonds par un prêt à long terme et à très bas intérêt (2,5 %).

Les Compagnies d’assurances ont, de la sorte, versé, pour leur part, au public, 200 millions de yens (deux milliards 460 millions de francs), mais il est bien évident qu’elles ont sagement agi. Si elles n’avaient pas consenti ce sacrifice, leur clientèle les aurait abandonnées et se serait adressée dans l’avenir à de nouvelles sociétés.

Les reconstructeurs réconfortés par ces gestes généreux et soutenus par l’espérance de jours meilleurs, Tokio et Yokohama se transformèrent en d’immenses chantiers. Les deux villes n’en devaient plus former qu’une seule. Deux projets essentiels guidaient les ingénieurs dans leur besogne : l’un comprenait le creusement d’un canal et l’autre l’établissement d’un grand boulevard d’une longueur de trente kilomètres environ pour mieux relier la capitale au port. Ce boulevard se compose d’une large chaussée pour les véhicules et de deux larges trottoirs ombragés de pins. Il est divisé en six sections ornées chacune d’un square. On a ménagé à mi-chemin, au village de Kawasaki, un immense parc doté d’un lac qu’alimentent les eaux du canal. Cet ensemble forme le port de Yokohama-Tokio, qui deviendra une zone franche où les matières destinées à être réexportées, après avoir été manufacturées, ne paieront aucun droit. Le Japon tient à disposer, en face des États-Unis, d’une base puissante d’expansion commerciale. C’est pourquoi il ne néglige aucun moyen de perfectionner les facilités de transport de cette colossale agglomération Tokio-Yokohama.

Sept cents millions de yens (8 milliards 610 millions de francs) ont été prévus pour ces travaux activant les communications ainsi que pour la réédification même de la capitale et le développement de ses divers services municipaux.

Les rues ont été modernisées. Le réseau comprend désormais cinquante-trois artères d’une largeur supérieure à 22 mètres totalisant 119 kilomètres et cent vingt et une artères de 11 à 22 mètres d’une longueur additionnée de 139 kilomètres. À Tokio, existent 486 ponts nouveaux ou rétablis et, à Yokohama, 126. Six de ces ponts permettent de dégager le trafic par dessus la rivière Sumida. D’autre part, tous les canaux ont été approfondis et agrandis. Quant aux parcs, on en compte trois principaux d’une superficie totale de 68 000 tsubo (204 000 mètres carrés) et cinquante-deux, plus modestes, couvrant 47 000 tsubo (141 000 mètres carrés). Le plus important est celui qui s’étend au nord de la Sumida avec ses 39 000 tsubo (177 000 mètres carrés). Si la terre gronde, c’est là que doit chercher refuge la population. À Yokohama, voici, pareillement aménagés, aujourd’hui, trois parcs dont l’ensemble est de 51 000 tsubo (153 000 mètres carrés). On y trouve maints abris bétonnés et camouflés avec art par la verdure. Yokohama s’est renforcée par l’adjonction d’une vingtaine de villages ou communes des environs.

Tokio a, aussi, beaucoup gagné en étendue. En 1925, sa superficie atteignait seulement trente milles carrés. Elle a été portée à 200 milles carrés en incorporant 84 villages de la banlieue. Toutefois, la population (1 995 303 âmes) est à peu près la même qu’en 1923. Cela s’explique par le terrible déchet qu’a causé le cataclysme. N’a-t-il pas fallu combler les vides avant de reprendre la marche ascendante ?

Où l’on a réalisé des progrès très sensibles, c’est dans le système des transports en commun : tramways et, surtout, autobus. Alors qu’en 1922 le chiffre des voyageurs ne dépassait pas 124 millions, les tableaux de 1925 indiquent 500 millions de personnes ayant usé de ces moyens pratiques de locomotion.

Les gens de Tokio ont encore à leur disposition un chemin de fer aérien, et, bientôt, les principales voies ferrées qui desservent la banlieue seront électrifiées. En outre, les travaux d’un futur métropolitain sont commencés.

L’esthétique de la capitale s’est, forcément, beaucoup modifiée. À l’intérieur, il est vrai, les maisons particulières sont demeurées purement japonaises. C’est toujours la même exquise pureté des lignes dans les appartements dont le toko-noma constitue l’ornement principal ; la même netteté de décor ; les fins tatamis recouvrant l’aire des pièces ; les mêmes cloisons ou shodjis séparant, symétriquement, la multiplicité des chambres. Le goût classique persiste. Mais l’électricité a recruté de nombreux abonnés dans les quartiers naguère les plus pauvres[1]. L’eau et le gaz sont aussi amenés plus aisément à domicile par les services publics. La voirie est beaucoup plus soignée. La rue a perdu, du même coup, quelques-uns de ses types pittoresques… On ne voit plus guère les vidangeurs portant, en longues séries, des seaux d’où se dégageaient des odeurs nauséabondes. Les chiffonniers n’opèrent plus individuellement. Les porteurs d’eau ont disparu partout où les canalisations prodiguent l’eau à volonté. Tokio est balayée, nettoyée, dégagée de ses poubelles et de ses impuretés, comme Paris, durant la nuit.

Ce qui change l’aspect de la grande ville nipponne, c’est son architecture générale. L’influence occidentale s’y exprime à chaque pas et, aussi, l’influence américaine. Pour toutes les constructions d’importance, le ciment armé a remplacé les armatures de bois. Les Japonais ont envoyé des étudiants suivre les cours des écoles des Beaux-Arts en France, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis ou en Russie. Ceux-ci ont rapporté des notions qu’ils ont cherché à adapter au style national ou qu’ils se sont efforcés d’imposer dans toute leur originalité. Ainsi, l’on peut voir à Tokio toute une série de monuments publics et d’édifices copiant la Renaissance française ou italienne, d’autres encore copiant le dix-huitième siècle anglais. Il y en a qui ne seraient pas déplacés à New-York, car ce sont des skyscrapers réduits. Quelques-uns procèdent de « l’expressionnisme » germanique et du « colossal » ou, encore, du genre viennois. Bref, l’on trouve de tout, même des palais qui n’ont aucun style caractérisé, qui sont simplement « européens », et dont la moderne banalité serait acceptée dans n’importe quelle ville d’Occident.

Les architectes japonais ont été plus heureux lorsqu’ils ont tout bonnement emprunté à l’Europe ou à l’Amérique des procédés de construction plus vigoureux, ou bien quand ils ont appris à user de matériaux plus puissants mais en conservant, dans leurs œuvres, des lignes extrême-orientales. On découvre, mariant, de la sorte, l’utile à l’agréable, des maisons aux structures solides, mais d’un aspect très japonais. De même, le grand théâtre du Kabouki (le théâ- tre où l’on joue le drame populaire), a été érigé avec de la pierre et du ciment. L’intérieur comprend une machinerie aussi perfectionnée que celle d’un théâtre parisien. Toutefois, les toits incurvés, la façade, l’élégance générale sont proprement nippons. Des temples, tel celui de l’Empereur, Meiji — sont assis sur des fondations et sont étoffés d’une matière beaucoup plus résistante que les anciens temples, sans que leur dessin puisse en rien choquer les traditionnalistes fervents.

Les grands magasins Mitsukoshi, qui correspondent au Louvre ou au Printemps de Paris, avaient été en grande partie détruits. Ils représentent toujours, à présent qu’ils ont été restaurés, un mélange d’occidentalisme, d’américanisme et d’orientalisme. Avec leurs quatre mille employés, ils ont repris leur pleine activité. De même, les grandes affaires de tout ordre : Société Matsui, compagnies de navigation, sociétés métallurgiques, sociétés de tissages, agricoles, séricicoles, établissements bancaires, etc… À Tokio et dans la banlieue immédiate, la métallurgie et les industries chimiques, par exemple, disposent à elles seules de 10 055 fabriques et occupent 114 850 personnes des deux sexes. Le textile travaille aussi avec une rare intensité. La capitale efface le souvenir de ses malheurs par une politique acharnée de production.

Il y aurait, dans l’ordre municipal, bien des innovations encore à signaler la réfection des écoles populaires, l’impulsion donnée aux œuvres d’assistance publique, la création d’asiles de nuit, de refuges pour les aliénés et pour les incurables ; enfin, la suppression projetée du Yoshiwara, la « Cité sans nuit », la ville des plaisirs évoquée par tant de romanciers ou de moralistes, et la réforme des règlements sur la prostitution. Mais cela nous entraînerait trop loin : il nous suffit, pour l’instant, de noter les radicales transformations de Tokio.

D’autres cités, moins touchées que la capitale par l’adversité, et subissant l’émulation économique, sont animées d’une ardeur pareille dans la lutte pour la vie et dans l’effort de modernisation. Telles sont Kobé et Osaka que l’on est en train de réorganiser entièrement et d’équiper de la façon la plus moderne. Osaka commande le delta du Yodo, le fleuve qui répand ses bienfaits dans la fertile plaine de Settsu. C’est le Manchester du Japon, flanqué à distance égale de Kobé et de Kyoto, l’ancienne capitale. On aura une idée de la puissance des échanges d’Osaka en apprenant que le total des marchandises importées en 1924 a atteint le chiffre de 11 317 281 tonnes (soit une valeur de 2 685 923 yens ou plus de 35 miliards de francs) tandis que les exportations se sont chiffrées par 7 937 798 tonnes (d’une valeur égalant 3 340 419 897 yens, c’est-à-dire plus de 41 milliards de francs). La population est un peu plus dense que celle de Tokio. Elle dépasse deux millions d’âmes. Son budget normal s’élève aujourd’hui (dépenses normales) à 255 millions de yens (plus de 3 milliards). D’immenses travaux pour l’agrandissement du port ont été entrepris et, aussi, pour la circulation à travers le plus grand Osaka. Kobé-Osaka forment, face à la Chine, une agelomération commerciale et industrielle qui fait pendant à l’agglomération Tokio-Yokohama face aux États-Unis.

Kobé n’est qu’à une demi-heure de chemin de fer d’Osaka. C’est un centre d’importation remarquable qui complète l’activité d’Osaka, réservée plutôt à l’exportation. Comme à Osaka, c’est à coups de millions que l’on perfectionne le port et la cité. Ainsi, pour l’élargissement du port, on a déjà prévu 62 millions de yens (près de 400 millions de francs). L’État a pris à sa charge la moitié des frais et la ville l’autre moitié. Afin de mieux démontrer l’ampleur du projet, disons que la digue brise-lames qui, précédemment, n’avait qu’une longueur de 3 kilomètres, en mesurera sept une fois terminée. La surface du port, qui est, actuellement, de 10 millions de mètres carrés, atteindra 17 millions de mètres carrés. Il possédait trois jetées où douze paquebots du plus fort tonnage pouvaient accoster. Quatre nouvelles jetées permettront de porter à 28 le nombre des navires de haut bord qui auront la facilité de s’arrimer. Tout cela sera terminé en 1933.

C’est ainsi que, grâce à la double impulsion donnée à Kobé et à Osaka, le Japon poussera hardiment ses affaires en Extrême-Orient et rayonnera avec plus d’intensité, au moment où les luttes commerciales prennent dans le Pacifique une formidable ampleur.

Pour compléter ce système d’expansion maritime, il a été décidé de faire aussi, de Nagoya, l’un des grands ports du pays. Nagoya, à mi-chemin entre Yokohama et Kobé, est devenue la quatrième ville de l’Empire mikadonal. En vingt ans, sa population a quintuplé et comprend, aujourd’hui, 760 000 habitants. C’est assez souligner que le tremblement de terre de 1891 n’a pas amoindri sa vitalité. Nagoya est le débouché naturel d’une plaine dont la richesse en riz est proverbiale. Toute la province qui l’entoure cultive le ver à soie. Les fabriques de ciment, de porcelaine, d’horlogerie ; les usines où l’on construit des appareils d’aviation et des moteurs ; les fabriques de wagons et de cars électriques donnent, à la cité du golfe d’Owari, un cachet industriel remarquable. Mais son port, qui est en eaux peu profondes, ne suffit plus. On va le rendre plus accessible, créer des embarcadères, l’outiller pour qu’il soit en mesure de recevoir des bâtiments de 5 000 tonnes et de se spécialiser dans le transport de certaines marchandises. Nagoya participera mieux ainsi à l’œeuvre de rayonnement national à laquelle se sont attachés les dirigeants du Japon.

Ceux-ci ont encore montré leur prévoyance en installant une autre solide başe commerciale vis-à-vis de la Corée. Tokio-Yokohama tourne, nous l’avons dit, sa face double vers l’Amérique, et Kobé-Osaka dirige ses volontés vers la Chine. Fukuoka-Hakata vise la presqu’île Coréenne. Fukuoka, aujourd’hui chef-lieu de préfecture du département de même nom, est l’ancienne ville seigneuriale avec un magnifique promontoire. Mais c’est Hakata qui fait l’objet de tous les soins des bâtisseurs nippons ; Hakata, qui est la cité industrielle réputée pour ses fabriques de soie et pour ses faïences ; Hakata qui, par ses lignes de navigation, se relie à Nagasaki vers le Sud, et à Shimonoseki et Osaka au nord-est[2]. Il est apparu aux Japonais que le trafic immédiat vers la Corée et la Mandchourie pouvait être largement augmenté si le port était mis en état de recevoir des cargos d’assez fort tonnage et si les bateaux de passagers et de marchandises étaient multipliés en direction de la Corée. Fukuoka-Hakata prospère de jour en jour, et cette prospérité ne fait que commencer.

Selon des plans méthodiques et quelles que soient les entraves de la politique, les difficultés financières, les mauvais coups du sort, la nation japonaise s’acharne à fortifier toutes ses positions en Asie. Les catastrophes subies dans le récent passé ont temporairement ralenti son élan. Elles ne l’ont pas brisé. La crainte des désastres futurs ne l’empêche pas davantage de poursuivre ses dessins. Le vieux pays de Yamato croit à son éternité. Si grièvement qu’il puisse être touché dans sa chair ou dans son sol, il ne renoncera ni aux luttes contre les éléments déchaînés ni au progrès, récompense de ces luttes.

— Le Japon peut être blessé, me disait, un jour, un ami de Tokio ; il ne saurait mourir de ses blessures, puisqu’il est d’essence immortelle.

Pour se convaincre de la sincérité de ce sentiment, il n’y a qu’à constater ce qu’ont réalisé les habitants de Tokio, de Yokohama et, d’ailleurs, après des cataclysmes répétés. Une statue doit symboliser à merveille, dans la capitale reconstruite, cette conviction profonde des Japonais dans leur haute destinée. Ils projettent d’incruster les cendres de 30 000 morts de la catastrophe de 1923, dans un formidable Bouddha de cent pieds de haut qui serait, à la fois, un hommage aux victimes et un signe de leur résurrection. Ils veulent diviniser ceux qui ont péri pour marquer leur confiance dans la continuité de l’Idéal qui soutient les générations successives : la grandeur japonaise.

Le Bouddha monstre qui s’élèvera dans le Hifukusho enseignera aux passants, en même temps que la sérénité à travers les épreuves les plus cruelles, la nécessité du sacrifice et la permanence de la foi dans l’avenir du pays.

  1. Le Japon arrive immédiatement après les États-Unis et avant l’Allemagne pour l’usage de l’éclairage électrique. On compte 23 millions de maisons qui reçoivent ainsi la lumière, Tokio et Osaka tiennent naturellement la tête, pour le nombre des abonnés.
  2. À la différence du tunnel sous la Manche dont on parle toujours et qu’on ne construit jamais, on va commercer la construction de celui qui doit relier l’île de Hondo (l’île principale du Japon) aux îles de Kyû-shû. Entre Moji (Kyû-shû) et Shimonoseki (Hondo), le détroit n’a guère qu’un mille et demi de large et 50 pieds de profondeur d’eau environ. Le coût total de l’opération est estimé à 30 millions de yen ; elle durera cinq ans ; mais on espère avoir terminé les opérations de forage avant la fin de l’année fiscale 1927-1928. La réalisation de cet important travail évitera les frais de transbordement toujours onéreux et redonnera un peu de vie à la grande Île du Kyû-shû.