XII

LE RÔLE DE LA FRANCE
ET DE L’INDOCHINE DANS LE PACIFIQUE


Dans un livre écrit au cours de la grande mêlée, et intitulé La Guerre vue par un Japonais, M. Benzaburo Banno, correspondant de l’Osaka Mainichi, a consacré un chapitre à l’Intérêt et l’utilité d’un accord franco-japonais. Il est regrettable que cet ouvrage n’ait pas été mis dans le commerce et largement vulgarisé. Il contenait maintes observations aiguës, précises et curieuses sur les belligérants, et il renfermait des prédictions — qui se sont réalisées depuis — sur les difficultés de la paix.

Dès 1917, il préconisait une entente étroite des Français et des Japonais afin d’assurer la tranquillité du continent asiatique.

« Il est à redouter, disait M. Benzaburo Banno, qu’une fois les démêlés de l’Europe terminés, la guerre ne se fasse, peu de temps après, en Asie et pour l’Asie. Le continent africain est virtuellement partagé ; son morcellement matériel ne peut plus guère soulever de surprises ou de discussions, il en est autrement de l’Asie surabondante de ressources, surtout quand se sera produit l’écroulement des Ottomans et de leur domination. Elle se présentera en deux parts également pleines d’attraits : l’une, toute neuve — inspira aux Allemands l’énorme entreprise de Bagdad — et l’autre, la Chine, non moins fascinatrice sous ses vieux fards. »

C’est pourquoi M. Benzaburo Banno demandait la formation d’un groupement de puissances ayant à sa tête notre pays et le sien. Il analysait les affinités qui relient la France au Japon et des raisons de leur rapprochement moral. « Au point de vue du sentiment, nous expliquait l’auteur nippon, il y a lieu d’observer qu’à défaut de similitude de mentalités évidemment différentes, — à cause d’un éloignement extrême et de coutumes inhérentes à des latitudes diverses — les Japonais et les Français ont, dans leur caractère, des qualités semblables, apanage des peuples nobles : même générosité instinctive, même loyauté, même cœur, même vaillance, même folle bravoure.

« La sympathie de nation à nation, basée sur une ressemblance du fond, date de loin. C’est en France que le Japon a pris beaucoup de sa formation première ; c’est en France qu’il envoyait s’instruire ses étudiants et se perfectionner ses professeurs, jusqu’au moment où l’on se mit à croire presque universellement que, dans l’espèce réaliste tout au moins, la méthode allemande prenait une forte supériorité sur le laisser-aller français… »

Et M. Benzaburo Banno de conclure que l’expérience de la guerre ayant remis les choses au point, il importait de nouer des relations intellectuelles et, aussi, des relations économiques plus vigoureuses que jamais pour le plus grand avantage des deux peuples.

Il est bien vrai que, dans le passé, la France a été l’une des meilleures éducatrices de l’Empire japonais. N’oublions pas qu’au lendemain de la de guerre d’Italie, — avant l’ouverture de l’Ère Meiji, à la fin de 1866 — une mission militaire, sous la conduite du capitaine Chanoine, vint commencer les réformes militaires. Après la révolution de 1868, cette œuvre, à peine ébauchée, fut reprise sur un plan beaucoup plus vaste — et au profit du pouvoir impérial, non plus de l’autorité shogunale — par une deuxième mission commandée par le colonel Marguerie, puis par le colonel Munier. Nos instructeurs — on en comptait une vingtaine[1] — renouvelèrent entièrement, de 1872 à 1880, le matériel, les méthodes et l’équipement de l’armée nipponne. C’est alors que fut fondée à Tokio le Rikugun Shikwan Gakko, l’école spéciale correspondant à notre Saint-Cyr, où furent élevés la plupart des principaux chefs japonais. Vers 1884, sous l’influence du général Kawakami, qui s’était entiché des règlements prussiens, une évolution vers l’Allemagne se dessina. Les officiers du Pays où le Soleil se lève estimèrent qu’il fallait surtout écouter les leçons de Berlin. Un peu avant la guerre de 1914, une réaction s’était dessinée contre la mode nouvelle. Les partisans de la France avaient repris du terrain. Néanmoins notre prestige restait fort discuté.

La victoire nous a permis de le rétablir et de le consolider sérieusement. Les missions militaires japonaises, qui ont suivi les opérations, ont été en mesure d’apprécier la valeur de nos conceptions stratégiques, l’admirable résistance de nos troupes, la puissance de notre génie inventif. Tous les efforts de la propagande germanique, tendant à démontrer que l’Allemagne n’avait pas été battue, se sont heurtés aux rapports des témoins oculaires les plus autorisés. L’État-Major japonais a été parfaitement renseigné sur les péripéties de la campagne et sur la défaite finale des généraux du kaiser. À peine les hostilités closes, une mission aéronautique française fut appelée au Japon pour y organiser l’aviation.

Dans tout l’Empire japonais, les noms de Joffre, Foch et Pétain sont devenus extraordinairement populaires. La visite à Tokio du vainqueur de la première Marne, au début de 1922, a donné lieu à des fêtes aussi chaleureuses que pittoresques. Joffre a suscité une ardente et sympathique curiosité non seulement dans les milieux militaires et dans les vieilles familles de Samurai, mais dans le peuple même. Au vrai, le Maréchal ne symbolisait pas que les vertus guerrières de la nation occidentale amie : il prouvait aux Japonais, par son attitude toujours si modeste, si franche, si humaine, que le premier des « bushi » français attachait autant de prix aux vertus civiques qu’à la gloire des armes. Le Japon l’a bien remarqué, car s’il est le pays de l’honneur militaire, il est en même temps le royaume des élégances morales et de la politesse raffinée.

Pour l’établissement de sa puissance navale, nous lui avons aussi apporté une aide considérable. Sans doute, les novateurs japonais de 1868 se sont surtout mis à l’école de la Grande-Bretagne pour la réorganisation de leur marine à peu près inexistante lors de la Restauration. Le seuls bâtiments en état de tenir la mer consistaient en quelques navires, propriété des daïmios qui les avaient achetés récemment et qui les mirent à la disposition de l’Empereur. Une mission anglaise fut appelée auprès du gouvernement impérial en 1869. Le commandant Tracy, le lieutenant Wilson avec un groupe d’officiers et, en 1873, le commandant A. L. Douglas et le commandant Jones furent des conseillers extrêmement utiles pour la formation de la flotte moderne.

Il ne faut pourtant pas oublier que c’est un Français, M. Léonce Verny, qui, en 1866, fonda à Yokosuka, près de Yokohama, le premier arsenal japonais. Neuf ans plus tard était lancé le premier navire construit dans le pays, le Seiki, jaugeant 897 tonnes. M. Léonce Verny, avec une foi d’apôtre, répandit autour de lui les principes de notre école de génie maritime. Les techniciens japonais des débuts de l’Ère de Meiji furent ses élèves. Deux bateaux de 1 500 tonnes sortaient des chantiers en 1883, trois en 1885 et d’autres en 1886.

C’est à cette date que le grand ingénieur Bertin — connu pour ses projets de navires à flottaison cellulaire — devint le conseiller du ministre de la Marine de l’Empire. Il présida au choix de Kure et de Sasebo comme nouvelles bases navales. Il dessina les plans de navires encore plus perfectionnés que les précédents. Il fut, à tous égard, l’un des principaux animateurs de la marine nipponne. Le Hashidate, lancé en 1890, l’Itsukushima et le Matsushima, qui parurent ensuite, s’illustrèrent à la bataille du Yalou et se comportèrent, plus tard, vaillamment à la bataille de Tsoushima.

En 1894, lorsque s’ouvrirent les hostilités contre la Chine, le Japon avait, sous la direction des officiers anglais et des ingénieurs français, composé une flotte de 45 bateaux totalisant 81 357 tonnes. Et ce furent les succès remportés sur l’Empire Céleste qui déterminèrent l’effort subséquent pour une marine égale aux grandes marines occidentales.

Nous n’avons pas fourni que des enseignements militaires et nous n’avons pas fait qu’apporter notre science navale au pays qui devenait le leader de l’Extrême-Orient. Nos industriels ont encore été les premiers à moderniser l’outillage des tissages et à pousser le Japon à l’adoption des inventions capables de favoriser largement son essor.

Si, dans le domaine artistique, nous lui avons beaucoup emprunté, et si nous avons, grâce à lui, rénové certaines industries d’art, telles que la bijouterie, nous l’avons, en revanche, inspiré d’une manière intense dans tout le travail de la soie.

Nos sciences théoriques et appliquées ont facilité son adaptation rapide aux procédés mécaniques dont il a tiré tant de puissance dans le monde asiatique et tant de profits sur tous les marchés. Les groupes lyonnais ont eu la plus heureuse influence sur l’application, au Japon, des méthodes industrielles nouvelles.

Dans une conférence donnée par les soins du Comité « L’Effort de la France et de ses Alliés », en juin 1916, M. Auguste Gérard, ancien ambassadeur au Japon, s’exprimait ainsi :

« N’y a-t-il pas entre Lyon et le lointain Orient, entre Lyon et le Japon, un lien étroit tissé par l’un de nos plus féconds, de nos plus importants commerces, par celui de la soie, et, plus encore, par des relations de confiance et d’amitié qui, depuis plus d’un demi-siècle, se sont établies entre le Japon et la France ? C’est Lyon que le Japon avait installé son premier et plus ancien consulat. C’est à Lyon que l’une des plus vieilles banques du Japon, la banque Mitsui, avait un correspondant, et que la Yokohama Specie Bank a établi une de ses succursales. C’est à Lyon enfin que se sont instruits et formés quelques uns des Japonais qui ont rendu le plus de services à leur pays et qui ont, en même temps, le plus contribué à resserrer les relations du Japon avec la France : M. le baron Motono, longtemps ministre à Paris, aujourd’hui ambassadeur à Pétrograd ; M. le professeur Tomii, aujourd’hui membre de la Chambre des pairs et professeur à l’Université impériale de Tokio ; M. K. Ume, qui fut également professeur à l’Université de Tokio et qui, sous la direction de l’illustre prince Ito, rédigea les nouveaux codes de Corée ; — MM. Motono, Tomii et K. Ume étaient tous trois élèves et docteurs de la Faculté de Droit de Lyon.

N’est-ce pas Lyon, d’autre part, n’est-ce pas la Chambre de Commerce de cette ville qui, par deux fois, en 1843 et en 1895, organisait ces missions d’exploration si opportunes et si décisives vers les marchés d’Extrême-Orient ? ».

Depuis lors, cet exemple a été suivi, et nous avons assisté à toute une série de tentatives pour développer les échanges entre la France et le Japon. C’est dans ce dessein qu’en 1925 principalement une mission, sous la direction de MM. Ader et Jordan, comprenant une quinzaine de techniciens, s’est rendue à Tokio et dans les centres principaux afin de renseigner directement les Japonais sur les produits de l’industrie française et pour se documenter elle-même sur les besoins et les habitudes des consommateurs nippons, et cela dans l’espoir de mieux guider, par la suite, les fabricants et les exportateurs de notre pays.

L’année précédente, M. Martial Merlin avait rendu une visite aux dirigeants de Tokio, et le gouverneur général de l’Indochine avait étudié les moyens de faire collaborer plus activement les pays de l’Union Indochinoise et le Japon. Ce n’est pas, en effet, seulement avec la France que les hommes d’affaires nippons désirent renforcer leur commerce, c’est également avec notre colonie asiatique. Il y a longtemps qu’ils s’y appliquent.

L’accord de 1907 avec la France assura d’abord « le maintien de la paix et de la sécurité dans les régions de l’Empire chinois où les deux puissances ont des droits ». Cette entente politique fut suivie d’une déclaration aux termes de laquelle les deux gouvernements se réservaient d’engager des pourparlers en vue d’une convention commerciale réglant les relations entre le Japon et l’Indochine. Une nouvelle convention commerciale, datée de 1911, laissa cependant de côté l’Indochine, et, cette convention de 1911 ayant été dénoncée en 1918, nous n’avons pas pris de nouveaux arrangements avec le Japon. L’entente politique de 1907 a été complétée par les accords de Washington. Toutefois, si nous admettons au point de vue commercial que les Japonais profitent des avantages du nouveau tarif français en préparation, la question indochinoise reste en suspens. Or, les Japonais ne comprennent pas, en raison des services qu’ils ont rendus à la France pendant la guerre, qu’on ne leur accorde point dans nos possessions d’Extrême-Orient les mêmes facilités douanières que dans la métropole.

En examinant les choses avec impartialité, il est impossible de ne pas reconnaître qu’il y a, dans cette revendication, quelque chose de juste. Les hésitations françaises tiennent à des préjugés généraux et à des intérêts égoïstes. Beaucoup de gens s’imaginent que le Japon convoite l’Indochine, qu’il s’en emparera un jour, qu’il est porté par une sorte de fatalité à s’étendre de ce côté. Or, rien de plus inexact. Le Japon n’a jamais manifesté l’intention de s’installer dans les pays de l’Union ; il n’a jamais, par la voix de ses théoriciens politiques, émis la prétention de dominer dans un avenir plus ou moins lointain, les terres que nous avons conquises ou que nous protégeons ; il n’a jamais pris la position de remplaçant éventuel. D’abord, il est séparé de l’Indochine par des milliers de kilomètres. Ensuite, les conditions du climat sont très différentes dans l’un et l’autre pays. La Californie, l’Australie, la Mandchourie, la Mongolie, les îles Hawaï ont pu attirer les émigrants nippons, alors que la température de l’Indochine est aussi pernicieuse aux natifs de l’Empire du Soleil Levant qu’aux Européens. Même si le champ était libre, ils ne pourraient le transformer en une colonie de peuplement. La concurrence de la main-d’œuvre locale serait aussi défavorable aux Japonais — comme elle l’est en Chine — et c’est ce qui explique le nombre restreint des émigrants fixés en Mandchourie. En outre, le caractère annamite supporterait plus mal peut-être que tout autre emprise politique, celle des Japonais. C’est dans cet esprit que M. Albert Sarraut commentait, en juillet 1922, les accords de Washington, et qu’il étudiait, à la tribune de la Chambre des Députés, la situation de nos possessions asiatiques.

« Est-il nécessaire d’insister, disait le Ministre des Colonies, sur les garanties que nous donne ce traité ? (L’Accord à Quatre du Pacifique) L’essentiel, c’est que nous y figurions. Au point de vue moral, c’est là une chose considérable. D’ailleurs, la sécurité de l’Indochine n’est-elle pas garantie par le traité de 1907 avec le Japon ? Qu’ajouterai-je que nous ne sachions déjà sur la loyauté des hommes d’État japonais ? Je me souviens encore de l’Amiral Kato, aujourd’hui Président du Conseil, sur la figure de qui semble s’incarner le Code de l’Honneur japonais.

« Et puis, ne croyez pas qu’on puisse attaquer l’Indochine si aisément ! C’est notre honneur d’avoir su créer là-bas un état d’esprit de défense française, et toute tentative d’invasion trouverait devant elle non seulement nos forces militaires mais tous les indigènes révoltés dans une guerre de guérillas comme celle que nous avons connue il y a trente ans ».

Aussi bien, les Japonais n’ignorent aucun de ces obstacles, et ils n’ont nulle envie de se lancer dans de pareilles aventures.

Ce qui complique surtout la situation, quand on aborde le chapitre des échanges avec l’Indochine, c’est que quelques groupements économiques français ont une tendance à croire que tout leur est dû, qu’ils représentent seuls la France, que leurs avantages particuliers constituent une raison d’État suffisante pour ne rien modifier à la situation actuelle. Ils n’ont aucun souci de notre politique générale dans le Pacifique et de la coopération que nous devons établir avec les autres puissances.

D’autre part, le Gouvernement de Tokio n’a pas toujours très bien saisi le fonctionnement de notre protectorat ou le sens de nos propres relations avec l’Indochine. Il n’est pas aussi aisé qu’il paraît, en matière commerciale, d’obtenir des pays de l’Union, qui visent à l’autonomie douanière, une assimilation exacte permettant d’appliquer les tarifs de la métropole. Le problème est fort complexe. Nous avons le désir de satisfaire à la fois les producteurs français, les consommateurs annamites, les négociants japonais.

Si l’on accorde le tarif minimum aux marchandises nipponnes entrant en Indochine, le marché se trouvera fermé aux produits français. Il ne saurait donc être question de tout laisser passer indistinctement. Si l’on adoptait cette politique, trop débonnaire, le Japon étant la grande nation la plus proche de nos possessions asiatiques, deviendrait la puissance la plus favorisée. Ses revendications ne vont du reste pas jusque là. Il souhaite avant tout une satisfaction d’amour-propre. Il est le seul de nos anciens alliés devant lequel nous ayons élevé une barrière douanière aussi formidable. Cette anomalie le choque. Elle doit être corrigée. Il nous paraît impossible que l’on aboutisse pas à un accord raisonnable d’autant plus que le Japon est logique quand il nous dit par la voix du Sénateur Katsoutaro Inabata[2] :

« Nous ne songeons pas à concurrencer les produits de l’industrie métropolitaine ou de l’industrie française indochinoise. Nous comprenons qu’ils soient protégés. Nous demandons à pouvoir vendre à l’Indochine ce que l’industrie française ne fabrique pas et ce qu’elle achète à l’Angleterre, aux États-Unis, à l’Allemagne, ou à d’autres pays ».

Le Japon — qui fit son devoir pendant la guerre — n’aurait-il pas droit, par exemple, à autant d’égards que tels anciens neutres et neutres hostiles ?

Il convient de regarder les chiffres et de les analyser clairement pour admettre aussitôt que notre intérêt nous commande de développer nos relations avec le Japon. Celui-ci nous achète beaucoup plus de marchandises que nous ne lui en vendons. En 1924, ses exportations en Indochine se sont élevées à 23 millions 766 000 francs, — soit moins de 2 % des importations totales que reçoivent notre colonie et notre protectorat, et moins de 4 % des importations de l’étranger !

Qu’est-ce que l’Indochine a reçu directement du Japon ? La Revue Économique d’Extrême-Orient nous en donne le détail (numéro du 20 février 1926) :

« D’abord, 6 253 tonnes de goudron minéral valant 6 878 049 francs ; ce chapitre a presque décuplé en valeur en un an, mais est-il utile de dire qu’il n’y a là rien d’inquiétant pour l’industrie française qui n’exporte pas de goudron minéral ?

« Les porcelaines japonaises ont aussi beaucoup augmenté, passant de 460 655 francs à 3 088 160 francs (330 tonnes), mais ce sont des articles que la France ne peut fournir ; d’ailleurs, l’Indochine en a acheté pour des sommes encore plus considérables à la Chine.

« Les tissus de coton japonais sont passés de 662 à 1 054 quintaux et de 1 359 358 à 2 750 161 francs ; il n’y a rien là que de très normal. Ces tissus sont des tissus écrus très bon marché que la France ne peut fournir aux Annamites.

« Les fils de coton ont représenté 956 782 francs ; la gobeleterie de verre et de cristal 1 186 048 francs (301 tonnes), la houille crue qu’on mélange à Hongay avec l’anthracite pour faire des briquettes reste stationnaire aux environs de 13 564 tonnes valant 2 034 652 francs.

« En 1925, le commerce japonais avec l’Indochine n’a pas été plus envahissant. Pendant les huit premiers mois de 1925, l’Indochine a importé du Japon 4 008 tonnes de ciment, 10 640 tonnes de houille, 2 427 de goudron, 831 de porcelaine et 69 de faïence. Il y a même une baisse très inquiétante sur la houille.

« Si le Japon est, pour l’Indochine, un fournisseur médiocre, il est, par contre, un client excellent.

« Les exportations indochinoises au Japon, qui n’étaient, précédemment, que de 40 millions 429 252 francs, se sont élevées, en 1924, à près de 109 millions. Elles ont donc augmenté dans une proportion plus grande que les importations japonaises, et les échanges de l’Indochine avec le Japon ont laissé à notre colonie une balance active de plus de 85 millions de francs.

« Le Japon achète à l’Indochine quatre fois plus qu’il ne lui vend.

« En 1924, le Japon a demandé à l’Indochine 82 726 tonnes de riz et dérivés valant 83 608 767 francs ; 203 952 tonnes de houille valant 16 millions 316 160 francs ; 313 tonnes de laque valant 2 193 600 francs ; 4 200 tonnes de minerai de zine valant 1 800 000 francs ; 445 tonnes de sacs de jute, valant 1 637 895 francs. Il faut remarquer que le riz exporté sur le Japon est presque exclusivement du riz entier blanc, c’est-à-dire du riz ayant subi le maximum d’usinage, et que le Japon ne nous achète pas de paddy comme le fait la Chine.

« Ce courant actif d’exportation s’est maintenu en 1925 et, pendant les huit premiers mois, l’Indochine a exporté au Japon plus de 230 000 tonnes de riz, 207 de laque, près de 1 200 de coton et 114 000 tonnes de houille ».

Voilà des chiffres qu’il serait imprudent de perdre de vue au cours des négociations pour l’établissement du nouveau régime commercial et qui, dans tous les cas, témoignent de la valeur du Japon comme acheteur[3].

Il a besoin de matières premières. Il peut en trouver dans nos possessions. Avant 1914, l’Empire japonais ne comptait guère au point de vue métallurgique. Les mines de fer, dont l’exploitation était peu avancée, ne semblaient pas autoriser la création d’une industrie sidérurgique importante. Le Japon achetait à l’Europe et à l’Amérique la plus grande part de l’acier qu’il consommait. La guerre, l’isolement relatif qui en résulta, la hausse des prix l’amenèrent à considérer la possibilité de créer une industrie nationale de l’acier. Les mines de charbon, — et elles sont nombreuses — et de fer — elles sont moins abondantes — furent vigoureusement exploitées. Le gouvernement de Tokio soutint cette campagne de production. Il dégrèva les entreprises métallurgiques et leur accorda des subventions. Jusqu’en 1920, ce fut une période de croissance et d’activité remarquable. Alors, le marasme mondial arrêta cette prospérité japonaise, et ce fut la crise. En 1923, le tremblement de terre ajouta de nouvelles difficultés.

Cependant, les grosses firmes qui ont résisté à toutes les épreuves, se sont constituées en trust. Les cinq principales compagnies productrices du fer ont formé, en juin 1926, une association, et les industriels de l’acier doivent, à leur tour, se grouper en un puissant syndicat.

Pour s’alimenter en fer, les Japonais s’adressent à la Chine, à la Mandchourie ; pour la fonte, à l’Inde. Mais les producteurs hindous, très soutenus par leur gouvernement, peuvent tenir la dragée haute aux fondeurs japonais. Il est évident que, si ces derniers obtenaient des participations dans les sociétés qui possèdent des gisements de fer au Cambodge et au Tonkin, la position de l’industrie japonaise en serait améliorée. Or, des ententes sur ce terrain ne sont nullement impossibles. Quelques-unes sont même, actuellement, en train de se constituer.

Les missions japonaises qui sont venues en Indochine — pour rendre la politesse à la mission Merlin — comme celle du prince Yamagata, ont toutes exprimé le désir d’une coopération plus étendue que par le passé. Une Conférence des Mers du Sud, tenue en septembre 1926, à Tokio, a encore émis le vœu de voir les deux pays se rapprocher économiquement.

Constamment débarquent en France même des missions privées, des ingénieurs, des commerçants désireux de noter nos progrès, de voir le parti qu’ils peuvent tirer de nos produits, de profiter de nos trouvailles dans tous les domaines.

En dehors de ce désir d’échanges plus intenses, il existe au Japon un courant de sympathie que nous aurions tort de négliger. On ne saurait oublier, dans l’historique des relations franco- nipponnes, l’œuvre des missionnaires qui revinrent vers 1868 pour s’y occuper, — en dehors de la prédication religieuse — des œuvres d’éducation de l’enfance et de la jeunesse. L’école L’Étoile du Matin, dirigée par les Marianites, a été le berceau intellectuel de nombreux Japonais de l’élite et elle a diffusé l’enseignement de notre langue. On doit aux missions étrangères la fondation des léproseries de Gotemba et de Kumamoto. Dans le Hokkaido, les religieux ont vulgarisé les procédés agricoles modernes et perfectionné les moyens d’élevage dans toute cette province. Signalons encore les établissements où la jeunesse aristocratique et la haute bourgeoisie féminine ont appris à connaître le français et la France. Il conviendrait de parler de tous les savants missionnaires qui ont, naguère, par leurs publications, et notamment par la revue Les Mélanges, travaillé à la compréhension mutuelle des élites.

Néanmoins, jamais on ne s’est tant intéressé que depuis la grande guerre à tout ce qui nous touche politiquement et intellectuellement. Notre doctrine libérale à l’égard des peuples de couleur, nos thèses à la Société des Nations, notre idéalisme démocratique nous ont conquis bien des partisans. Les éducateurs laïques ont cherché à montrer notre âme sous ses aspects les plus modernes. Des institutions telles que l’Athénée français ont formé de nombreux disciples. Pendant un temps, parut, dans la capitale de l’Empire, une revue franco-japonaise, sous la direction de M. Albert Maybon, qui géra aussi une librairie française. N’oublions pas également les services rendus par les professeurs qui ont tenu et qui tiennent encore la chaire de français de l’École des Langues étrangères à Tokio.

Enfin, le zèle déployé par notre ambassadeur, M. Paul Claudel, pendant son séjour là-bas, a porté ses fruits. Il a su parler à la jeunesse japonaise, éveiller ses curiosités à notre endroit, montrer que nous portions encore très haut le flambeau de la civilisation. Pour établir des contacts fréquents et fructueux, et pour permettre à l’Orient de mieux saisir les pensées de l’Occident, il a fondé, avec le concours de nos amis de Tokio, la Maison de France si précieuse pour la liaison intellectuelle de tous ceux qui recherchent des raisons de se cultiver et de se comprendre[4]. Là, savants, littérateurs, philosophes, artistes ont toutes facilités pour se rencontrer et pour se documenter réciproquement. Il ne s’agit pas de viser à une domination spirituelle des uns ou des autres. La Maison de France est un laboratoire où tous les idéaux se confrontent, où chaque hôte doit s’efforcer de recueillir le miel que lui offre son voisin et d’accepter de lui d’autres suggestions originales. C’est une institution qui fait le plus grand honneur à ceux qui l’ont conçue[5]. On y respire et la fleur de la civilisation japonaise et la quintessence de l’âme française. Est-il possible de trouver un mélange plus délicat ?

  1. Parmi ces instructeurs, il convient de citer les capitaines Lebon et Orcel, de l’artillerie ; Vieillard, du génie ; Echeman et Percin, de l’infanterie. On ne saurait trop insister sur le rôle que joua le capitaine de Villaret, qui enseigna au Toyama-Gakko de 1884 à 1889.
  2. M. Inabata est l’un des plus éminents représentants de l’amitié franco-japonaise. Venu très jeune à Lyon pour y étudier les sciences, il n’a cessé depuis son retour au Japon d’y développer l’usage des produits français. Depuis plusieurs années, il occupe la présidence de la Chambre de Commerce d’Osaka. Récemment, il a été appelé à siéger à la Chambre des Pairs. On peut dire qu’il n’y a pas une œuvre française qui n’ait été patronnée ou soutenue par M. Inabata. Pas un seul visiteur français n’est passé au Japon sans goûter l’hospitalité de son exquise demeure.
  3. Au moment où paraît ce livre, il semble que nous touchons au terme d’une longue négociation entre les deux pays. Avant de quitter la France, le vicomte Ishii, ambassadeur du Japon à Paris depuis sept ans, a signé un protocole accordant aux Japonais en Indochine, aux Français au Japon les avantages de la nation la plus favorisée en ce qui concerne la navigation et les conditions d’établissement (30 août 1927). Le protocole prévoit qu’à très bref délai un traité de commerce sera conclu pour accorder aux produits japonais en Indochine un régime plus souple leur permettant, non pas de concurrencer ceux de la Métropole, mais de prendre la place qui leur revient équitablement.
  4. En réplique à la Maison de France de Tokio s’élèvera bientôt, dans la Cité Universitaire de Paris, la « Maison du Japon. » La pose de la première pierre a eu lieu le 12 octobre 1927, en présence de leurs Altesses impériales, le prince et la princesse Yi.
    La maison, don de M. Satsuma, comprendra soixante chambres aménagées dans la plus saine tradition moderne. Si les coutumes pittoresques du Japon font défaut dans l’intérieur, on trouvera néanmoins un jardin japonais, importé tout entier de Tokio. La décoration de l’intérieur sera réalisée par l’artiste Foujita, qui peindra dans la salle de réunion une fresque de 11 mètres, montrant comment à la fin du XVIe siècle, les Européens s’en furent en amicale visite au Japon.
  5. Depuis la fondation de la Maison de France à Tokio, on a créé à Kyoto un Institut de France qui a des buts analogues et qui se développe avec le même succès.