I

LE NOUVEAU RÈGNE

ET L’IDÉE IMPÉRIALE


L’Ère de la Paix resplendissante (Ère de Showa) a succédé à l’Ère de la Grande Rectitude (Ère de Taisho). C’est le 25 décembre 1926 que l’Empereur Yoshi-Hito est mort, après quatorze années de règne seulement. Il y avait cinq ans déjà qu’il avait, en fait, cessé de présider aux destinées de la nation en raison de sa santé chancelante. Le prince Hiro-Hito, nommé régent, était devenu le véritable maître de l’empire mikadonal. Cependant, fidèle au formalisme traditionnel, il n’eût jamais songé, avant la disparition officielle de son père, à parler en son propre nom ni à gouverner comme s’il détenait déjà les trois emblèmes du pouvoir réel : le miroir, l’épée et le joyau. Il a pieusement attendu la fin de l’Ère de Taisho, en prenant toutes les décisions qu’exigeait la situation, mais sans empiéter aucunement sur les prérogatives impériales.

S’il a « géré » le Japon et s’il a joué le rôle de Yoshi-Hito — parce que celui-ci n’était plus capable, physiquement, de le soutenir — Hiro-Hito, avec une infinie délicatesse, a évité de mettre en avant sa personnalité et d’enlever une parcelle de la gloire de son prédécesseur. Il a agi, pendant ces cinq dernières années, comme un bon fondé de pouvoirs dans l’expectative de l’heure où le destin lui permettrait, à son tour, d’imprimer sa marque originale à une époque déterminée de l’histoire nipponne.

Hiro-Hito — cent vingt-quatrième empereur de la dynastie nationale et troisième monarque de la Restauration — a choisi à dessein, après délibération des plus hautes autorités du pays, le terme de Shôwa, dont les deux idéogrammes signifient « la Paix Resplendissante » pour caractériser la période où il entend ainsi exercer ses talents et son action. Il espère dans les bienfaits de la paix. Tout son programme tend, alors que l’on a si souvent accusé le Japon d’aimer les aventures belliqueuses, de brandir le sabre, de faire montre d’une excessive bravoure, à imposer des règles conciliantes à l’extérieur et à réajuster les conditions sociales à l’intérieur.

Le nouveau Mikado a l’intention de se montrer très moderne, et il a déjà commencé à donner des preuves de cet esprit… D’abord, il l’a manifesté en prenant, lors de ses fiançailles, une attitude aussi énergique qu’indépendante à l’égard des clans représentant à la Cour la moralité réactionnaire. On ne saurait imaginer l’émotion qui s’empara des vieux Japonais quand on apprit, en janvier 1918, que le prince héritier avait élu comme future épouse la fille du prince Kouni.

Jusqu’alors, les faveurs impériales allaient toujours à une descendante de la famille des Fuijiwara, famille remontant à la déesse Amaterasu, fondatrice du Japon. Or, la princesse élue par le cœur de Hiro-Hito appartenait à la famille des Shimadzou, du clan Satsouma, opposé au clan Choshou lequel avait pour personnalité dominante le prince Yamagata. On devine la fureur de ce dernier qui mit tout en œuvre pour briser l’alliance qui allait se former et pour ameuter l’opinion publique.

Jamais roman d’amour ne suscita autant de polémiques, d’intrigues, de manœuvres de toutes sortes. Des professeurs, des philosophes, des moralistes furent lancés dans la mêlée par le prince Yamagata avec l’espoir de faire revenir Hiro-Hito sur sa décision. Un médecin militaire, même, le baron Ishigouro, tout dévoué aux intérêts du clan Choshou, ne craignit point d’envoyer au ministre de la Maison Impériale une lettre dans laquelle il soutenait que les parents de la princesse Nagako étaient atteints d’une maladie héréditaire, le daltonisme, et que, par conséquent, l’union projetée était infiniment dangereuse pour la dynastie.

Le prince Kouni, père de la fiancée, protesta hautement contre de telles allégations et invoqua l’avis des docteurs compétents qui, d’après les règles, avaient été préalablement convoqués pour examiner la future impératrice et qui l’avaient déclarée de constitution physique et morale parfaite.

À la Cour, les deux camps rivaux se livrèrent une lutte extrêmement sévère. Les adversaires du prince Yamagata dénoncèrent l’égoïsme de caste de ce dernier et son exclusivisme politique. Ils prirent la défense du prince Kouni et de sa fille. Dans le peuple, on connut fatalement les péripéties de cette bataille entre les tenants du clan Satsouma et ceux du clan Choshou. Ce fut le clan se comportant en défenseur de la parole donnée, de la jeunesse, des droits de l’amour qui obtint, naturellement, les suffrages de la foule.

On vit les membres d’une société patriotique se rendre au nombre de quinze mille au temple de l’Empereur Meiji afin d’invoquer son aide divine en faveur du prince Hiro-Hito. Cette société, qui avait pris le nom de « Société Nationale pour des prières et des offrandes », se livra à d’impressionnantes manifestations qui avaient un sens politique fort précis. Elle s’élevait contre la domination des « genrô », représentés par le prince Yamagata ; elle réclamait la modification d’usages anachroniques ; elle soulignait le besoin d’une réforme de la Cour. Il était à la fois très habile et très symbolique de sa part de s’adresser, dans ce dessein, à l’âme du fondateur d’un ordre nouveau au Japon, à cet Empereur Meiji qui ouvrit toutes grandes les portes de l’Empire aux étrangers et aux idées nouvelles.

Devant le blâme populaire et devant l’offensive des amis du prince Kouni, offensive soutenue par Hiro-Hito lui-même, le prince Yamagata fut obligé de battre en retraite et de s’incliner devant l’inévitable.

Les vieux Japonais renouvelèrent leurs attaques quand il fut question, tout au début de 1921, du voyage d’études du prince héritier en Europe. Ils représentèrent que si l’Empereur mourait en l’absence de son fils, le trône resterait vide pendant un certain temps et que, cette absence devenant alors impie, toutes les malédictions du Ciel retomberaient sur le Japon. Ils tentèrent d’exalter le fanatisme des personnages les plus dévotieux de l’Empire. Ils provoquèrent quelques incidents croyant intimider le prince Hiro-Hito. Ils organisèrent un attentat contre le fils du marquis Saionji, désigné pour être l’un des compagnons de route de l’impérial voyageur.

On ne peut nier que leur campagne eut quelque influence. Elle réussit à créer des alarmes chez nombre de gens à l’âme simple. Elle manqua pourtant le but essentiel. Pas plus qu’il n’avait cédé quand on avait voulu l’empêcher de fixer son choix sur une jeune fille de son goût, le prince Hiro-Hito ne renonça à son départ pour l’Europe. Le 3 mars 1921, le « Katori » levait l’ancre ayant à bord le Fils du Ciel, l’espoir de l’Empire, qui proclamait que son mariage aurait lieu dès son retour…

Double défaite pour les hommes du clan Choshou et pour tous ceux qui avaient cru briser la volonté du « Maître suprême » de demain, installer à leur profit des influences indéracinables à la Cour, réglementer à leur gré le protocole impérial !

Commentant la victoire du prince Hiro-Hito, M. Adachi Kinnosuke pouvait écrire dans la revue américaine l’Outlook : « Le roman du Prince Hiro-Hito a révolutionné notre idée des relations essentielles de l’homme et de la femme dans le mariage. L’amour, tel qu’on le comprend aux États-Unis, ne jouait pas, jusqu’ici, chez nous, un rôle capital pour l’union de deux êtres. Il s’agissait bien plus de l’union de deux familles que de celle des individus intéressés. Les émotions et les mouvements d’âme des deux partenaires du drame n’étaient suivis avec aucune sorte d’intérêt par notre société. L’attitude exemplaire de notre prince a changé cela ; car, au Japon, ce que les gens d’en haut font influence les gens d’en bas. Aussi bien, ce « love-match » du Prince Impérial a été aussi important du point de vue de l’évolution des mœurs que du point de vue politique. Ce roman d’amour a eu des résultats aussi décisifs pour la vie japonaise que si l’on avait signé une déclaration des droits à l’indépendance ».

Le prince Hiro-Hito a gagné encore en libéralisme, en souplesse d’esprit, en prudence intellectuelle grâce à son voyage en Europe. Il est malaisé, pour un occidental, d’imaginer l’étonnement que pouvait ressentir l’héritier d’une longue dynastie des mikados en s’enfonçant dans les rangs des communs mortels d’une autre race, en se mêlant à des étrangers, en se laissant coudoyer par eux. Quand on songe à l’étiquette farouche d’autrefois, aux mesures de précaution prises pour protéger la vie de l’Empereur, au mystère dont on entourait ses moindres gestes, comment le fils de Yoshi-Hito n’aurait-il pas été surpris d’un tel changement dans sa propre allure et de toutes les révélations de la civilisation occidentale ?

Il fit très bonne contenance, s’intéressa à tout ce qu’il vit, voulut connaître la vie moyenne des Anglais et des Français, et c’est pourquoi il se promena souvent comme un simple particulier à Paris ou à Londres, visitant les grands magasins, prenant le métro, assistant aux scènes de la rue et non pas seulement aux galas officiels.

À son retour, il rédigea une note sur ses impressions, dans laquelle il disait : « J’ai parcouru les champs de bataille et, devant ces dévastations, j’ai compris les bienfaits de la paix et de la concorde entre les nations. J’ai pu me rendre compte du haut développement des sciences, des arts, des industries dans les pays alliés. Nous avons beaucoup à apprendre de ces pays… »

Le prince Hiro-Hito s’est donc utilement préparé à son rôle de monarque d’un grand pays. Il a acquis une expérience personnelle, par des leçons directes, par des visions précises propres à lui indiquer la nécessité de constants progrès basés sur la coopération des nations éprises d’idéal. La responsabilité de diriger le Japon lui échoit alors qu’il est âgé de vingt-cinq ans. Il a une meilleure santé que son père et il pourra, espère-t-on, remplir hardiment sa tâche sans être continuellement terrassé par la maladie, comme le fut Yoshi-Hito. Le nouvel empereur a pratiqué les sports et, en premier lieu, le sumo, la lutte japonaise, le sport le plus national. Il s’est aussi entraîné à l’alpinisme et il a gravi le plus haut sommet du Fuji, — ce qui est sans doute une incomparable initiative, aucun monarque nippon n’ayant pareillement cherché à établir un record pour l’ascension du mont sacré. Hiro-Hito est, fort amateur de natation et il sacrifie aux sports modernes en pratiquant le golf et le tennis. Le Fils du Ciel tient à être « à la page ». Ses sujets — alors qu’il n’était que prince héritier — ont pu l’apercevoir en tenue athlétique, muni d’une raquette et renvoyant la balle avec élégance…

Ainsi, le « Maître Suprême » s’est humanisé aux yeux de la masse. Il a perdu beaucoup de son caractère poétique, de sa puissance occulte, de sa légende terrible. La « Face Rutilante du Dragon » ne fait plus trembler ceux qui lèvent les yeux vers elle. Si les titres pompeux du passé sont toujours employés par courtoisie, ils n’évoquent plus les mêmes sentiments où l’adoration et l’épouvante se mélangeaient. Cependant, ce serait une erreur de croire que le formalisme japonais ne correspond, désormais, à aucune idée sincère. Toutes les audaces que l’Empereur a, pour lui-même ou pour son peuple, n’empêchent point l’idée impériale de demeurer extrêmement tenace et de dominer les cœurs. Les vieilles coutumes, bien qu’elles soient souvent dépouillées d’une partie de leur apparat, gardent assez de vigueur pour ne pas être démodées au siècle de l’électricité. Les gens de l’Empire où le Soleil se lève concilient parfaitement les exigences de l’actualité, une sorte de radicalisme moral, une curiosité sans cesse en éveil, avec un imposant traditionalisme.

Malgré l’agitation sociale, les inquiétudes spirituelles qui troublent la jeunesse, la floraison des idées nouvelles, la dignité, l’éclat, le prestige de la fonction impériale restent quasiment intacts. Sans doute, nous avons assisté, en 1912, au procès des anarchistes dont le chef était Kôtoku et parmi lesquels se trouvait une femme. Ce procès se termina par des exécutions capitales pour crime de lèse-majesté. Plus récemment, en 1923, on découvrit le complot de Bokuretsu et d’Akiko, un étudiant coréen et sa maîtresse japonaise. Au mois de décembre de cette même année, encore un étudiant — de bonne famille nipponne cette fois — l’étudiant Tamba, tenta d’assassiner le régent et fit preuve, au cours des débats judiciaires, d’un cynisme déconcertant. Toutefois, ces épisodes ne sauraient nous mener à des conclusions générales et nous inviter à en déduire que la monarchie nipponne court de sérieux dangers. Il peut surgir brusquement un ou plusieurs exaltés capables de perpétrer un crime contre le mikado. Aucun souverain n’est à l’abri d’une tragique surprise ! On peut, néanmoins, affirmer que l’énorme majorité des Japonais conserve un absolu loyalisme envers l’institution impériale. Ce loyalisme, qui dure depuis deux mille ans, qui a résisté à toutes les évolutions intérieures, qui s’est adapté si rapidement et si merveilleusement à la période contemporaine, ne paraît pas près de s’éteindre.

En tout cas, la mort de Yoshi-Hito a été l’occasion de démonstrations nationales et de cérémonies qui témoignent de la puissance de la tradition et l’attachement populaire à des coutumes resplendissantes de piété et d’amour. L’Empereur de l’Ère de Taisho a été déifié après des funérailles peut-être plus somptueuses que celles de l’Empereur Meiji. Tous les étrangers ont été étonnés de la magnificence de ces cérémonies qui, selon la loi religieuse, durèrent quarante-sept jours et se terminèrent les 7 et 8 février 1927, par le transport des restes du défunt mikado, dans un mausolée élevé sur la colline de Tama, à environ quarante kilomètres au nord-ouest de Tokio. Son père, Mutsu-Hito, vénéré sous le nom de Meiji-Tenno, a sa tombe à Momo-Yama, la Colline des Pêchers, près de Kyoto, l’ancienne capitale. Tous les empereurs ont, jusqu’ici, été enterrés dans la région de Yamato. C’est une innovation que d’avoir ainsi installé la dépouille mortelle de Yoshi-Hito aux environs de la nouvelle capitale.

Tout d’abord, on l’avait transportée dans les jardins du palais de Chinjuku, où l’on avait érigé un temple spécial avec un immense torii (portique de bois). C’est de là que partit le cortège qui accompagna le Maître de l’Ère de Taisho à sa dernière demeure. Le char funèbre, aux couleurs laquées, noir et rouge, était traîné par trois paires de bœufs tout harnachés de blanc, qui avaient subi des cérémonies purificatoires. Toutes les autorités civiles, religieuses, militaires de l’Empire, dans les tenues traditionnelles ou portant des ornements symboliques, accompagnaient les restes de Yoshi-Hito. Chacun était à sa place protocolaire, chaque détail avait été minutieusement réglé. Porteurs de torches, musiciens, bonzes, dignitaires de toutes catégories, accomplirent les gestes rituels avec une admirable discipline. On aurait pu se croire transporté à mille ans en arrière tant les exécutants de cette pieuse besogne semblaient à l’aise dans ces vêtements archaïques et remplissaient facilement leur office. Tout le Japon ancien était ressuscité pour la circonstance. On eut dit d’un hommage des siècles passés et parés de toutes leurs splendeurs à l’Empereur partant pour l’ultime voyage.

Et, pourtant, s’alliant avec ce déploiement d’usages antiques, de matériel d’une vétuste beauté, de costumes rares aux modes immuables, de rites impeccables, que de notes modernes, prouvant bien que la civilisation nipponne est capable d’absorber les éléments les plus hétéroclites, de les confondre dans son harmonie ! Si les prêtres shintoïstes, tout drapés de blanc, formaient des essaims comme une troupe de revenants surgis des vieilles traditions, paradaient aussi à ces funérailles les soldats, aux uniformes kaki, affublés du masque protecteur (en raison d’une épidémie de grippe), ainsi que les élèves des grandes écoles militaires, qui paraissaient équipés comme pour un assaut à travers les nappes de gaz. Si l’on entendait les modulations aiguës des flûtes rituelles, il y avait, disposés sur tout le parcours, des microphones recueillant les moindres notes et transportant dans les grands centres, munis de hauts-parleurs, les musiques funèbres et les classiques lamentations. Si c’étaient toujours les mêmes formes de torchères qu’autrefois, ces torchères brûlaient avec du gaz d’éclairage ; si les lanternes de papier huilé n’avaient point changé d’apparence, elles étaient tout de même munies d’appareils électriques. Les banquets et les offrandes, sans doute, exigèrent exactement les mêmes aliments que jadis, mais on communiquait au monde, par T. S. F., le texte des menus funéraires. Parmi les pèlerins agenouillés sur le passage du cortège, on distinguait d’humbles paysans protégés par le manteau de paille et les pieds chaussés de sandales, mais dans la foule recueillie se trouvaient des étudiants habillés à la dernière mode occidentale et représentant l’intellectualité la plus audacieuse.

Funérailles symboliques que celles de l’Empereur de l’Ère de Taisho ! Le vieux Japon ne veut pas mourir, mais il s’imprègne fatalement du jeune Japon. Il s’agit de savoir s’il n’éclatera pas de luttes violentes entre eux et s’ils se pénètreront l’un l’autre, s’ils fusionneront sans choc. L’hymne national Kimi ga yo, qui déclare : « Le règne du souverain durera mille ans et quatre-vingt fois mille ans, jusqu’à ce que le petit caillou, devenu rocher, se couvre de mousse verdoyante… » — cet hymne restera-t-il entièrement vrai ?

Le deuil sincère et profond de la nation japonaise, le caractère familial (si l’on peut dire) de ce deuil indique l’intensité du sentiment impérial. Il y aura, sous le règne de Hiro-Hito, des problèmes plus délicats à résoudre que sous le règne précédent. Nous voyons se dessiner, dans l’empire japonais, un état d’effervescence, qui peut être politiquement inquiétant et un besoin de perfectionnement qui se traduit parfois par des mouvements d’une rare violence. Des luttes d’intérêts, des luttes de classes, des luttes morales se préparent. Toutefois, jusqu’ici, le peuple n’a point accusé son empereur des difficultés qui l’étreignent, et il n’a signifié en aucun cas que le pouvoir impérial était responsable de ces crises de croissance ou d’organisation. Au contraire. De même qu’au temps des Shôguns, ces premiers ministres qui gouvernaient en usurpateurs aux lieu et place des mikados, on critiquait les ministres et non les Fils du Ciel, de même, aujourd’hui, les Japonais peuvent blâmer les dirigeants politiques, ils ne protestent point contre l’autorité impériale. Ils ont encore cette conception que, s’il y a des fautes commises, c’est précisément parce que le pur esprit mikadonal est mal interprété par les fonctionnaires ou les serviteurs de l’Empire, ou bien parce que cet esprit de justice suprême qui est, par essence, l’esprit impérial, ne pénètre pas suffisamment les institutions.

Voici une anecdote qui le démontrera d’une façon typique. Il est d’usage qu’à la veille d’un grand événement, touchant à la Cour ou au Peuple, le Souverain en personne ou son délégué, aille en informer solennellement les mânes des Ancêtres, qui résident dans les Miya, les temples du Shinto situés à Isé. Les représentants les plus autorisés de la nation, le Ministre de l’Intérieur, les principaux leaders politiques ne manquent pas, eux aussi, de faire une visite de dévotion dans les occasions capitales. Or, il y a trois ans, quand se forma le ministère Kiyoura, considéré par les chefs ouvriers comme un gouvernement de réaction, les Délégués de la Confédération Générale du Travail prirent aussitôt le chemin d’Isé et se rendirent aux temples qu’habitent les Esprits fondateurs de l’Empire, pour les avertir respectueusement qu’ils se préparaient à lutter pour l’obtention du suffrage universel et pour le renversement du Cabinet Kiyoura. Leur sentiment démocratique s’alliait fort bien au devoir de piété envers l’âme des grands souverains disparus. Ils confondaient leur idéal monarchique avec leurs revendications.

Autre exemple de la force de cette discipline impériale. Le Dr Tetsujiro Inouye, de l’Université de Tokio, fut, en novembre 1926, obligé de donner sa démission de membre de la Chambre des Pairs, à la suite d’une polémique sur les origines des attributs de la royauté. Dans un de ses ouvrages, Le Japon et la Morale Nationale, le savant professeur avait soutenu cette thèse que l’on n’était pas bien fixé sur le sort de deux des joyaux sacrés qui furent censément confiés par la déesse Amaterasu au premier empereur Jimmu. Il disait que les originaux de deux des emblèmes, actuellement conservés dans les sanctuaires impériaux, avaient été perdus depuis longtemps et que deux pièces, le miroir et l’épée, n’étaient pas authentiques. Seule, à son avis, la pierre précieuse était bien celle de jadis.

Dans le camp des loyalistes, ce fut un terrible tollé ! On demanda une punition exemplaire pour ce crime de lèse-majesté. Un magazine, le Nihon Oyobi Nihonjin, fit circuler une pétition contre le Dr Inouye, qui, devant le flot montant des protestations, capitula et préféra résigner ses fonctions de membre de la Chambre des Pairs. Il ne fait pas bon, même à notre époque, de mettre en doute, avec des arguments critiques, les symboles de la puissance impériale. Le cas de cet historien en est la preuve…

C’est une chose curieuse que de voir se produire une évolution aussi accentuée que celle du peuple nippon, sous la présidence morale et sous la direction suprême d’un empereur éclairé par les lumières divines. On ne saurait bien comprendre un tel phénomène, que si l’on étudie l’histoire du Japon et que si l’on pénètre profondément la psychologie japonaise.

Cette « mystique impériale » a résisté aux révolutions qui ont bouleversé tant d’autres choses. Le Japonais moyen, qui n’hésite pas à pousser à fond toutes sortes de curiosités et à saper bien des principes, considère encore comme intangible le principe de l’autorité de l’Empereur sur l’ordre nouveau qu’il importe d’établir pour le bien commun.

Il est possible, que, dans l avenir, l’idée impériale finisse par subir, elle aussi, des atteintes. Cela dépendra, à la fois, des circonstances et du doigté dont saura faire preuve le nouveau souverain. Pour le moment, alors qu’Hiro-Hito ouvre l’Ère de la Paix Resplendissante, force nous est de constater que le loyalisme monarchique est toujours vivace, toujours intense dans l’âme de ses sujets.