V

LE MODERNISME INTELLECTUEL,
RELIGIEUX ET SPORTIF


Le Japon tout entier est enflammé du désir de savoir. Il y a très peu d’illettrés. Le respect de l’intelligence se retrouve dans toutes les classes de la société. Une longue tradition a aiguisé chez ce peuple artiste et sensible une intense curiosité intellectuelle. C’est pourquoi ses dirigeants sont obligés de lui donner satisfaction dans la mesure du possible — c’est-à-dire dans la mesure où le permet l’équilibre du budget — et de multiplier les écoles à tous les degrés. Chaque année, c’est un concert de récriminations parce que les crédits destinés à l’instruction publique ne paraissent jamais suffisants. D’autre part, les âpres discussions auxquelles donnent lieu les programmes d’enseignement dénotent l’intérêt que chacun porte aux questions de pédagogie nationale.

Le rescrit impérial de 1872, après la Restauration, s’était fortement inspiré de l’exemple français en matière d’éducation. Une profonde réforme fut entreprise, en 1916, pour moderniser toutes les institutions universitaires. On vit actuellement sur cette réforme, complétée par les lois de 1919 qui l’ont encore élargie et assouplie aux nécessités de l’existence d’après-guerre.

L’école primaire est fréquentée par 98 % des garçons et par 99 % des filles qui, légalement, doivent y être inscrits. C’est assez dire que les déserteurs sont rares… On compte 25 000 de ces écoles au Japon, avec une dizaine de millions d’enfants comme élèves. Dans les écoles moyennes, on en trouve 230 000. Sur ce chiffre, environ cent mille sont admis à passer dans les écoles secondaires, correspondant à nos lycées et collèges. De là, ils sont dirigés, après de sévères épreuves, sur les instituts techniques, les grandes écoles, les universités qui reçoivent une trentaine de mille des meilleurs sujets. Plus on approche de l’enseignement supérieur, plus la sélection est rigoureuse. Dans les établissements d’enseignement secondaire, les élèves demeurent pendant sept ans pour préparer les examens de sortie ou pour atteindre l’enseignement supérieur.

Cinq universités impériales accueillent les étudiants reconnus les plus instruits : les Universités de Tokio et de Kyoto, celle de Tohoku à Sendaï, l’Université de Kyu-Shu à Fukuoka, l’Université de Sapporo dans le Hokkaïdo. Ces universités, comme les nôtres, possèdent des chaires spéciales ou bien sont réputées pour tel enseignement particulier, adapté aux besoins de la province où elles sont situées. Dix-neuf universités libres, organisées sur le modèle des Universités d’État, sont autorisées à décerner des diplômes, tout aussi recherchés que ceux des universités précitées. Les plus célèbres sont l’Université de Waseda (fondée par le Comte Okuma) où les sciences sociales tiennent une large place ; le Keio Gijiku, dont le fondateur fut le célèbre Fukuzawa ; le Meiji Gaku-in ; l’université de Ryukoku et Otani à Kyoto pour les études bouddhiques ; celle de Kansaï, à Osaka, pour le droit commercial… Il est impossible de consacrer à chacune d’elles une description complète.

En 1926, a été ouverte l’Université Impériale de Séoul, afin d’attirer les étudiants coréens. Deux écoles, l’une pour le droit et les lettres, l’autre pour la médecine, ainsi qu’un collège d’ingénieurs ont été créés à Port-Arthur. L’année précédente, c’est l’Université de Médecine de Moukden qui avait été inaugurée.

Le Japon, en ces derniers temps, s’est beaucoup préoccupé de l’enseignement technique et professionnel. Il apporte tous ses soins à la formation de jeunes équipes compétentes. Déjà vingt écoles gouvernementales de ce genre ont été ouvertes dans les principaux centres de l’Empire : écoles de commerce, de chimie et de pharmacie, d’électricité, d’agriculture, de sériciculture, d’horticulture ; écoles forestières, écoles de pêcheries, etc… Comment dénombrer encore les instituts officiels ou privés pour la musique, les Beaux-Arts anciens et modernes, les langues étrangères, les sciences appliquées ? Comment vous entraîner dans une visite détaillée des écoles normales pour instituteurs et institutrices, des écoles militaires et navales ? Impossible de nous sent l’ardent désir de rayonnement spirituel qu’ont les jeunes Japonais. Mentionnons seulement en passant, une école de journalisme, la « Nihon Shimbun Gakuin », qui a commencé ses cours au printemps 1927 sous la présidence de M. Shizuo Nagao.

Il n’est guère de branche dans l’enseignement qui ne soit représentée dams la capitale ou dans les principales villes de l’Empire. Les savants professeurs, les chercheurs, les hommes d’avant-garde ne feront jamais défaut au Japon. À peine apprennent-ils qu’en Europe ou en Amérique de nouvelles découvertes ont eu lieu ou que de nouvelles expériences pédagogiques sont tentées, qu’ils envoient des missions, se renseignent, se documentent, et tachent, à leur tour, d’en tirer profit, sans préjudice des initiatives qu’ils peuvent prendre pour leur propre compte.

J’ai entendu un critique soutenir cette thèse que l’école primaire au Japon était trop traditionnaliste, qu’elle ne sacrifiait pas assez à l’esprit du jour, tandis que le haut enseignement était au contraire trop révolutionnaire. De là, un déséquilibre entre la jeunesse qui, ne poursuivant pas d’études secondaires et supérieures, demeure imbue des idées du passé, et la jeunesse admise dans les universités qui dépasse trop vite les leçons ancestrales et qui court vers les nouveautés occidentales pour se parer d’un modernisme excessif.

Je ne saurais mesurer exactement la valeur de cette remarque. Un fait certain est que les étudiants japonais ont un goût très vif de tout ce qui est étranger. Ils sont extraordinairement attirés par les doctrines exotiques et par toutes les modes du dehors. Ils se grisent avec facilité de tous les alcools intellectuels. Il faut bien que jeunesse se passe ! Dès qu’ils goûtent à la liberté, ils rêvent de toutes les émancipations, et, parfois, ils ne choisissent pas très sûrement leurs modèles. En d’autres occasions, ils digèrent mal ce qu’ils ont appris pêle-mêle, et ils aboutissent à de criantes contradictions. Mais ce bel enthousiasme est-il spécial aux Japonais ? Ce qui fait paraître le leur plus violent et plus pittoresque, c’est qu’il est le symbole des enchevêtrements d’une double civilisation.

L’époque actuelle est une époque de pleine transformation. Comment ces jeunes gens ne donneraient-ils point des inquiétudes à leurs maîtres ? Certains d’entre eux vont souvent d’un seul élan aux idées les plus avancées. Ils prennent fait et cause pour les théoriciens qui leur versent des rêves utopiques.

Il semble, néanmoins, que l’élite de la jeunesse japonaise, prise dans son ensemble, soit tantôt plus idéaliste, tantôt plus réaliste que les générations précédentes. Elle n’a pas le même respect de l’ordre établi, elle est plus jalouse de son indépendance, elle pousse plus loin ses espoirs, mais elle s’arme mieux pour les luttes de la vie, car elle traverse une période de l’histoire où s’impose plus que jamais, aussi, la nécessité de profiter de toutes les inventions morales et matérielles pour réussir. Elle est empreinte de pragmatisme et de radicalisme, au sens français du mot. Elle est sportive, mais elle n’aime pas le militarisme. Elle a le sentiment de la coopération, et elle affirme des goûts sociaux, mais elle ne se soumet qu’avec peine à la discipline de la caserne. Lorsqu’a été établi, en 1925, le projet d’entraînement militaire obligatoire pour les jeunes gens des écoles secondaires et des universités, destinés à devenir des officiers de réserve, il s’est élevé dans leurs rangs de nombreuses protestations. L’application de ce régime, malgré le bénéfice d’une réduction du temps sous les drapeaux, a suscité maintes difficultés. Les autorités du pays se montrèrent fort embarrassées, à un moment donné, en raison de l’opposition d’une notable partie de la jeunesse à ces lois militaires. À l’université de Waseda, les étudiants conspuèrent les professeurs qui s’évertuaient à leur expliquer, au cours d’une conférence, le mécanisme et les avantages du système. Ils déclarèrent, à leur tour, que l’on voulait caporaliser le Japon, et qu’ils s’y refusaient.

Ces incidents et bien d’autres démontrent que la jeunesse universitaire entend tout discuter, et que, dès l’instant qu’on lui fait une proposition, elle la passe au crible de son esprit critique, ou laisse aisément parler ses passions sur le thème offert à son imagination. Il lui arrive encore de déclencher des grèves et même d’aller aux projets extrêmistes. Des jeunes gens de bonne famille ne se sont-ils pas enrôlés sous la bannière de Moscou ? Un procès récent, qui a fait beaucoup de bruit a amené sur les bancs des accusés trente-huit étudiants de l’Université de Kyoto, fondateurs d’un club révolutionnaire et propagandistes d’une doctrine contraire à la sûreté de l’État. Parmi eux se trouvait le jeune baron Eiichi Ishida, qui fut inculpé de crime de lèse-majesté.

Comment n’y aurait-il pas de semblables entraînements quand on connaît la fièvre de lecture qui s’empare des étudiants et la fougue qu’ils apportent dans leurs recherches dès qu’il leur est permis de se lancer dans le vaste champ des connaissances humaines ? M. Hiroshi Kikuchi nous a donné, à cet égard, un aperçu instructif dans le Chuokoron (La Revue Centrale) sur le mouvement intellectuel de son pays et sur les influences étrangères au Japon.

« Le Japon, nous dit-il, depuis l’Ère de Taisho, a positivement dévoré les œuvres de l’esprit qui ont été importées chez lui. C’est un grand creuset littéraire, de même que les États-Unis sont un vaste laboratoire où fusionnent les races. C’est peut-être la seule nation au monde qui ait réussi à digérer à la fois la littérature russe, les littératures scandinaves et anglo-saxonnes, la littérature française. Il n’existe pas d’endroit sur la terre où des hordes (sic) de jeunes gens sont pareillement épris de littérature. D’après Gordon Craig, le Japon arrive le second, sur huit grandes nations, pour les traductions et les adaptations de livres étrangers. Je serais surpris qu’il n’occupât pas la première ou la deuxième place pour la rapidité avec laquelle il traduit les œuvres nouvelles. Ces traductions ont même souvent été opérées sans l’autorisation des écrivains étrangers, ce qui a donné lieu à des procès au sujet des droits d’auteur. Bien que je n’aie pas de statistiques précises, je peux avancer que notre zèle ne craint pas un zèle rival dans cet ordre de l’activité intellectuelle. »

Le théâtre, comme la littérature, a forcément aidé à la diffusion des idées nouvelles et a beaucoup emprunté à l’Occident. Un groupe de novateurs, pour réagir contre l’inspiration et la forme des vieux drames, a fondé — en opposition au Kabouki — une association qui, depuis 1924, donne des pièces modernes et ultra-modernes : ce sont les membres du Petit Théâtre Tsukiji et leurs émules. Ils repoussent toute scène conventionnelle, tout ce qui ne se rapporte pas à l’âge présent, tout ce qui n’est pas une interprétation fidèle à la vie. Ils ont fort à faire, car le Kabouki, ou théâtre populaire, conserve une immense quantité de fidèles. D’ailleurs, plusieurs écoles se disputent au sein même du Kabouki, — écoles d’auteurs et d’acteurs — qui prétendent, chacune à sa manière, renouveler le genre.

Sans entrer dans ces querelles, assez assimilables à celles des Anciens et de Modernes, disons que le Tsukiji a offert, cette année, aux Japonais épris de modernisme — outre une interprétation du Marchand de Venise — le Jeu de l’Amour et de la Mort, de Romain Rolland, la Mort de Tintagile, de Maeterlinck, et aussi Les Aveugles, la Jeanne d’Arc de Bernard Shaw ; enfin, une pièce japonaise, Enno Gyoja, écrite par l’un des premiers animateurs du théâtre nouveau, le professeur Tsubouchi. C’est ce dramaturge qui, voici vingt ans déjà, fonda, avec Sawada Shojiro, un de se sélèves devenu acteur, le Bungei Kyokai, une sorte de théâtre libre où il travailla à la manière d’Antoine. Notre intention n’est pas d’approfondir cette question du théâtre japonais qui excite l’intérêt de tant de gens, qui met aux prises tant d’écrivains, de critiques ou d’amateurs. Elle est simplement de signaler la renaissance dramatique esquissée par les écoles les plus osées.

Pour le cinéma, ç’a été un véritable engouement. Le premier film fut introduit au Japon en 1896 par le président de la Chambre de Commerce d’Osaka, M. K. Inabata. Aujourd’hui, cinq grandes compagnies cinématographiques produisent des films originaux. Les cinéastes nippons exercent à l’envi leur verve ou leur imagination. Ils ont, pour interpréter leur scenarii, des artistes de grande classe et d’une rare virtuosité. Le Japon, pays des nobles attitudes et qui a un humour très particulier, devait naturellement fournir à l’écran des productions d’une haute tenue ou d’un comique spécial. Là aussi on retrouve des écoles qui tiennent, les unes pour les tragédies à sabre, les autres pour les histoires d’amour d’un romantisme plus actuel. C’est ainsi que l’on peut applaudir tour à tour, si l’on assiste à une représentation cinématographique, un farouche drame de samuraï, les élans passionnés d’une Dame aux Camélias nippone, et les facéties d’un Charlot japonais exécutant mille tours impayables.

Les sociétés cinématographiques présentent de nombreux films étrangers : américains, français, allemands, italiens. Parmi ceux qui ont été importés de chez nous, il y a Les Misérables, Salambo, Les Marchands de Plaisir, Le Miracle des Loups. D’après les statistiques officielles, 60 000 cinémas distribuent des émotions variées aux Japonais. À Tokio on prétend que plus de la moitié de la population passe chaque semaine par les salles où sont déroulés les films à la mode.

C’est grâce à la presse encore que l’esprit moderne se répand et exalte les jeunes énergies. Les journaux japonais et les périodiques qui sont imprimés au Pays du Soleil Levant dépassent le chiffre de 3 500 et il pousse des feuilles encrées en toute saison. La presse de la capitale et celle d’Osaka sont particulièrement puissantes. Elles sont dotées de la plupart des perfectionnements européens ou américains au point de vue matériel. Nos confrères nippons sont alertes, mordants, spirituels. Ils publient aussi des caricatures excellentes. Ils sont redoutés plus qu’ils ne sont aimés. Aussi bien, ils partagent ce destin avec les journalistes des autres pays. Il est inutile d’expliquer que l’extension du suffrage universel provoque en ce moment même une extension de la presse, surtout de la presse locale, et que la politique, en se généralisant, offre aux Japonais des occasions multiples d’exercer leurs talents de polémistes.

Une demi-douzaine de journaux de langue anglaise paraissent au Japon le Japan Advertiser et le Japan Mail à Tokio, le Japan Chronicle et le Kobe Herald à Kobé, la Japan Gazette à Yokohama. Ces journaux jouent un rôle d’intermédiaire très utile entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Il est seulement regrettable que la France n’ait pas un organe du même genre pour aider à son rayonnement et pour mieux exposer ses desseins dans le monde asiatique.

Six agences principales d’information aident à la diffusion des nouvelles générales et tiennent le public japonais au courant des grands événements internationaux.

Mais ce qui provoque un enthousiasme presque aussi vif que le cinéma au Japon, c’est la T.S.F. On installe partout des postes. Depuis 1926, les sans-filistes, constitués en association générale, voient leurs rangs s’accroître dans des proportions inouïes. Les postes commandés par Tokio ont déjà 264 000 abonnés ; ceux d’Osaka, 90 000 ; ceux de Nagoya, 51 000 ; de Dairen, 30 000. Trois quotidiens sont consacrés à la radiotélégraphie et à la radiotéléphonie, et une dizaine de revues sont également spécialisées dans les études de T.S.F. Les autorités japonaises favorisent de tout leur pouvoir la multiplication et le renforcement des postes. Bientôt, les sans-filistes de l’Empire prendront une part extrêmement active à toutes les conversations mondiales qui s’échangent dans l’éther. Entre un air de jazz, une proclamation bolchéviste, un chant hindou et un tam-tam africain, nous entendrons à Paris de gracieuses chansons de geishas et les musiques des restaurants à la mode de Tokio !

Dans les sports, les Japonais ont tenu à montrer qu’ils ne redoutaient pas d’entrer en compétition avec les Occidentaux. Ils apparaissent régulièrement aux Jeux Olympiques. Sans délaisser pour cela les anciens exercices athlétiques, ils s’adonnent de préférence au tennis, au baseball, au golf, au rugby, et même au ski. L’un des plus ardents promoteurs des sports modernes est le prince Chichibu, qui est lui-même un alpiniste fervent. Les Japonais se sont classés parmi les meilleurs nageurs et les meilleurs coureurs à pied du monde. Aux Jeux Olympiques de Gothebourg, en 1926, une Japonaise, Mlle Kinue Hitomi, a remporté, pour sa part, de beaux succès dans les diverses épreuves féminines internationales. Aussi bien, pour renforcer cet esprit athlétique, des Jeux Olympiques d’Extrême-Orient ont été créés sur le modèle de ceux d’Occident.

Les journaux accordent une place prépondérante à toutes ces manifestations sportives qui passionnent la jeunesse. Depuis une quinzaine d’années, c’est un mouvement irrésistible qui transforme à la fois les muscles et l’état d’esprit des Japonais du vingtième siècle. Chaque année, une semaine, dite Semaine de l’Empereur Meiji, est réservée aux 118 championnats nationaux. Elle se termine dans le Stade Meiji, l’un des plus beaux du monde, le 3 novembre, anniversaire du premier des souverains modernes. On ne compte pas moins de 6 000 participants à ces épreuves, et dans les défilés d’ensemble où paraissent les associations sportives, il convient d’ajouter encore 25 000 personnes. C’est la fête athlétique la plus brillante de l’année.

Ne s’élève-t-il pas de protestations contre ces mœurs nouvelles, contre l’occidentalisme envahisseur, contre le matérialisme de l’époque ? Oui. Car au Japon, comme en d’autres pays, il y a des gens qui, sans cesse, regrettent le passé et se lamentent sur la corruption de leur temps ! Des réactions nationalistes s’opèrent contre l’esprit nouveau. Des ligues ont été fondées qui, sans être opposées à tout progrès, luttent pour sauvegarder le patrimoine moral du vieux Japon. Telle est l’Association pour la Culture Orientale qui compte maintenant cinq ans d’existence. Elle a été créée en 1923 avec le concours de parlementaires, d’universitaires et de lettrés. Son but est de maintenir les règles de pureté et de simplicité shintoïstes et de puiser aux sources de la morale confucéenne des inspirations conformes aux traditions nationales. Il faut bien dire que dans les années qui suivirent la guerre on assista, dans certains milieux, à une sorte de réveil en faveur des idées asiatiques : « Eh ! quoi — disaient les partisans de ce retour à l’orientalisme intégral — les événements qui se sont déroulés en Europe, les atrocités qu’on nous a révélées durant les hostilités, les batailles d’intérêts qui ont été livrées pendant les négociations de paix, les égoïsmes partout triomphants, tout cela ne prouve-t-il pas que l’Extrême-Orient est spirituellement supérieur aux autres nations du monde ? Pourquoi accepterions-nous des leçons, alors que nous sommes capables de nous diriger nous-mêmes et du moment que nos vieilles croyances nous offrent le moyen de rester plus généreux que les autres peuples ? Nous avons une civilisation qui surpasse celles de l’Occident et de l’Amérique. Ne nous laissons ni intimider, ni gouverner par des nations qui ne sont pas qualifiées pour une telle mission. »

Ainsi raisonnaient ceux qui entendaient résister aux influences du dehors et qui s’imaginaient que l’on pourrait barrer la route aux idées, aux curiosités, aux aspirations d’un autre ordre.

En réalité, le libéralisme n’a pas cessé de progresser au Japon et le gouvernement en est même arrivé à étudier un projet de loi sur la liberté religieuse, qui a fait couler quantité d’encre de Chine. Bien que la Constitution admette, en principe, la liberté des cultes, en fait, les religions étrangères sont simplement tolérées. Elles sont exercées sans que les groupements ou les associations qui les propagent aient une personnalité juridique ou des droits de propriété. Or, le Bureau des Cultes désirerait donner à toutes les dénominations chrétiennes (qui réunissent 100 000 fidèles) une existence légale. Il voudrait, surtout, réglementer les sectes bouddhiques et les soumettre à un statut moins vague que celui qui est en vigueur. De là, des protestations et du côté des sectes bouddhiques et du côté des religieux et pasteurs étrangers qui craignent que l’État ne s’immisce trop avant dans l’administration intérieure des sociétés, ne pèse sur leur direction et ne s’ingère dans l’exercice des cultes.

Le shintoïsme, qui est, avant tout, un culte national, une religion ancestrale, une éthique basée sur, la mythologie impériale, ne redoute pas ce genre de contrôle. Mais les sectes bouddhiques sont fort jalouses de leur indépendance. Il en existe six principales : les sectes de Tendaï, Shingon, Nichiren, Zen, Jodo et Shin. Elles ont donné naissance a bien d’autres sectes secondaires ou dissidentes. On peut dire pourtant que ces six sectes essentielles continuent à recruter de nombreux adeptes. Au moment de la Restauration, elles durent restituer un certain nombre de temples shintoïstes qu’elles avaient accaparés, ou bien laisser célébrer dans leurs temples le culte des « Kami » alternant avec leurs propres cérémonies.

Si le bouddhisme a, de la sorte, été obligé de faire la part des choses et de s’assouplir à des règles nouvelles, s’il a perdu de la splendeur qu’il possédait aux xve et xvie siècles, il conserve encore une puissance qu’il serait vain de nier. Plus de la moitié de la population japonaise, qui est fort éclectique dans sa religiosité, fréquente les temples bouddhistes qui sont au nombre de 72 000 environ. Les monastères, les établissements d’enseignement, les sanctuaires bouddhistes détiennent de vastes richesses. Kyoto demeure la capitale d’études relatives, non seulement au pur bouddhisme, mais à toutes les croyances orientales. Les bonzes ne sont pas tous, comme on le croit trop souvent en Occident des personnages purement contemplatifs figés dans un rêve immobile. Ce sont, au contraire, des gens d’affaires remarquables qui s’ingénient, eux aussi, à s’adapter à leur temps, à préparer les voies de l’éternelle sénérité en s’installant avec un confort parfait sur cette terre.

Une institution comme le Hompa-Hongwaniji, par exemple, qui répand les doctrines de la secte Ghisa et dont le siège central est à Kyoto, possède à elle seule 9 813 temples et 489 salles de catéchisation et de réunion. Plus de 11 000 prêtres commandés par le grand abbé Kosho Otani se chargent de l’exercice du culte et de la propagande qui est menée à l’américaine[1].

Le Hompa-Hongwanji ne se contente pas, du reste, de s’étendre sur les îles du Soleil Levant. Il envoie des missionnaires aux États-Unis et aux îles Hawaï. Il dispose là de 75 temples où se regroupent surtout les immigrants asiatiques. En Chine, il a installé aussi 28 temples et il a attiré 40 000 disciples. Pour le recrutement des fidèles, il organise volontiers des conférences avec projections cinématographiques et il utilise la presse avec beaucoup d’adresse.

Le bouddhisme japonais, qui vise à devenir la religion de l’Extrême-Orient et qui a même des ambitions internationales, est naturellement hostile au catholicisme. Il est assez intelligent pour tolérer à côté de lui les religions basées sur le christianisme, mais dès qu’elles dépassent un certain degré de prospérité, il s’insurge. C’est ainsi que la secte Jodo a mené une très vigoureuse campagne, en 1923, lorsqu’il fut question d’envoyer une ambassade au Vatican. Les autres sectes prirent aussi parti contre ce projet. Des personnalités importantes comme le prince Saionji, le vicomte Kuroda, le baron Tjouin soutenaient la thèse de la présence, exactement comme M. de Monzie chez nous. Le Japon, disaient-ils, doit être représenté auprès de toutes les forces temporelles ou spirituelles du monde. Toutefois, les 140 000 yens demandés pour l’établissement de l’ambassade auprès du pape furent refusés, la majorité des députés redoutant des représailles électorales de la part des bonzes et de leurs fidèles.

La question n’est pas close. Elle sera certainement reprise[2]. M. Matsuoka a fait paraître récemment dans la revue diplomatique le Gwaiko Jiho, un article où il exprime l’espoir que le Japon sera un jour représenté au Vatican. Mais l’opposition soutient que Rome a toujours trop de tendances à s’ingérer dans la politique des pays étrangers, qu’un ambassadeur du Pape à Tokio ne manquerait pas de suivre cette règle et d’apporter du trouble dans les affaires japonaises.

Ces polémiques éclairent la psychologie japonaise. Comme il est loin le temps où les chrétiens étaient persécutés ! Il ne s’agit plus, désormais, que de savoir s’ils obtiendront ou non un ambassadeur auprès du Saint-Siège. L’esprit de tolérance a donc fait d’immenses progrès. Les Japonais en sont arrivés à une philosophie débonnaire en matière religieuse. Une fois de plus, c’est le modernisme qui les a portés à cette bienveillance, — un modernisme qui, à tout prendre, leur fait beaucoup plus de bien que de mal, malgré les sombres pronostics des esprits chagrins.

  1. Le prédécesseur de l’abbé actuel, le comte Otani Kozui — fait unique dans les annales de la secte — démissionna de ses hautes fonctions pour s’occuper d’affaires financières et industrielles. Il s’est promené à travers le monde et il a passé l’été de 1926 à Paris où il s’est livré à des enquêtes serrées sur notre civilisation et sur notre économie nationale. Ce personnage très curieux a fondé des comptoirs en Turquie, à Java et en Chine.
  2. Le Vatican poursuit son œuvre de rapprochement avec le Japon. Le 30 octobre 1927, Pie XI a consacré de ses propres mains, dans la basilique de Saint-Pierre, le premier évêque indigène, Mgr Hayasaka. C’est un geste d’une portée politique indiscutable, geste destiné à encourager les partisans de l’expansion catholique en Extrême-Orient.