CHAPITRE VIII

CARACTÈRES, MŒURS ET USAGES

I

Douceur et urbanité du peuple japonais.

On a appelé les Japonais « les Français de l’extrême Orient ». Cette formule a l’avantage et l’inconvénient de toutes les formules : elle est brève et facile à retenir ; mais, en mêlant un peu de vérité à beaucoup d’erreur, elle risque de mettre dans la tête des gens qui la prennent au pied de la lettre une idée parfaitement fausse.

Les Japonais sont en général d’un caractère doux, facile et modéré. Avec des lois qui constituaient en théorie un effroyable despotisme, leur gouvernement, pendant les deux derniers siècles, semble n’avoir jamais été par trop tyrannique. Il est vrai que la rivalité sourde du mikado et du shogoun permettait aux grands de s’appuyer en cas de besoin sur la cour de Kioto pour maintenir la cour de Yédo dans de certaines limites, en lui inspirant la crainte salutaire d’une révolution facile à accomplir, comme les événements de 1867 et 1868 l’ont prouvé. En dépit des lois qui donnaient à l’aristocratie droit de vie et de mort sur le peuple et la bourgeoisie, il ne semble pas que les classes inférieures de la société aient eu trop à souffrir des abus de pouvoir et des exactions de la noblesse. Le formidable système d’espionnage établi par les shogouns a rendu leurs sujets timides et prudents sans les rendre lâches et serviles. C’est que leurs sujets avaient de l’esprit et qu’ils ont su se plier au lieu de se laisser briser.

Les relations avec eux sont agréables et faciles. Ce qui a le plus frappé les voyageurs quand le Japon a commencé à entr’ouvrir ses portes, c’est que ce peuple, qu’on disait animé d’une haine fanatique contre les todjin (les hommes de l’Occident, c’est-à-dire les étrangers de race européenne), leur était au contraire presque tout entier très sympathique et s’empressait autour d’eux avec une curiosité indiscrète parfois, mais toujours très bienveillante. La haine des todjin n’existait en réalité que chez les daïmios et les samouraïs, qui comprenaient que leur pouvoir politique ne pourrait se maintenir le jour où leur pays aurait avec l’Europe des relations constantes et intimes. Pendant quelques années les attentais contre les Européens ont été nombreux : les assassins étaient toujours des samouraïs. Les paysans, les marchands et les ouvriers faisaient au contraire bon visage et bon accueil à ces nouveaux venus. Le fanatisme politique n’existait donc que dans une classe peu nombreuse ; quant au fanatisme religieux, il n’existait nulle part, et il n’y a peut-être pas de peuple au monde qui soit aussi peu zélé pour sa religion nationale que les habitants du Niphon.

Les Japonais des hautes classes ont, comme les gens bien élevés de tous les pays, l’habitude de se dominer et de laisser paraître le moins possible les sentiments qu’ils éprouvent ; mais le peuple est très gai et aime beaucoup à rire. Quand quelque petit évènement amène un rassemblement, si un mot, dit par quelqu’un des assistants, provoque la gaieté de ses voisins qui l’ont entendu, tout le reste du groupe se met à rire de confiance et les braves gens se tiennent les côtes sans savoir le moins du monde ce qu’on a pu dire ou faire de si risible.

Un trait dominant du caractère japonais, c’est la politesse qui règne dans toutes les classes de la nation. Dans les rues de nos villes, si quelque petit incident soulève une querelle entre des ouvriers, des cochers, des portefaix, ils s’adressent pendant longtemps les plus violentes injures et finissent, si on ne se hâte de les séparer, par en venir aux coups. Aucun voyageur n’a jamais assisté, au Japon, à de pareilles scènes ; tous remarquent au contraire la singulière courtoisie dont les gens du peuple font preuve en semblable circonstance. Bateliers, porteurs de kango et de norimon, traîneurs de djinrishka, tous, en cas d’embarras sur le fleuve ou dans la rue, au lieu de s’injurier, s’aident mutuellement à se tirer d’affaire, et n’échangent avec ces bons services mutuels que des compliments et des révérences.

Ce qui explique en partie cette urbanité, c’est que l’ivrognerie n’est pas un vice fréquent au Japon. Il est vrai qu’on n’y connaît pas le vin ; mais on y fait une grande consommation de saki (eau-de-vie de riz) ; seulement, grâce à cette modération qui fait le fond du caractère national, on boit assez pour se mettre de bonne humeur, mais pas assez pour s’enivrer. L’ivresse semble le triste privilège de la classe des samouraïs. Tous les voyageurs ont été témoins de querelles plus ou moins violentes entre des hommes à deux sabres qui s’étalent livrés à des libations trop copieuses dans des maisons de thé ; il y a quelques années, il était dangereux pour un Européen de se trouver sur le passage d’un samouraï qui venait de se monter la tête en vidant quelques coupes de saki ; les gens du peuple au contraire sont généralement sobres. Il serait à souhaiter que les Français de l’Occident ressemblassent tous sur ce point aux Français de l’extrême Orient.

Au milieu de ce peuple d’un caractère aimable et doux, les samouraïs se sont seuls montrés violents et cruels. Tous les crimes contre les Européens commis au Japon depuis une vingtaine d’années l’ont été par des hommes à deux sabres ; nulle part des gens du peuple n’ont levé le bras contre un todjin. La masse de la nation est si paisible, si peu accessible aux passions haineuses, aux accès de rage ou d’effarement, que les guerres civiles elles-mêmes, de nos jours du moins, y sont peu sanglantes.

On a vu sans doute dans ces dernières années plusieurs grands personnages tomber sous le fer des assassins ; mais les masses sont restées étrangères aux passions qui ont amené ces crimes, et ont laissé sans s’émouvoir les partisans du mikado et ceux du shogoun se disputer le pouvoir. On n’a vu pendant la dernière révolution du Japon aucun de ces terribles soulèvements populaires, aucun de ces massacres en masse qui ont souillé la plupart des révolutions accomplies dans les grands États de l’Europe.

Les seules émotions populaires dont quelques voyageurs aient été témoins étaient des querelles de quartier à quartier : les deux partis poussaient quelques cris ; quand ils en venaient aux mains, la bataille se réduisait à l’échange de quelques coups de bambou, et tout rentrait dans l’ordre sans qu’on eût à constater ni une mort ni une seule blessure grave.

Les Japonais de toutes les professions surprennent sans cesse les voyageurs européens par leur calme et leur douceur. À Yedo, M. Humbert remarquait avec étonnement la façon dont les officiers, tenant à la main une baguette de fusil, instruisaient leurs soldats ; à leurs gestes, à leurs inflexions de voix il était tenté de les prendre pour des maîtres de danse réglant avec un archet les pas de leurs élèves.

Le Chinois est né pour faire le commerce et la banque. Les Japonais, au contraire, ont peu d’aptitudes commerciales ; mais ils ont les plus grandes et les plus heureuses dispositions naturelles pour les arts et l’industrie. Ils font preuve d’un gout merveilleux dans la fabrication de leurs bronzes, de leurs laques, de leurs porcelaines. Ils apprennent aussi très vite à appliquer les inventions européennes ; en très peu de temps beaucoup d’entre eux sont devenus d’habiles photographes ; beaucoup d’autres se sont mis aux travaux de notre grande industrie. Non seulement le Japon a acheté des bateaux à vapeur à l’Europe, mais les Japonais en ont étudié le mécanisme et déjà plus d’un steamer construit ou tout au moins réparé par eux sillonne la Mer intérieure. Il est vrai que les machines sont encore assez primitives comme exécution, que les rouages crient et grincent et que la marche de ces steamers indigènes est généralement capricieuse ; mais il ne faut pas oublier qu’ils sont l’œuvre de constructeurs apprentis ; il est probable qu’il se formera promptement parmi eux de très habiles mécaniciens.