XII

LES RELATIONS AVEC LES ÉTATS-UNIS


En parcourant l’histoire des relations entre les États-Unis et le Japon, on est frappé de l’évolution qui s’est produite en ces dernières années et du changement de ton des Américains du Nord à l’égard du peuple nippon. Lorsque Millard Fillmore envoyait le commodore Perry au Mikado, en novembre 1852, c’était avec un message chargé de promesses.

« J’ai particulièrement recommandé au commodore Perry, disait la lettre présidentielle, de s’abstenir de tout ce qui pourrait troubler la tranquillité des États de Votre Majesté.

« Les États-Unis d’Amérique s’étendent d’un Océan à l’autre et nos territoires d’Orégon et de Californie sont situés en face des domaines de Votre Majesté. Nos bateaux à vapeur ne mettent que dix-huit jours pour la traversée. Notre grand État de Californie produit environ soixante millions de dollars d’or chaque année, sans compter l’argent, le mercure, les pierres précieuses.

« Le Japon est aussi une riche et fertile contrée dont les productions sont de grande valeur. Les sujets de votre majesté sont habiles dans les arts. Je désire que nos deux pays se mettent en rapport ; ce sera avantageux pour le Japon de même que pour les États-Unis.

« Nous savons que les anciennes lois de l’Empire ne permettent aucun trafic avec les étrangers, à l’exception des Chinois et des Hollandais ; mais, comme le monde change et que de nouveaux gouvernements se forment, il semble qu’il est sage, de temps en temps, de renouveler aussi ses lois… »

Le président Millard Fillmore demandait, avec beaucoup de précautions de style, que l’Empereur voulut bien ouvrir son pays aux échanges, permettre le ravitaillement des navires américains, protéger les pêcheurs ou les marins qui viendraient dans les parages du Japon. Il attirait, en terminant, les bénédictions du Tout-Puissant sur la tête du monarque asiatique.

Quand on relit ce document et lorsqu’on le compare à certaines notes diplomatiques assez récentes adressées par le gouvernement de Washington au Cabinet de Tokio, comment ne pas noter l’ironie du sort ? C’est le pays qui a forcé les Japonais à entrebailler leurs portes et, ensuite, à commercer avec tout l’univers qui, maintenant, ferme les siennes avec le plus de sévérité aux travailleurs jaunes, et qui suspecte le plus violemment les ambitions « impérialistes » du Japon dans le Pacifique.

Du traité de Kanagawa (31 mars 1854) jusqu’au moment où eut lieu la guerre sino-japonaise (1894), les relations des deux pays furent des plus amicales. L’Amérique du Nord admirait la patience et l’habileté avec lesquelles l’Empire du Soleil Levant se modernisait. Elle suivait ses progrès de l’œil d’un professeur satisfait de son élève. De son côté, le Japon était heureux des exemples qui lui étaient prodigués par la grande république d’en face. Il se félicitait de ses rapports fructueux avec elle, tant au point de vue matériel qu’au point de vue intellectuel.

Mais, après que le Japon eut vaincu la Chine, la situation se modifia sensiblement. La guerre des États-Unis avec l’Espagne orienta la politique de Washington vers le Pacifique. Porto-Rico et les Philippines furent occupés en 1897 ainsi que l’île de Guam. Les îles Hawaï furent complètement annexées. La poussée américaine vers l’Ouest invitait les dirigeants du pays à s’intéresser de plus en plus aux choses d’Extrême-Orient, à développer leurs relations en Asie, à prendre rang parmi les puissances mondiales et à ne plus se contenter de l’exploitation de leurs richesses intérieures.

Lorsque la Russie eut été, à son tour, battue par les armées japonaises, les États-Unis ne regardèrent plus du tout avec la même sérénité les progrès des « Japs » en Mandchourie, leur réorganisation de la Corée, leur influence croissante dans les affaires chinoises. C’est de 1898 que datent les premières manifestations anti-japonaises en Californie, c’est-à-dire aussitôt après l’installation des Américains dans le grand Océan, et c’est en 1906, — peu après la conclusion du traité de Portsmouth — qu’eurent lieu les incidents de San-Francisco et que, sous l’influence des partis ouvriers, les élèves japonais furent exclus des écoles publiques.

L’état d’esprit des Américains — surtout des Américains du Far-West — devenait de plus en plus irritable. Le « péril japonais » commençait à être à la mode. C’est parce que le Japon ne se sentait pas absolument sûr de la Russie, et qu’il avait pris conscience de ce changement d’attitude des États-Unis qu’il avait cherché un appui du côté de la Grande-Bretagne et qu’il avait signé avec elle le traité du 30 janvier 1902. Ce traité reconnaissait le principe de l’intégrité de la Chine ainsi que le principe de la porte ouverte. Mais les États-Unis n’en prêtaient pas moins au signataire nippon de ténébreux projets.

Sans doute, une puissante escadre américaine fut reçue à Yokohama à l’automne de 1908 et fut fêtée magnifiquement. Sans doute, aussi, fut signé, sous la présidence de M. Taft, ce Gentlemen’s Agreement (novembre 1908), qui avait pour but de calmer les polémiques relatives à l’immigration. Grâce à cet accord, le Japon devait lui-même limiter le nombre de ses nationaux aux États-Unis et surveiller la délivrance des passeports de manière à ne pas laisser passer d’indésirables. Les tiraillements ne cessèrent pourtant pas. Ni ces restrictions, ni la défense faite par le gouvernement de Tokio à ses sujets de s’installer aux îles Hawaï ne contentèrent pleinement les Américains, — surtout les hommes politiques californiens et ceux de l’Orégon. En haut lieu, on s’inquiétait, en outre, de la politique asiatique du Japon. Nous avons déjà relaté que M. Knox, ministre des Affaires étrangères, avait, en 1909, tenté de faire internationaliser les chemins de fer mandchouriens parce qu’il redoutait que la puissance combinée de l’Empire japonais et de la Russie ne devint une menace pour les intérêts américains en Chine.

Jusqu’à la guerre de 1914, un réel malaise pesa sur les relations des deux pays. L’accord précédemment conclu à Washington entre le baron Takahira et M. Elihu Root (28 novembre 1908), qui définissait leurs aspirations et leurs desseins dans les régions du Pacifique et de l’Asie orientale, pas plus que le traité de commerce et de navigation de 1911 n’avaient réussi à dissiper une gêne de plus en plus visible. Les projets de loi des États américains de la Côte de l’Ouest visant les Japonais constituaient, aux yeux de ceux-ci, des injures aussi cruelles qu’injustifiées. La presse Hearst, aux États-Unis, faisait de la démagogie et insistait sur la nécessité de mesures draconiennes envers tous les Asiatiques. Les amateurs d’anticipations décrivaient le choc des deux Empires et, avant que l’orage ait éclaté, ils en supputaient les effets.

Cependant, au cours de la grande mêlée de 1914 à 1918, il n’y eut pas de graves épisodes à enregistrer. L’attention du monde s’écartait du Pacifique. C’est le vieux continent qui absorbait toutes les pensées. Lorsque les États-Unis entrèrent dans la guerre contre l’Allemagne, le Japon leur envoya, — comme la France et la Grande-Bretagne, — une mission, présidée par le vicomte Ishii, qui, d’août à novembre 1917, parcourut les principales villes de la Confédération et reçut partout un courtois accueil. Des entretiens eurent lieu entre les experts des deux peuples, à Washington, au sujet de la coopération navale. Les diplomates paraphèrent des documents supplémentaires visant l’intégrité de la Chine et la liberté commerciale. Si l’Amérique reconnaissait la position spéciale du Japon, elle obtenait cette clause formelle que l’Empire mikadonal agirait avec elle pour contrecarrer les projets de quiconque voudrait porter atteinte à la souveraineté de la grande République asiatique. Ce furent les accords Ishii-Lansing du 2 novembre 1917.

Les hommes d’État américains estimaient que le meilleur moyen de limiter l’impérialisme nippon en Chine — qui s’était manifesté si intensément par les 21 demandes — c’était de lier les gens de Tokio par un pacte de cette nature. Ceux-ci seraient désormais les premiers arrêtés par de tels engagements.

Le Japon attendait la fin des hostilités dans l’espérance que l’égalité des races serait un jour proclamée, que les principes wilsoniens recevraient une application qui les dédommagerait des sacrifices consentis.

« Le premier devoir du Japon et des États-Unis — s’écriait, à cette époque, le vicomte Ishii — est de monter la garde du Pacifique, d’assurer la libre et continue communication avec l’Asie, et de faire respecter la loi et l’humanité sur cet Océan d’où le cancer allemand a été extirpé dès la première année de la guerre. Et quand la victoire sera nôtre, nous bâtirons ensemble le nouveau monde qui s’élèvera noble, puissant et bon sur les ruines de l’ancien ! »

La désillusion du Japon fut profonde quand, à la Conférence de Paris, on écarta les proposi- tions qui le touchaient directement et quand on évita cette question des races dont il s’était fait, en somme, le champion. Tandis qu’on était en pleine négociation, les Californiens reprirent leur offensive et, derechef, la campagne anti-japonaise se ralluma aux États-Unis. La guerre n’avait rien changé. Les groupements opposés à tout libéralisme envers les Asiatiques se montraient plus décidés que jamais à poursuivre leur politique d’exclusion. Les États de l’Ouest votaient coup sur coup des mesures d’ostracisme touchant les écoles publiques, la propriété foncière, le mariage entre blancs et jaunes.

Pourtant, quand se réunit la Conférence de Washington, à la fin de 1921, le Japon, dont la politique intérieure avait subi des impulsions très démocratiques, accepta beaucoup plus aisément qu’on ne l’aurait cru le troisième rang de puissance navale. Il adopta cette attitude non seulement pour éviter éviter les folles dépenses qu’aurait entraînées la course aux armements, mais encore avec le dessein de régler ses relations générales avec l’Amérique d’une manière satisfaisante.

Or, s’il reçut des compliments et s’il fut chaleureusement congratulé pour cet esprit de conciliation, il n’en fut guère récompensé. Une fois de plus, les États de l’Ouest se dressèrent contre ses nationaux, et la Cour Suprême des États-Unis favorisa cette thèse. Enfin, la loi générale sur l’immigration éleva une barrière infranchissable pour les jaunes. Aux termes de cette loi de 1924, ne pouvaient dorénavant être admis que les émigrants de certaines nationalités, encore jusqu’à 2 % des représentants de ces nationalités, nés en dehors de l’Amérique, et qui s’y étaient fixés en 1890. Les Japonais étaient classés parmi ceux qui, en aucun cas, ne devaient être reçus, parce que ne pouvant accéder aux droits du citoyen.

Une tentative fut faite, le 14 avril 1924, au Sénat américain, pour adoucir ce texte et pour ajuster le bill de l’immigration avec les obligations contenues dans le Gentlemen’s Agreement de 1907. Par 76 voix contre 2, l’amendement fut repoussé.

L’exaspération fut portée à son comble dans tout l’Empire japonais quand cette décision fut connue. On y vit une atteinte à l’honneur national et un affront de race plus encore qu’une perte infligée à l’intérêt matériel.

« Après nous avoir amenés à réduire nos armements navals sans nous imiter, écrivait le Hochi, après nous avoir montré dans le malheur une sympathie qui s’est traduite par un prêt d’argent à un taux scandaleux et usuraire, les États-Unis nous assènent le coup de grâce ! »

Des meetings d’étudiants des trois universités Meiji, Waseda et Impériale, eurent lieu à Tokio où furent prononcés, devant une assistance considérable, des discours enflammés contre l’Amérique. Les associations bouddhiques de Kobé, Nagoya, Osaka protestèrent avec non moins de virulence. La Société des Eta (des parias) dont nous avons déjà parlé, envoya à l’ambassadeur Woods une délégation qui lui remit la déclaration suivante :

« Nous, représentants de 3 millions d’adhérents de la Société de Nivellement, qui met par-dessus tout le respect de la dignité humaine, nous vous demandons d’appeler l’attention de vos concitoyens sur l’injustice du Bill d’immigration. »

Un homme attaché aux anciennes traditions commit, en signe de réprobation, hara-kiri devant l’ambassade des États-Unis. Ce simple fait montre à quel degré d’exaltation étaient parvenus les sujets du Mikado.

Les nationalistes réclamaient l’expulsion des missionnaires américains, le boycottage des marchandises américaines, la formation d’une ligue asiatique pour riposter à l’affront des autorités américaines. Rarement, même aux jours dramatiques qui précédèrent la guerre avec la Russie, on assista à des scènes aussi émouvantes. Tout un peuple communiait dans la douleur et affirmait sa solidarité avec ses frères lésés par les États-Unis.

Le Nichi-Nichi de Tokio allait jusqu’à intituler l’un de ses éditoriaux : Possibilités de guerre.

« Les responsables de la situation actuelle, disait-il, ce sont les divers cabinets qui se sont succédés au pouvoir. Ils ont laissé aller les choses au pire, sans prendre aucune détermination. Mais le passé est passé. Nous voici en présence d’un fait qui affecte gravement l’honneur et le prestige de l’État.

« Il viole à la fois et la justice et l’humanité, et nous devons nous lever, nous, pour défendre la cause de l’une et de l’autre. Nous n’aimons pas la guerre, mais le sens de l’honneur nous forcera à relever le gant. Les trouble-paix, ce sont les hommes du Congrès américain. Nous, nous sommes les amis de la paix. Cependant, pour grave que soit la cause et profond notre désir de la paix, nous ne sommes nullement obligés d’y sacrifier notre honneur, notre prestige, surtout lorsque sont foulés aux pieds les notions de justice et de bon sens.

« Nous pensons que c’est un vrai malheur que les discussions entre deux nations aboutissent à la guerre, et nous aimons à croire que le différend actuel n’ira pas jusque-là… »

Et le Kokumin, par la plume de son célèbre directeur, Tokutomi Soho, ajoutait :

« Nul plus que le peuple japonais n’aime la paix, et cela pour un double motif : par tempérament, et parce que nous savons que l’avenir d’une nation est en raison de son amour pour la paix. Mais la paix ne dépend pas du bon vouloir d’une seule nation. Que les Japonais se souviennent de leur proverbe : La négligence est le pire des ennemis ».

On n’en finirait pas de citer des extraits de presse de ce genre.

L’ambassadeur du Japon aux États-Unis, M. Hanihara, avait adressé, au nom de son gouvernement, une longue et éloquente note dans laquelle, après avoir discuté juridiquement la contradiction qui existait entre le Gentlemen’s Agreement et la législation nouvelle, il déclarait que cela pouvait amener « des conséquences graves ». Rien n’y fit. La poussée de l’opinion américaine était trop forte. M. Charles E. Hughes répondit par contre-memorandum, où il s’efforçait de justifier la position prise par les États-Unis et d’adoucir les angles, mais où il annonçait que la nouvelle loi entrerait en vigueur le 1er juillet suivant.

Les Japonais, dès lors, n’avaient la faculté d’amener aux États-Unis que 146 individus par an, chiffre dérisoire. Le rideau de fer était tombé ! Quels avaient été, auparavant, les progrès réalisés par eux dans les diverses provinces de la Confédération ?

Une étude de M. L.-F. Rouquette pour le Musée social (novembre 1924) en a dressé le bilan. L’immigration commença en 1869, avec 63 personnes. C’est l’élément intellectuel qui domina pendant les six premières années du mouvement. Sur 1 354 Japonais, il y avait 1 096 étudiants. À partir de 1896, des éléments plus populaires arrivèrent sur le sol américain. San Francisco était le principal centre d’attraction. Seattle et Portland venaient ensuite. En 1890, on comptait 2 039 Japonais, répartis ainsi sur le territoire du Nouveau-Monde : 1 559 dans les États de l’Ouest, 247 dans les États du Nord de l’Atlantique, 117 dans les États du Nord Central, 55 dans les États du Sud Atlantique, 61 dans les États du Sud.

En 1910, la population nipponne en Californie, dans l’Orégon et l’État de Washington atteignait environ 70 000 âmes. Près de 7 000 Japonais s’étaient installés à San Francisco et 11 000 à Los Angeles. Mais c’est à la campagne qu’ils préféraient, pour une bonne moitié, aller chercher du travail. Le rapport du Musée social cite 4 102 fermes californiennes qui occupaient des Japonais, dont 1 733 étaient entièrement dirigées par eux et où 90 % du personnel était Japonais. Ces 1 733 fermes produisaient pour plus de 6 millions de dollars annuellement. Il convient d’ajouter que la grande majorité des fermiers étaient des teneurs à bail et non les possesseurs du sol.

Les maisons de commerce exploitées par les Japonais en Californie étaient au nombre de 2 548. Bien que fondées avec des capitaux minimes, elles représentaient 4 millions de dollars. Cette population déracinée d’Asie n’était point illettrée. Les statistiques prouvent, en effet, que 82% de ces immigrants parlaient anglais au bout de dix ans de séjour.

Au moment de la promulgation de la nouvelle loi, le Nichi-Nichi estimait à 115 000 individus — cultivateurs, négociants ou employés — les Japonais fixés aux États-Unis. Sur ce chiffre total, 30 000 étaient des Japonais nés en terre américaine.

Certains districts ruraux du Far-West ont été déjà délaissés. Il n’est pas douteux que, au moins pendant un temps, le départ des Japonais se fera sentir dans l’économie rurale des États du Pacifique. Les colons qui se sont accrochés là disparaîtront peu à peu et seront finalement perdus dans la masse américaine. Ils ne constitueront plus un noyau original.

L’argument essentiel des Américains a toujours été de soutenir que les Japonais ne prenaient de la civilisation occidentale que ce qui leur était utile, mais qu’ils ne s’assimilaient pas cette civilisation. Cette crainte s’est ancrée chez eux, qu’à la longue il se formerait un État dans l’État dans les provinces de l’Ouest et que la colonie japonaise active, capable, industrieuse, mais gardant ses qualités et ses caractéristiques asiatiques sous le vernis américain, constituerait un péril. Ils ont estimé que leur geste était un geste de conservation nationale.

Après les mouvements de colère provoqués par la brutale fermeture des États-Unis aux immigrants, les Japonais ont réfléchi et ils ont repris leur sang-froid. Leurs dirigeants, du reste, devant l’effervescence qui régnait au plus fort de la crise des relations avec l’Amérique, ont tout de suite estimé que leur devoir était de ne pas laisser les passions chauvines compromettre l’avenir. Ils ont conseillé, et même imposé le calme. Le préfet de police de Tokio, au lendemain de la promulgation de la loi américaine, lançait une proclamation aux habitants de la capitale. On lisait dans ce document :

« Lorsqu’il s’agit des affaires extérieures du pays, qui sont de nature très délicate et compliquée, et qui demandent, par suite, beaucoup de prudence, toute initiative privée, basée sur le sentiment de chaque individu, peut être incompatible avec les intérêts généraux du pays.

« Il est donc indispensable que la population prenne en considération l’intérêt supérieur du pays et adopte une attitude d’indulgence digne d’une grande nation.

« Par conséquent, si un acte malheureux, contraire à l’ordre public, venait à se produire, la police n’hésiterait pas à sévir rigoureusement. La plus grande prudence est donc recommandée à tous les citoyens afin d’éviter toutes complications inutiles ».

Le cabinet Kato consentait un gros sacrifice d’amour-propre pour sauvegarder la paix.

Un peu plus tard, M. Hanihara était remplacé à Washington par M. Tsuneo Matsudaira, auquel les Américains accordaient un accueil des plus sympathiques pour panser les blessures encore cuisantes du pays qu’il représentait. Les relations ont repris d’une manière normale, en apparence. Le Japon a répondu favorablement à l’invitation du président Coolidge pour une nouvelle réduction des armements navals et s’est rendu à Genève, en juin 1927, à la fameuse Conférence à Trois. On s’imaginait, en Amérique, qu’il se ferait tirer l’oreille beaucoup plus que cela avant d’accepter.

Mais les Japonais oublieront-ils les lois qui leur barrent la route vers l’Amérique et se résigneront-ils définitivement à leur sort, ou bien attendront-ils l’occasion de rouvrir la question de l’immigration ? M. Yoshitomi, qui a écrit une thèse remarquable sur Les Conflits Nippo-Américains et les Problèmes du Pacifique, nous avertit, pour sa part, que ça n’est pas fini. Voici son jugement :

« Le Japon se demande s’il faut dresser l’Asie contre l’Occident comme le fait comprendre l’attitude des États-Unis ou bien s’il faut continuer sa tâche de conciliation malgré toutes les difficultés imposées par l’Amérique. Il hésite entre ces deux voies. À notre avis, si le Japon abandonne son idéal du passé, il manquera à sa mission envers l’histoire de la civilisation du monde dont le courant fondamental est la marche continuelle de l’exclusivisme à la coopération, de la xénophobie à la philanthropie.

« La difficulté rend parfait » dit un proverbe japonais. L’obstacle opposé par les États-Unis à l’évolution de l’humanité doit être considéré par nous comme une étape à franchir avant de trouver la terre de Chanaan. Le Japon doit rester fidèle à son idéal et s’efforcer, coûte que coûte, de le réaliser. La paix du monde, plus précisément l’avenir du Pacifique, dépend des États-Unis. Que la Paix règne sur le Pacifique comme son nom l’indique et que tous les peuples du monde, quelle que soit leur race ou nationalité, puissent vivre en paix dans une atmosphère amicale ayant à sa base le respect mutuel, la courtoisie réciproque et un large esprit de conciliation. »

C’est dire que, pour M. Yoshitomi et pour ceux qui pensent comme lui, le problème est entier. Reste à savoir s’il sera résolu par des méthodes pacifiques et si le Japon trouvera le moyen de satisfaire à la fois ses besoins d’expansion et sa fierté de grande puissance ? Il a su maîtriser ses nerfs à l’instant le plus critique, et il a sagement calculé tout ce qu’il aurait à perdre dans un conflit avec l’Amérique. Il est à supposer qu’il ne se départira pas de cette prudence — qui lui a valu l’admiration de tous — dans cette recherche des solutions conformes à la place qu’il occupe dans le monde[1].

  1. Au moment où allait s’ouvrir la conférence navale de Genève, en juin 1927, M. Kazan Kayahara publiait, dans la revue Naïkan, ces lignes qui corrigent la doctrine un peu absolue de M. Yoshitomi : « Il est tout à fait stupide d’envisager une guerre avec les États-Unis qui sont notre meilleur client. Et, de plus, il est insensé de vouloir lutter pour égaler la puissante marine américaine. Le Japon n’a à envisager aucun casus belli avec les États-Unis. La question des émigrants n’est pas de celles qui se règlent avec les armes, car ce serait alors délibérément nous fermer tous les pays du monde. Quant aux États-Unis, quelque ambitieuse et agressive que soit leur politique, on ne voit pas ce qu’ils pourraient gagner à une guerre avec le Japon. Autant qu’on en peut juger par leur presse, par l’opinion des hommes sensés, les États-Unis n’ont aucune tendance à provoquer le Japon de propos délibéré et à faire éclater un orage sur le Pacifique, pourvu que le Japon ne lui cherche pas querelle.
    « Allons plus loin. Supposons une guerre avec l’Amérique dans laquelle le Japon triomphera. Pensez-vous que le Canada, l’Australie et la métropole britannique assisteraient les bras croisés à ce résultat ? Non. Alors pense-t-on que le Japon est de taille à battre toutes les forces anglo-saxonnes coalisées ?
    …Qu’on n’oublie jamais qu’il ne faut pas sacrifier les intérêts vitaux du pays à une vaine gloriole ou aux ambitions d’une caste ».