XI

LES RAPPORTS
AVEC LA GRANDE-BRETAGNE,
LA POLITIQUE NAVALE ET AÉRIENNE


Le Japon a été fort désappointé par les conditions générales du traité de paix. Il n’a pas vu l’idéalisme humanitaire, dont il était animé, pénétrer les mœurs diplomatiques. Nous avons expliqué que la question des races n’avait pas été posée comme il l’entendait. Bien plus, il n’est pas douteux que la dénonciation de l’alliance qui l’unissait à la Grande-Bretagne ait été amenée par une série de pressions exercées par les Dominions et en raison du désir que nourrissait le Foreign Office d’un rapprochement avec les États-Unis. Les questions de race ont joué, mais elles ont joué contre l’Empire nippon. Il y eut un moment psychologique, en 1921, où la politique britannique tendit à constituer un vaste bloc anglo-saxon, une sorte de Société des Nations de langue anglaise, afin d’imposer à l’univers des règles conformes au pacifisme, à la mentalité, à l’intérêt des peuples issus de la Grande-Bretagne, aux diverses époques de l’histoire. Comment ne pas tenir compte, dans ce projet, des préjugés de l’Australie et du Canada, à l’égard des jaunes et de toutes les susceptibilités de la Confédération de l’Amérique du Nord ? Des théoriciens anglais et yankees prêchèrent cette entente et annoncèrent que, si elle était réalisée, aucun pays n’oserait plus se lancer dans une guerre, John Bull et l’Oncle Sam, armés du « big stick », seraient désormais les agents de la police mondiale !

Sans doute, pour lâcher le Japon, la diplomatie britannique mit des formes… M. Wickham Steed nous a conté dans le Times (22 juillet 1927) que, si l’alliance de 1911 fut abandonnée, ce ne fut point « sur l’injonction des États-Unis », ainsi que l’avait écrit un correspondant du même journal. Il s’agissait seulement, paraît-il, de faire place à un plus vaste système de coopération des puissances intéressées au Pacifique. L’écrivain anglais précise que, « pour des raisons d’ordre impérial », M. Arthur Balfour, l’amiral Beatty, sir Robert Borden et d’autres membres de la délégation qui devait se rendre à la Conférence de Washington, examinèrent, avant cette importante réunion, comment on pourrait fondre l’alliance anglo-japonaise dans un accord plus étendu.

« En effet, nous dit M. Wickham Steed, il existait, pour ne pas parler de l’Australie, dans les provinces de l’ouest du Canada, un sentiment anti-japonais aussi prononcé que sur la côte du Pacifique de l’Union américaine. À supposer que la Conférence de Washington dut échouer et qu’il fallut envisager l’éventualité malheureuse d’un conflit entre l’Amérique et le Japon, les sympathies actives d’éléments importants de l’Empire britannique auraient pu être acquises à une puissance, hostile à une alliée de la Grande-Bretagne. Il y a lieu de croire que ces considérations furent portées officieusement, dès septembre 1921, à la connaissance d’hommes d’État japonais en vue ; elles étaient certainement présentes à l’esprit des principaux délégués britanniques avant l’ouverture de la Conférence.

« Avec la sagesse qui caractérise si souvent de leur part la conduite des affaires étrangères, les hommes d’État japonais décidèrent que leur attachement à l’alliance britannique ne devait faire obstacle à un accord de portée plus générale, et ils travaillèrent loyalement dans ce dessein à Tokio et à Washington. Ils comprirent lui, que la Conférence de Washington avait pour objet d’assurer la paix en favorisant l’entente dans le Pacifique et ailleurs sur la base de la limitation des armements navals. Comme ils désiraient la paix, ils contribuèrent avec empressement pour leur part au règlement final ».

En réalité, les Japonais ne furent pas dupes des bons prétextes avec lesquels on amorça les négociations. Fins diplomates, ils acceptèrent l’inévitable avec leur courtoisie coutumière. Ils surent s’adapter aux circonstances. L’accord du Pacifique, néanmoins, ne voila que bien faiblement à tous les esprits avertis la rupture qui s’était produite avec la Grande-Bretagne.

À Washington, les représentants de l’Empire du Soleil Levant finirent aussi par admettre, sans trop de difficultés, pour les vaisseaux de première ligne la proportion de trois « capital ships » pour cinq à l’Angleterre et cinq aux États-Unis. Nous avons déjà fourni les raisons essentielles de cet esprit de conciliation en décrivant l’évolution politique japonaise et l’action personnelle de l’amiral Kato. Il n’est pas douteux que le Japon était animé d’un désir de haute moralité et souhaitait diminuer les chances de conflit fatalement provoquées par la course aux armements. Cependant, en dehors de cette considération humanitaire, il avait des motifs intérieurs pour prendre une telle position.

S’il avait continué son effort naval, avec des sacrifices croissants, ç’eut été au détriment de sa prospérité économique. Il devenait urgent, pour lui, de pratiquer des réformes radicales dans l’armée et la marine, non seulement afin d’obéir aux impulsions des partis démocratiques, mais pour dégager les organismes réellement congestionnés. Le traité de Washington fut l’occasion de coupes sombres dans le haut personnel naval. Dans les deux années qui suivirent l’accord, furent mis à la retraite ou obligés de quitter les cadres : 8 amiraux, 52 vice-amiraux, 99 contre-amiraux, 560 capitaines et lieutenants de vaisseau, 115 enseignes, 43 aspirants et 13 700 assimilés de divers grades. L’armée de terre fut semblablement allégée. Les deux grands clans — le clan Choshou pour l’armée et le clan Satsouma, pour la marine — ne purent intervenir efficacement parce que leur influence était obligée de céder devant l’esprit démocratique. Le gouvernement japonais se contenta de donner des gratifications assez importantes aux plus méritants des vieux serviteurs, et tout se passa sans trop de grincements de dents.

Beaucoup des officiers remerciés sentaient, d’ailleurs, qu’il n’y avait plus rien à faire dans une carrière trop encombrée et où les jeunes étaient animés de tout autres sentiments que les anciens. C’est, qu’en effet, là comme ailleurs, les souffles nouveaux avaient pénétré dans les milieux navals où l’on ne prônait ni les mêmes méthodes, ni les mêmes disciplines que naguère. Nous ne croyons pas, comme de pessimistes observateurs l’ont soutenu, que l’esprit de sacrifice et le sens de l’honneur aient été atteints par ces transformations dans la marine japonaise. Toutefois, comment les jeunes officiers n’auraient-ils pas été, eux aussi, touchés par le désir de moderniser la flotte et d’en assurer la puissance avec des moyens sans doute plus limités, mais aussi plus en rapport avec l’actualité scientifique et d’une souplesse plus grande ?

Toutes ces considérations aident à comprendre pourquoi, dans les pourparlers de Washington, l’amiral Kato et les experts japonais ne se cantonnèrent point dans l’intransigeance et pourquoi, malgré les violentes récriminations du début dans certains milieux, l’opinion publique prit son parti de la nouvelle politique navale.

Ce qui la tracassa, et même ce qui créa un véritable malaise à certaines heures, ce furent les suites de la rupture de l’alliance avec la Grande-Bretagne et la tournure du mouvement anglo-saxon. L’affaire de Singapour fut, à cet égard, typique. L’idée de créer là une base navale appartient à l’amiral Jellicoe, qui la préconisa en 1923. À la Conférence impériale qui se tint en l’automne de la même année, le projet fut adopté et fut incorporé, ensuite, dans le programme du ministère Baldwin. Singapour devait devenir un nouveau Gibraltar. Les travaux à exécuter représentaient une somme de 260 millions de francs. Hong Kong et la Nouvelle-Zélande se déclaraient prêts à subventionner l’entreprise. Le cabinet Mac Donald refusa, un peu plus tard, d’y souscrire. Tous les partisans de la sécurité britannique et de la plus grande flotte protestèrent vivement. Par la suite, ils devaient revenir, au moins en partie, au programme qui leur tenait à cœur.

Voici comment l’amiral Jellicoe, en sa qualité de gouverneur général de la Nouvelle-Zélande, le justifiait. Dans un télégramme daté du 11 mars 1924, il écrivait :

« L’existence même de l’Empire dépend de la marine impériale et si la marine doit, au cours d’une guerre, pouvoir opérer avec succès, elle a besoin des bases convenables pour procéder à ses réparations et lui servir de point de départ. À l’heure actuelle, Malte est la base la plus proche et elle est à 6 000 milles de distance. Elle n’a, par conséquent, aucune valeur pour les vaisseaux de haute mer, soit dans le Pacifique, soit dans l’Océan indien… À moins qu’on ne construise une base à Singapour, ce serait une impossibilité absolue, pour la majorité des cuirassés de l’Empire, d’opérer à l’est du canal de Suez… Cette question intéresse directement l’Australie, l’Inde, la Nouvelle-Zélande et un certain nombre de colonies de la Couronne qui doivent rappeler au gouvernement britannique actuel que tout citoyen de l’Empire et tout pays appartenant à l’Empire a le droit d’être protégé contre toute possibilité d’une attaque par un ennemi étranger. »

Quels arguments trouvaient là tous les impérialistes anglais !

Au Japon, on estimait qu’il n’y avait pas lieu de protester officiellement, Singapour étant situé dans une zone hors du cadre des arrangements relatifs au Pacifique. Aucun texte n’interdisait à la Grande-Bretagne d’étendre, en cet endroit, ses fortifications. Toutefois, un tel plan était-il compatible, moralement, avec l’esprit du traité naval et du traité signé par les quatre puissances visant à garantir la paix en Extrême-Orient ? À ce sujet, les organes de toutes les nuances ne se gênaient pas pour exprimer librement leur avis. Ce jugement du Chugai Shogiyo nous paraît bien résumer l’opinion moyenne nipponne au milieu des polémiques de l’époque :

« Maintenant que l’alliance anglo-japonaise a cessé d’être en vigueur, la Grande-Bretagne peut estimer que le souci de sa sécurité nationale commande l’établissement d’une base navale à Singapour ; cette nécessité peut s’imposer de plus en plus à l’esprit britannique pour cette raison que le Pacifique est en train de devenir un champ de compétition commerciale pour les puissances. Quels que soient les motifs de ce projet, quelle que puisse être l’explication officielle qui en est donnée, il ne peut pas y avoir de doute qu’il constitue une menace envers les autres.

« Pour le Japon, le fait de créer une base navale à Singapour est un défi presque aussi net que si la Grande-Bretagne en établissait une à Hong Kong. Une telle entreprise est contraire à l’esprit du traité naval et du traité des quatre puissances conclu à la Conférence de Washington. D’ailleurs, qu’il y ait ou non une menace pour le Japon, nous craignons que l’exemple de la Grande-Bretagne ne soit suivi par d’autres pays. Si l’on commence la course pour l’établissement des bases navales, cela annihilera les décisions de la Conférence de Washington.

« Cette considération nous remplit d’une anxiété et d’un malaise intenses. Aussi bien, nous ne pouvons nous empêcher de soumettre cette question à la sérieuse considération des hommes d’État intelligents et des peuples de l’Amérique et de l’Angleterre. »

C’était aussi le moment où une campagne alarmiste était menée en Australie et où M. Georges Marks lançait sa brochure « Watch the Pacific, Defenceless Australia » (Surveillez le Pacifique, l’Australie sans défense !) Bien qu’ils se fussent habitués à ces attaques, le Japonais n’en étaient pas moins énervés.

De même, les projets agités pour la création d’une marine hindoue en 1924 n’étaient pas faits pour les calmer. C’était le complément de la politique inaugurée à Singapour. C’était l’extension anglaise du réseau naval asiatique. Dirigé contre qui ? La Grande-Bretagne ne songeait-elle pas à une combinaison russo-japonaise possible, à une coalition panasiatique, et n’envisageait-elle pas toutes ces mesures pour protéger ses intérêts en Chine et aux Indes qui forment, à ses yeux, un tout indissoluble ?

Telles étaient les hypothèses formulées par la presse japonaise qui ajoutait :

« Alors, les hommes d’État de Londres n’ont pas confiance dans les accords du Pacifique ? Ils imitent donc les Amérirains en prenant des précautions spéciales et des assurances coûteuses, même contre le Japon et, en calculant les risques d’un bouleversement de l’Extrême-Orient ? ».

L’abandon du Protocole par la S. D. N., en 1924, et d’un système perfectionnant la sécurité générale, l’échec au moins partiel des propositions du vicomte Ishii tendant à étendre à l’Extrême-Orient des garanties d’arbitrage furent également un coup sensible pour les hommes politiques japonais.

Pourtant, bien qu’ils eussent conscience de leur isolement et qu’ils en éprouvassent de la gêne, les dirigeants de Tokio restèrent fidèles aux accords de Washington et appliquèrent strictement leur politique d’économies. Le budget de 1925 réduisit de 31 570 702 yens les crédits de la marine. Mais, les autorités navales refusèrent de retrancher quoique ce fut aux sommes affectées à la construction des petites unités pendant les cinq années à venir et qui doivent porter, en 1928, la flotte des unités secondaires à 239 540 tonnes en face de 375 670 tonnes des unités correspondantes des États-Unis.

En ce qui concerne les « capital ships », le Japon restait légèrement en dessous de la limite de Washington (6 dreadnoughts de 191 320 tonnes et 4 croiseurs de bataille de 110 000 tonnes, soit 301 320 tonnes alors que les États-Unis disposaient de 525 850 tonnes). La proportion n’était donc pas de 3 à 5, mais seulement de 2, 75 à 5.

Pour la construction des sous-marins, dont le chiffre prévu pour 1929 était de 69, des contre-torpilleurs et des porte-avions, l’amirauté de Tokio conservait les mains libres.

Ce programme n’allait-il pas encore être modifié et de nouvelles limitations n’allaient-elles pas être édictées pour les unités secondaires ? Le Japon, en effet, acquiesça à la proposition du Président Coolidge et envoya ses experts à la Conférence de Genève, dite « Conférence à Trois », parce que les États-Unis et la Grande-Bretagne y figuraient seuls avec l’Empire mikadonal. L’Italie et la France avaient décliné l’invitation… Les débats commencèrent le 20 juin 1927 et procurèrent plus d’une surprise aux spectateurs de ces joutes diplomatiques. D’aucuns avaient supputé que les puissances anglo-saxonnes s’entendraient et finiraient par une opération qui laisserait leur partenaire un peu plus désarmé qu’auparavant. Ce qui apparut avec un relief saisissant, au cours de ces pourparlers, ce fut la rivalité des Anglais et de leurs cousins transatlantiques.

Les États-Unis, hantés par l’idée de ne pas voir l’Angleterre posséder un tonnage global supérieur au leur, commencèrent par proposer d’appliquer aux croiseurs, torpilleurs et sous-marins, les principes de pourcentages de 1922. Peut-être les experts britanniques se seraient-ils finalement rangés à cette thèse si le tonnage des « capital ships », tout en demeurant dans les proportions fixées à Washington, avait subi une réduction analogue à celle qu’on voulait imposer à leur flotte pour les croiseurs.

Mais les Américains s’opposèrent à toute modification du chiffre des vaisseaux de première ligne et, pour des raisons de prestige, s’obstinèrent à nier la valeur des arguments anglais. Les gens de Londres eurent beau expliquer qu’ils avaient d’immenses voies de communication à défendre ; des dominions, des colonies éloignées à protéger, alors que l’Amérique du Nord n’a pas de tels problèmes à résoudre ; ils eurent beau invoquer leur position spéciale et des motifs de sécurité en reprenant la doctrine française, qu’ils avaient précédemment combattue avec tant d’ardeur ; ils eurent beau démontrer que si l’on appliquait les propositions américaines, en prenant pour base le tonnage britannique, on aboutirait à ce paradoxe qu’au lieu de désarmer, les États-Unis seraient dans l’obligation d’augmenter leur tonnage : rien n’y fit. Les délégués du président Coolidge n’acceptèrent aucune transaction.

Les Japonais essayèrent avec autant de circonspection que d’adresse, de calmer les passions des uns et des autres et de les amener à des concessions : ce fut peine perdue. Il apparut que les États-Unis ne souffriraient point que leur fut enlevée la chance de devenir les plus puissants et les plus redoutés in the world, si le cœur leur en disait ! Leur impérialisme choqua brutalement celui de la vieille Angleterre. Certes, on se complimenta par la suite et l’on affirma que rien n’était cassé, que la querelle n’aurait aucune conséquence grave… Tout de même, elle mit à vif les susceptibilités anglaises et porta les hommes d’État de la Grande-Bretagne à méditer sur la fragilité du rêve de la grande coalition anglo-saxonne qu’ils avaient bâti en 1921. La Conférence de Genève, en dépit des bons offices des Japonais devenus, par instant, les arbitres de la situation, et qui sortirent de là avec une réputation accrue de fins joueurs, se termina par un échec.

La vérité est qu’il est illusoire de parler de limitation d’armements sur mer sans envisager, en même temps, les réductions terrestres. Il est non moins vain de ne pas tenir compte des questions de sécurité, vitales pour chacune des puissances intéressées. Le désarmement est un tout. C’est la doctrine française, c’est la doctrine qu’a si éloquemment soutenue M. Paul-Boncour, c’est la doctrine de la logique. L’événement a prouvé combien notre gouvernement avait été sage en s’abstenant de participer aux délibérations instaurées par le président Coolidge.

D’aucuns se sont demandé si, après les désillusions causées par la Conférence à Trois, l’Angleterre ne se rapprocherait pas du Japon et n’en reviendrait pas à sa conception diplomatique de 1911. Qu’à Londres on ait le désir d’un rapprochement avec Tokio, c’est possible. Qu’on ait mesuré certaines erreurs et qu’on ait l’intention d’améliorer des relations qui ne sont plus aussi cordiales qu’elles l’étaient dans un récent passé : voilà qui est vraisemblable. Mais les Dominions sont toujours là et leur politique fondamentale n’a pas varié. Les accords du Pacifique persistent également et ne sauraient être remplacés par une combinaison qui, derechef, éveillerait l’hostilité des États-Unis. Enfin, il y a les intentions du Japon. Or, celui-ci ne paraît pas disposé à prendre des engagements de ce genre. Il se méfie de la Russie soviétique, mais il n’est pas d’avis de la heurter en entrant dans un groupement d’allure antibolchéviste et en se mettant à la remorque d’une croisade menée par la Grande-Bretagne. S’il a maille à partir avec Moscou, il règlera la chose lui-même, selon ses méthodes. Il conserve trop frais à la mémoire l’abandon de l’alliance et ce souvenir est cuisant. Écoutez ce que dit à ce sujet le Nichi Nichi de Tokio (du 10 mai 1927) :

« Nous autres, Japonais, nous étions, hier encore, en diplomatie, de pauvres novices ; nous prenions à cœur le moindre incident international qui nous touchait tant soit peu ; nous nous lamentions comme des enfants de n’être pas compris par les Américains et d’être lâchés par les Anglais. Aujourd’hui, — est-ce bien, est-ce mal ? — nous sommes devenus franchement sceptiques et raisonneurs, nous savons sourire quand on nous flatte, sourire encore lorsqu’on nous dénigre. Nous savons ne plus montrer aucune indignation devant les faits et gestes de l’Angleterre en Chine, ou à propos de ses machinations destinées à y ruiner notre commerce, à contrebattre notre aide aux aspirations chinoises et à soulever contre nous l’hostilité chinoise.

« Nous n’éprouvons aucune rancune contre les procédés commerciaux inamicaux des Anglais : nous ne sommes pas non plus autrement flattés ou joyeux à l’annonce que la Grande-Bretagne rechercherait de nouveau l’alliance qu’elle a volontairement dénoncée. Suivant l’expression favorite des Anglais, il nous plaît, pour le moment, d’attendre et de voir, « wait and see », ce qui sortira de là ! »

En faisant la part du persiflage que peut se permettre un journaliste — et non un diplomate — n’y a-t-il pas là un raisonnement qui découvre le fond de la pensée nipponne ?

Oui, les Japonais ont appris à compter surtout sur eux-mêmes et, s’ils sont quelque peu désabusés ce n’est point — on l’avouera — de leur faute. Cela ne les empêche pas de rester courtois et conciliants dans toutes les circonstances de la vie internationale. Cependant, ils entendent défendre leurs intérêts propres au milieu de l’économie asiatique. Pour cette expansion, ils ne tiennent pas à s’alourdir par un navalisme et un militarisme coûteux ; ils souhaitent les réductions qui leurs permettront de consacrer plus d’argent à leur expansion, mais à la condition que ces réductions n’atteignent pas les forces navales indispensables à leur protection.

Il nous reste à parler de l’aviation que le Japon organise de son mieux pour parer aussi à toutes les éventualités et pour aider à son rayonnement en Extrême-Orient. Selon son de habitude, avant d’adopter tel ou tel type d’avion ou de moteur, les techniciens se renseignent, font des essais, se livrent à des choix éclectiques. Ils achètent ensuite aux grandes firmes européennes des licences d’exploitation et des engins leur paraissant répondre le mieux aux besoins du pays. Un gros effort est actuellement tenté pour que soit composée une flotte aérienne puissante et une flotte commerciale importante.

Sept grandes sociétés s’adonnent à la construction aéronautique : la Mitsubishi Nainen-Ki et l’Aichi Tokei à Nagoya ; la Kawasaki Zosenjo Hikoki-bu à Kobé ; la Japan Aerial Navigation, à Osaka ; les ateliers Nakajima à Ota-Machi ; la Tokio Electric and Gaz et les Chantiers Iskika-wajima à Tokio.

Des ingénieurs français, anglais, italiens, allemands ont été appelés dans l’Empire du Soleil Levant pour éduquer le personnel de l’air, pilotes ou mécaniciens. Les Français ont été les premiers, après l’armistice, à donner leurs leçons aux Japonais. Pour l’aviation navale, les Anglais leur ont été d’un grand secours, et les Allemands ont été chargés de la construction et de l’organisation technique des usines où l’on monte, où l’on répare, où l’on fabrique non seulement les appareils, mais tous les accessoires utiles aux divers services des aviations militaire et navale.

Le Japon a d’abord acheté à l’étranger pour une cinquantaine de millions de dollars d’avions et de matériel. Puis, il a consacré 200 millions de dollars — crédits votés par le Parlement pour une période de six ans — afin d’établir une organisation aérienne sérieuse. Il s’est fondé naturellement une ligue de l’Air, des sociétés, des clubs pour encourager ce mouvement. Et l’aviation civile se développe, bien que plus lentement, à l’instar de l’aviation de guerre. Le gouvernement a créé dans ce dessein un « Bureau de l’Air » qui tâche de coordonner les efforts des constructeurs, de pilotes, de tous ceux qu’intéresse la conquête de l’atmosphère.

Il faut bien dire que le Japon a de multiples obstacles à franchir. Sa position et les particularités géographiques de l’archipel rendent la navigation aérienne plus difficile que chez nous ou en Amérique. Il subit périodiquement des tremblements de terre et de terribles tempêtes qui endommagent les aérodromes et l’obligent à recommencer souvent les mêmes installations. Jusqu’ici, une seule ligne a réellement fonctionné deux fois par semaine : c’est la ligne Osaka-Fukuoka. D’autres seront mises en exploitation dès que l’on sera bien outillé et à mesure que la renaissance économique s’accentuera. On parle d’un consortium de sociétés financières au capital de 10 millions de yens qui serait disposé à établir un réseau de 4 000 kilomètres pour relier les lignes suivantes : 1° Tokio-Dairen (Mandchourie), 2 000 km. ; 2° Tokio-Séoul (par Osaka et Ogori), 1 500 km. ; 3° Tokio-Sendaï, 500 km.

Plus tard, ce réseau serait complété par de nouvelles routes d’un total de 3 400 km. :

1° Une ligne de Formose à Changhaï ;

2° Une ligne de Changhaï à Harbin en passant par Dairen ;

3° Quelques autres lignes, comme celle de Tsuruga à Vladivostock et une autre de Moukden à Pékin.

L’ambition des Japonais serait de rayonner sur toute la partie du continent asiatique où ils sont attirés par leur prestige et par leurs intérêts. Ils parviendront un jour à remplir ce programme, mais leur politique de l’air est en ce moment en retard sur la politique des pays occidentaux. Quels que soient les sacrifices à consentir, les lenteurs de la réalisation de ces superbes projets, la cherté des constructions, ils ne se lasseront point tant qu’ils ne seront pas parvenus au but.

Les Japonais veulent des ailes en abondance suffisante pour dominer le ciel d’Extrême-Orient. Cela fait partie de leur plan général d’action et de modernisation. Ils en auront ! Patience et longueur de temps… C’est là leur devise.