Librairie Hachette et Cie (p. 177-184).

CHAPITRE XI

LES PLAISIRS ET LA TABLE

I

Les théâtres. — Les spectacles divers : jongleurs, lutteurs, etc.

Les Japonais, nous avons eu déjà l’occasion de le dire, aiment beaucoup le plaisir sous toutes ses formes. Ils travaillent, mais ils veulent se distraire de leurs travaux. Au premier rang de leurs distractions favorites figurent les représentations dramatiques. Ils ont comme nous des ballets et des pantomimes, des comédies, des drames et des farces. S’ils n’ont pas à proprement parler d’opéras et d’opéras comiques, la musique joue cependant un certain rôle dans beaucoup de leurs pièces.

Si étrange que cela puisse paraître, il y a plus d’un rapport entre le théâtre des Grecs et celui des Japonais.

En Grèce, l’art dramatique prit naissance dans les fêtes de Bacchus. On commença par faire chanter par un chœur une ode en l’honneur du dieu ; puis on s’avisa d’introduire au milieu du chœur un personnage qui, au lieu de chanter, récitait des vers se rapportant au sujet traité dans ces chants. Puis un second personnage vint changer le monologue en dialogue, et au lieu de célébrer tel ou tel exploit d’un dieu ou d’un héros, on le mit en action. S’il faut en croire une légende longtemps regardée comme indubitable, le premier poète qui ait mérité en Grèce le nom d’auteur dramatique aurait promené ses personnages sur un chariot, à travers les bourgs de l’Attique, et ce chariot aurait été l’humble début de ces théâtres sur lesquels ne devaient pas tarder à se produire les sublimes chefs-d’œuvre d’Eschyle et de Sophocle.

Au Japon, il y a encore aujourd’hui un genre dramatique qui répond absolument à la tragédie primitive des Grecs : un ou deux acteurs en costumes pompeux, alternant avec les chants d’un chœur, débitent des monologues ou des dialogues dans lesquels on célèbre les exploits des héros et des hommes illustres. Ce genre de pièces, fort littéraires peut-être, mais à coup sûr peu divertissantes, était réservé aux fêtes données par le shogoun, par le mikado ou par les daïmios, et ces représentations n’avaient pas d’autres spectateurs que les nobles invités de ces grands personnages. D’autre part, dans les fêtes de certaines corporations, une douzaine de solides gaillards promènent dans les rues de Yédo des chariots sur lesquels des acteurs, qui souvent sont des enfants, exécutent des pantomimes vulgaires, mais fort amusantes. Voilà le chariot légendaire de Thespis. Mais ces scènes presque exclusivement lyriques exécutées devant un auditoire d’élite et ces pantomimes promenées sur des charrettes ne doivent pas nous arrêter plus longtemps. Les véritables représentations dramatiques du Japon sont celles qui se donnent sur des théâtres permanents. Ces théâtres sont en nombre considérable à Yédo ; il s’en trouve aussi, quoique en moins grand nombre, dans les villes importantes du pays ; mais au Japon, comme en France, règne la centralisation littéraire, et l’on ne joue guère dans les provinces que des pièces composées pour le public de la capitale et consacrées par le succès qu’elles ont obtenu auprès de lui.

Les salles de spectacle japonaises ont, comme les nôtres, des loges et un parterre ; seulement, à Yédo, le parterre lui-même est généralement divisé en loges séparées les unes des


UNE SALLE DE SPECTACLE À YÉDO.

autres par des balustrades basses, sur lesquelles courent, les gens de service qui apportent aux spectateurs du tabac, du feu, des rafraîchissements et des comestibles. Il est en outre traversé des deux côtés dans toute sa longueur par deux estrades sur lesquelles les acteurs viennent souvent jouer une partie de leur rôle et par lesquelles une partie des personnages font leurs entrées et leurs sorties, ce qui doit, beaucoup diminuer l’effet de certains coups de théâtre.

Les femmes ne paraissent sur la scène qu’en qualité de danseuses : dans toutes les pièces autres que les ballets les rôles de femme sont joués par des hommes. Il nous semble difficile de prendre au sérieux une héroïne représentée par un homme ; mais tout est affaire d’habitude. La scène, au lieu d’être comme chez nous vivement éclairée par les nombreux becs de gaz de la rampe, est dans une demi-obscurité que dissipent assez mal quelques lumières placées à peu près à hauteur d’homme de distance en distance. Dans de telles conditions, les gestes des acteurs et surtout leurs jeux de physionomie risqueraient d’être perdus pour les spectateurs. Pour éviter cet inconvénient, chaque personnage qui est en scène a auprès de lui un comparse, étranger à l’action, et censément invisible pour le public, qui porte une chandelle de résine au bout d’un bâton et la tient de façon à éclairer toujours le visage de l’acteur dont il accompagne tous les pas. Voilà encore une chose qui choque terriblement nos habitudes ; mais tout est convention au théâtre, et les conventions de notre scène semblent peut-être aussi étranges aux Japonais que peuvent nous le paraître celles qu’ils ont admises sur la leur.

Dans beaucoup de théâtres, les représentations n’ont lieu que le soir ; elles commencent et finissent à peu près aux mêmes heures qu’à Paris ; mais la plupart des voyageurs nous parlent aussi de théâtres qui ouvrent le matin et où la pièce, commencée à peu près à l’heure où nous nous mettons, nous


LES JONGLEURS AUX LONGS NEZ.

autres Parisiens, à nos affaires, ne se termine que plus ou moins avant dans la nuit. Cela nous semble fort étrange ; mais il faut nous rappeler que nos mystères du xve et du xvie siècle se jouaient aussi pendant le jour et que souvent une seule pièce durait trois ou quatre jours de suite. Il est vrai qu’on n’avait pas alors de théâtres réguliers et que ces représentations étaient pour les villes où elles avaient lieu de véritables fêtes publiques pendant lesquelles tout travail s’arrêtait. Seulement chez nos ancêtres la représentation qui commençait à sept ou huit heures du matin était suspendue vers midi pour que chacun pût aller dîner, et on l’interrompait de nouveau à l’heure du souper, pour ne la reprendre que le lendemain. À Yédo, les spectateurs ne quittent pas le théâtre ; ils se tout apporter leur repas dans leurs loges.

Très amis du drame et de la comédie, les Japonais aiment aussi passionnément les faiseurs de tours et les jongleurs. Ceux de leur pays sont d’une adresse merveilleuse, et beaucoup de leurs exercices sont singulièrement gracieux. Quelques-uns des plus jolis ont été récemment importés en France. Plusieurs de nos lecteurs ont sans doute vu, par exemple, le célèbre jeu des papillons qui, n’est pas un tour d’escamotage, mais un simple tour d’adresse. Le jongleur prend devant le public une feuille de papier, en déchire un petit morceau, auquel il donne en quelques coups de doigts la forme d’un papillon, puis il le lance en l’air, et en agitant son éventail il le fait monter, descendre, tourner, se reposer, reprendre son vol, comme le peut faire un vrai papillon voltigeant librement dans un jardin ; puis il en fabrique un second qu’il lance à la poursuite du premier et voilà les deux bestioles artificielles qui se recherchent, s’évitent, se rapprochent, s’éloignent l’une de l’autre, vont se poser sur un bouquet, reprennent leur vol et continuent leurs jeux charmants, jusqu’à ce qu’il plaise à leur créateur d’arrêter le mouvement de l’éventail dont le vent savamment dirigé suffisait à leur donner la vie.

Il y a encore la toupie qui roule, ronfle et court sur le tranchant d’un sabre bien affilé. Il y a aussi la troupe des jongleurs munis de nez artificiels longs comme de petits mâts de cocagne, et qui se tiennent en équilibre les uns sur le nez des autres.


COMBATS DE COQS À LA COUR DE KIOTO.


M. Verne a mis en scène ces étonnants acrobates dans son joli roman du Tour du monde en quatre-vingts jours. C’est au milieu d’eux que Philéas Fog, depuis quelque temps séparé de son domestique Passe-partout, retrouve son fidèle compagnon. Mais nous n’avons pas la prétention de décrire ni même d’indiquer tous les tours d’adresse ou de passe-passe des jongleurs et des acrobates de l’empire du Soleil levant.

Chez presque tous les peuples, l’homme a toujours pris un plaisir quelque peu féroce à voir des animaux lutter les uns contre les autres. Combats de bêtes féroces, combats de chiens et combats de coqs ont été les plaisirs favoris d’une foule de gens dans tous les temps et dans toutes les parties du monde. La France et le Japon figurent parmi les nations qui ont le moins aimé ces spectacles sanglants. Au Japon, nous ne voyons en fait de distraction de ce genre que les combats de coqs qui semblent avoir été quelque peu en honneur. La cour désœuvrée du mikado y prenait autrefois un vif plaisir. Aujourd’hui elle a mieux à faire qu’à voir de malheureux volatiles s’entr’égorger.

L’un des premiers soins de la colonie anglaise de Yokohama a été, comme bien l’on pense, d’organiser des courses de chevaux. C’est un plaisir sans lequel la vie semblerait intolérable à nos voisins d’outre-Manche. Le dernier shogoun s’empressa de les imiter, et Yédo a maintenant son champ de courses tout comme nos capitales européennes. Mais, avant d’avoir adopté ce genre de distraction, les Japonais adoraient les spectacles de lutteurs. Leurs athlètes n’échangeaient pas de coups de poing comme les boxeurs anglais ou américains ; le déploiement de leur force et de leur adresse n’avait rien de répugnant ou de pénible à voir ; pas de sang versé, pas de dents brisées, pas d’yeux pochés : chacun des deux combattants aux prises cherchait seulement à pousser son adversaire hors de la circonférence du cercle dans lequel la lutte avait lieu. Ce spectacle passionnait les sujets du mikado, qui pariaient pour tel ou tel champion, comme on parie chez nous pour tel ou tel cheval.