II

Le point d’honneur dans les hautes classes. — Le hara-kiri, ou l’art de s’ouvrir le ventre en société. — Histoire des quarante-sept ronines.

On voit sans doute parfois au Japon deux hommes armés qui se prennent de querelle en venir à tirer leurs sabres pour se battre ; mais le duel, tel que nous le comprenons en Europe, c’est-à-dire cette rencontre dont les conditions sont réglées à l’avance dans tous leurs détails par des amis des deux adversaires, le duel, qui est chez nous un dernier reste de nos anciennes mœurs militaires et chevaleresques, n’a jamais existé dans la féodalité japonaise. Il y était remplacé par quelque chose de plus terrible, le hara-kiri ou hari-kiri.

Quand un seigneur, un personnage pour qui les lois de l’honneur étaient sacrées, avait reçu une offense qu’il jugeait irréparable, il se décidait à on finir avec la vie. Seulement, au lieu de se tuer dans l’isolement, en se cachant de tous, comme les malheureux que le désespoir pousse chez nous au suicide, il annonçait à ses proches et à ses amis sa résolution, et il les engageait à venir le voir mourir. Il les recevait dans la principale pièce de sa maison, disposée pour cette lugubre


LE HARA-KIRI. UN NOBLE CONDAMNÉ À S’OUVRIR LE VENTRE.

cérémonie ; là, entouré de ses fils et de toutes les personnes pour lesquelles il avait le plus d’affection ; il s’agenouillait sur une natte placée sur une estrade peu élevée et s’ouvrait le ventre avec un petit poignard. Un second, placé auprès de lui pour le soutenir et l’assister — et ce second, choisi par lui, était toujours l’un de ses meilleurs amis — lui tranchait, aussitôt la tête d’un coup de sabre pour lui épargner une agonie cruelle, et surtout pour l’empêcher de donner pendant ses derniers instants quelque signe de faiblesse, de laisser voir quelque regret de la vie.

S’ouvrir le ventre et se faire trancher la tête par un de ses intimes, voilà, pensera-t-on sans doute, une singulière façon de venger son honneur : mais il faut savoir que c’est aussi un moyen presque infaillible d’assurer sa vengeance, de sorte qu’il ne vaut pas beaucoup mieux, au Japon, être l’offenseur que l’offensé. L’homme qui fait hari-kiri laisse aux témoins de sa mort le soin de le venger, et c’est pour eux un devoir auquel ils manquent rarement, si bien que cette fameuse manie de s’ouvrir le ventre, dont on a tant plaisanté en France, est en réalité un suicide destiné à provoquer une vendetta.

Citons un exemple entre mille.

En janvier 1860 le ministre des affaires étrangères du taïkoun, nommé Ando, assez bienveillant pour les étrangers, avait eu une scène des plus vives avec son subordonné direct, le gouverneur des affaires étrangères, nommé Hori, ennemi fanatique des Européens. Devant de nombreux témoins il lui avait reproché certains actes de son administration et les preuves qu’il donnait sans cesse de son hostilité contre les hommes de l’Occident. Hori avait répliqué qu’on aurait dû exterminer tous les étrangers quand ils étaient encore peu nombreux et il avait surtout déclaré qu’il fallait se débarrasser de M. Heusken, secrétaire de la légation des États-Unis, contre lequel il nourrissait une haine toute particulière. Ando s’était alors levé en blâmant énergiquement ce langage et en disant que, pour donner des conseils si propres à pousser le pays à sa perte, il fallait être un mauvais patriote.

Hori se leva, sombre et silencieux, et sortit sans demander la permission de se retirer. Rentré dans son palais, il fit appeler ses amis, revêtit ses habits de cérémonie, dicta ses dernières volontés, et s’ouvrit le ventre. C’était le 10 janvier ; quelques jours plus tard, le ministre Ando, attaqué par cinq adversaires contre lesquels il eut heureusement le temps de mettre l’épée à la main, n’échappa que par miracle à ce guet-apens ; le 19 janvier, M. Heusken, moins heureux qu’Ando, tombait sous le fer d’assassins qui restèrent inconnus.

Il y a quelques années à peine, un samouraï qui travaillait dans je ne sais quelle administration publique, où il occupait un poste élevé, était dans un bureau, couché à terre pour écrire, à la mode japonaise, son sabre posé près de lui. Un attaché de la légation d’Angleterre entre dans le bureau et met par mégarde le pied sur l’épée de ce haut fonctionnaire. Celui-ci, se jugeant déshonoré par cette insulte faite à son arme, se retire chez lui et convoque ses amis. Par bonheur, l’un d’entre eux, qui était, comme on va voir, un casuiste[1] habile, parvint à lui démontrer que, puisque, au lieu d’accrocher son sabre au râtelier préparé tout exprès pour cet usage, il l’avait par négligence posé sur le sol, l’Anglais était excusable, qu’il n’y avait pas lieu de lui supposer l’intention d’insulter le propriétaire de l’épée ainsi abandonnée, et que celui-ci ne pouvait raisonnablement se tenir pour offensé. Ce ne fut pas seulement le samouraï qui fut sauvé par cette intelligente et prudente consultation, mais aussi l’Anglais, dont la mort aurait, suivant toute probabilité, suivi de près le hari-kiri du samouraï trop chatouilleux sur le point d’honneur.

Pour qu’on puisse discuter, distinguer et ergoter en telles matières, il faut que la mode de s’ouvrir le ventre tende à tomber en désuétude : une si habile casuistique aurait eu sans doute peu de succès auprès des quarante-sept ronines, plus populaires au Japon que ne l’est chez nous Geneviève de Brabant.

Notez que cette héroïne, illustre dans les baraques de la fête de Saint-Cloud, a peut-être le tort de n’avoir jamais existé, tandis que les quarante-sept ronines ont vécu au xviie siècle, et qu’on a, sur les faits dont ils ont été les héros, leurs propres récits, écrits par eux quelques heures avant leur mort. Il faut rapporter ici leur histoire : ce sera la meilleure façon de faire connaître les mœurs féodales et l’esprit chevaleresque des Japonais d’avant 1868.

Un certain daïmio, nommé Takoumi-no-kami, ayant été gravement offensé par Kotsouké, l’un des grands personnages de la cour du shogoun, avait essayé de se venger ; mais, au moment où il tirait le sabre contre son ennemi, il fut arrêté et les juges le condamnèrent à s’ouvrir le ventre. Ses terres furent confisquées, et les samouraïs attachés à son service devinrent des ronines. Quelques-uns se résignèrent à leur déchéance et entrèrent dans la classe des marchands, classe alors dédaignée, comme nous l’avons dit, tandis que d’autres cherchèrent du service auprès de quelque daïmio ; mais Kouranosouki, le principal conseiller de Takoumi, et quarante-six autres chevaliers se promirent de venger leur maître. C’était une entreprise difficile, car Kotsouké se tenait sur ses gardes. Pour endormir sa vigilance, les conspirateurs se séparèrent et affectèrent de ne plus songer qu’à gagner leur vie dans l’exercice de quelque humble métier. Le chef du complot fit semblant de s’abandonner au désespoir et de se laisser aller à tous les vices. Un jour qu’il semblait dormir ivre-mort au milieu d’une rue, un serviteur du prince de Satsouma, plein de mépris pour cet homme qui s’adonnait à l’ivresse au lieu de venger son maître, l’injuria et lui cracha à la face. Kotsouké, rassuré par tout ce qu’il apprenait sur la conduite de ses ennemis, se relâcha peu à peu de sa vigilance, si bien qu’enfin Kouranosouki jugea que le moment d’agir était venu. Il fit prévenir ses quarante-six amis, et par une nuit sombre tous arrivèrent chacun de son côté devant la porte du yashki (palais) de Kotsouké, la forcèrent sans trop de peine et tuèrent ses samouraïs. Ils finirent par le découvrir lui-même dans une cachette où il s’était réfugié. Alors le chef de la conspiration se mit à genoux devant lui avec les démonstrations de respect dues à son rang, il lui parla ainsi :

« Seigneur, nous sommes les hommes de Takoumi-no-kami. L’an dernier Votre Grâce a eu une querelle avec lui. Il a dû mourir et sa famille a été ruinée. En bons et fidèles vassaux, nous sommes venus cette nuit pour le venger. Vous devez reconnaître la justice de notre cause. Et maintenant, seigneur, nous vous conjurons de faire hari-kiri. Je vous servirai de second et, après avoir humblement recueilli la tête de Votre Grâce, j’irai la déposer en offrande sur le tombeau du seigneur Takoumi[2]. »

Si bien tournée et si polie que fût cette harangue, elle n’eut pas le pouvoir de décider Kotsouké à s’ouvrir le ventre de bonne grâce ; mais il n’y gagna rien et sa tête, coupée par Kouranosouki, fut soigneusement déposée dans une corbeille. Le jour commençait à paraître. La foule, attirée par le bruit de la lutte, avait entouré le yashki du daïmio égorgé. Elle salua de ses acclamations les quarante-sept ronines, lorsque, tout couverts de sang, les vêtements en lambeaux, ils sortirent et se formèrent en cortège. L’un des dix-huit grands daïmios, ami de celui dont ils venaient de venger la mort, avait à la hâte rassemblé ses hommes de guerre pour aller les protéger. Quand ils passèrent devant sa demeure, il les fit entrer et leur servit du riz et du saki. Après avoir ainsi restauré leurs forces, ils reformèrent leur cortège et se rendirent au tombeau de leur maître, auquel ils offrirent la tête de son ennemi, après l’avoir lavée dans une fontaine voisine.

Une fois ce devoir accompli, ils se livrèrent aux magistrats, qui les condamnèrent à s’ouvrir le ventre. Y a-t-il besoin d’ajouter que tous moururent bravement ? Leurs corps furent enterrés avec les plus grands honneurs auprès du tombeau du maître qu’ils avaient vengé et leurs sépultures, soigneusement entretenues, sont encore aujourd’hui l’objet d’une sorte de pèlerinage. Les visiteurs les ornent de petites branches d’arbres et y brûlent de l’encens. Les armes et les vêtements des quarante-sept fidèles serviteurs de Takoumi-no-kami sont conservés comme des reliques dans le temple voisin.

L’un des premiers qui vinrent honorer le sépulcre des héros fut l’homme du clan de Satsouma qui, dupe de l’ivresse simulée par Kouranosouki, lui avait adressé une sanglante injure. Il déclara qu’il venait faire à son honneur une éclatante réparation, et il s’ouvrit le ventre au pied de son tombeau. Il fut enterré auprès des vaillants chevaliers dont il avait eu le tort de ne pas deviner l’héroïsme.

Cette histoire si curieuse montre mieux que de longue dissertations toutes les circonstances où un membre de l’aristocratie japonaise peut être amené à s’ouvrir le ventre.

Le hari-kiri est tantôt l’expiation volontaire d’un tort grave, tantôt le mode de châtiment imposé à un noble qu’on ne veut pas souiller en le faisant périr de la main du bourreau. Souvent enfin c’est la forme la plus terrible du duel, puisque l’offensé, en commençant par se donner la mort, impose à ses amis et à ses proches l’obligation de le venger sous peine de déshonneur.

  1. On appelle casuistes des théologiens qui s’appliquent à résoudre les cas de conscience difficiles.
  2. Nous empruntons textuellement ce discours à M. Hubner, qui l’emprunte lui-même aux sources les plus authentiques.