Librairie Hachette et Cie (p. 184-189).

II

La cuisine japonaise.

Nous venons de voir comment les Japonais nourrissent et charment leur esprit ; il faut dire au moins quelques mots de la façon dont ils nourrissent et régalent leur corps.

La Chine a été, nous l’avons dit, la grande éducatrice du Japon. Elle lui a enseigné les arts industriels et l’écriture ; elle lui a donné une religion : le bouddhisme ; elle lui a aussi communiqué, en partie, du moins, ses goûts et ses modes en fait de cuisine. Les Japonais mangent, comme les Chinois, à l’aide de petits bâtonnets de bois ou d’ivoire qui leur tiennent lieu de fourchette ; comme les Chinois, ils mangent, au moins dans les repas de cérémonie, quelques bouchées seulement d’une effrayante multitude de plats ; comme eux, ils défigurent et déguisent si habilement une partie des mets dont ils se régalent, que l’Européen assis à leur table, ou plutôt accroupi sur leur natte, car ils n’ont ni table à manger, ni chaises, ni fauteuils, ne peut deviner quel est l’objet qu’on lui sert.

Ceci dit, empruntons à deux voyageurs que nous avons souvent cités le récit de deux grands dîners à Yédo.

« Le repas, dit M. de Hubner, se composait d’une multitude de mets servis à chaque convive dans une petite coupe de porcelaine mince comme une feuille de papier. Du potage de volailles exquis, des entremets d’œufs qui étonnent nos palais plus qu’ils ne les satisfont, du poisson bouilli, du poisson braisé, du poisson rôti, puis une grande quantité d’autres plats dont nous ne pouvons deviner la substance ; le tout assaisonné de sauces de poisson d’un goût délicat et aromatique. Le vin, le saki, fait je crois avec du riz, est ce que je sais le moins apprécier. Il est servi dans un petit flacon de porcelaine et versé dans de fort petites tasses. Nous sommes à table depuis deux heures ; c’est, conformément à l’étiquette du pays, le moment où les convives demandent le riz, c’est-à-dire indiquent poliment leur désir de se lever. Le riz nous est servi sur un plateau carré de laque rouge, avec le fameux tay, le poisson le plus délicat que les eaux du Japon produisent, et avec du potage et d’autres ingrédients. C’est le bouquet ; aussi les deux convives indigènes poussent-ils des exclamations de satisfaction. »

M. de Beauvoir, dans un récit du même genre, nous donne d’autres détails amusants. Le repas qu’il nous décrit est purement japonais ; mais comme il est servi à des Européens dans une légation, les convives s’assoient à l’européenne devant une table :

« Sur des tables séparées nous pouvions admirer les pièces montées que les Japonais aiment tant. Une de ces pièces, qui avait bien un mètre carré, toute en œufs, poissons, fleurs, oignons, carottes, etc., représentait un paysage avec perfection. Il y avait des rivières en filaments d’oignons, des canards mandarins en navets sculptés et peinturlurés, des champs de verdure, des ponts en briques de carotte. Un autre plateau représentait la pêche. Sur un rocher de pommes de terre, perdu au milieu de flots de mayonnaise, et écumant de mousse de blanc d’œuf, un pêcheur halait un long filet à mailles de navet et ramassait des myriades d’huîtres crispées et d’épinoches sautillants. Enfin voilà une grande barbue qui s’avance ! Elle est convertie en galiote ornée de mâts et de voiles gonflées par la brise. C’est de tout cela que nous avons mangé avec nos bâtonnets. Je vous fais grâce d’une cinquantaine de plats d’un goût très fin, mélangés à dose homéopathique d’écrevisses pilées, de sauces et de poissons. Nous avons emporté comme souvenirs nos bâtonnets et notre serviette en papier. L’usage japonais voulait plus : l’amphitryon nous fit escorter par un de ses kotzkoï portant pour chacun de nous une jolie corbeille ornée d’un gros homard et d’un poisson. »

Voulez-vous maintenant voir comment on dîne au Japon, non pas les jours de gala, mais chez soi, paisiblement, à l’ordinaire ? Voici le menu des repas habituels des bourgeois de Yédo. Une nappe de paille tressée est posée sur les nattes qui couvrent le plancher. Au centre on place une grande écuelle en bois laqué contenant le riz, qui est pour les


LE DÎNER D’UNE FAMILLE BOURGEOISE.

Japonais ce que le pain est pour nous. Chaque convive puise dans cette écuelle de quoi remplir une grande tasse de porcelaine et il mange cette portion de riz en portant la tasse à ses lèvres ; ses bâtonnets lui servent à prendre sur d’autres plateaux de laque des morceaux de poisson, de crabe ou de volaille qu’il mange avec son riz.

Ces mets sont assaisonnés de sel, de piment et d’une sauce très violente qu’on tire d’une sorte de fève noire dûment fermentée. Des œufs mollets ou durs, des légumes bouillis, une salade de jeunes pousses de bambou ou d’oignons de lotus complètent le repas. Le thé et le saki, servis chauds et sans sucre, servent de boisson. Les théières qui les contiennent reposent sur un brasero en forme de cassette, un peu plus grand qu’un autre meuble correspondant, le tabacco-boon, où l’on dispose le charbon allumé, les pipes, le tabac et tous les outils nécessaires aux fumeurs. Les Européens ne peuvent voir des Japonais se servant de tous ces petits plats dans leurs petites soucoupes et buvant ces liquides dans leurs petites tasses, sans s’imaginer qu’ils voient de grands enfants jouer à la dînette.

Ajoutons que parmi les poissons, qui forment avec le riz la base de la nourriture des habitants du Niphon, il y en a beaucoup qui se servent et se mangent tout crus. Cela nous semble horrible ; nous devons dire pourtant que les Européens se font vite à cet usage et se régalent souvent autant que les indigènes de ce mets dont la seule idée nous révolte. Le fameux tay, le poisson le plus cher aux gourmets d’Yédo, se sert non seulement cru, mais vivant, et de même que jadis un homme du monde en France était fier de savoir découper habilement une volaille, de même aujourd’hui, au Japon, le suprême talent à table est d’achever habilement le malheureux tay.

Les Européens qui résident au Japon peuvent trouver du plaisir à prendre part de loin en loin à un de ces repas excentriques que nous venons de décrire ; mais ils veulent vivre habituellement à la mode de leur pays : la chose n’est ni facile ni économique. Déjà quelques Japonais ont appris auprès des maîtres d’hôtel des grands steamers à faire une cuisine à peu près appropriée à nos goûts ; mais il faut leur fournir les éléments de cette cuisine et presque aucun d’eux, ne se trouve dans le pays. On fait venir la farine des États-Unis, le beurre du Danemark dans des boîtes de fer-blanc, l’huile de Provence, les légumes secs de Bordeaux, le mouton de Chine, les pommes et les oignons de San-Francisco, le café d’Aden, les vins de France, la bière d’Angleterre, le lait condensé de Suisse et les conserves de tous les points du globe. Les boutiques des marchands de comestibles rappellent aux Parisiens qui sont restés chez eux pendant le siège l’aspect des étalages de Chevet et de ses confrères en janvier 1871, à l’époque où l’on ne voyait plus que des boites de fer-blanc. « Si jamais, dit M. Bousquet, les Européens disparaissaient de cet empire, ils y laisseraient comme traces de leur passage une pyramide de boîtes étamées. » Déjà cependant on commence à élever et à tuer des bœufs pour l’usage des étrangers ; mais ce pays, qui ressemble tant à la Suisse et au Tyrol, n’a pas encore appris à traire les vaches, à faire du fromage et du beurre. La livre de beurre coûte 5 francs. Aussi l’une des plus vives jouissances des Européens résidant au Japon est un bon repas à la française ; ceux qui peuvent de temps à autre inviter leurs amis à une fête de ce genre acquièrent vite une grande considération à Yokohama.