II

La législation ; les peines ; la torture ; les suppliées. — Histoire d’un enfant, d’un canard et d’un juge.

Les lois étaient en parfaite harmonie avec l’organisation sociale dont nous venons de résumer les principaux traits. Au Japon comme en Europe, la féodalité n’a pu prolonger son existence qu’en s’appuyant sur des lois d’une sévérité implacable. Les penseurs de l’Occident ont depuis longtemps remarqué que plus un pays est libre, plus il devient possible d’y adoucir sans inconvénient la rigueur des lois répressives. L’exemple du Japon prouve qu’il en est à cet égard absolument de même dans l’extrême Orient.

La législation qui était encore en pleine vigueur il y quelques années seulement dans l’empire des mikados, ressemblait beaucoup par plus d’un point à celle qui ne fut définitivement abolie chez nous qu’en 1789. Tout prévenu était considéré et traité comme un criminel, et pour lui infliger de cruels châtiments on n’attendait pas que la justice se fût prononcée. Il était arrêté, cela suffisait. Les prisons, aussi bien celles où l’on enfermait les simples prévenus que celles où l’on détenait les condamnés, étaient des lieux de supplice si horribles, que tout homme qui y était jeté était considéré d’avance comme un homme mort : on pensait que s’il échappait au glaive de la loi, il n’échapperait pas aux maladies auxquelles donnaient lieu les privations de tout genre et une effroyable malpropreté. Les accusés étaient enfermés par escouades de huit dans des cages de bois où ils souffraient aussi cruellement de la chaleur en été que du froid en hiver. Des enfants de dix à douze ans se trouvaient souvent mêlés à ces prisonniers, dont quelques-uns pouvaient être d’honnêtes gens injustement accusés, mais dont la majorité appartenait forcément à la partie la plus corrompue de la population. Et comme l’instruction des affaires criminelles durait très longtemps, souvent plusieurs mois, le supplice des malheureux prévenus se prolongeait assez pour amener la mort de ceux qui n’étaient pas d’un tempérament très robuste.

Les prisonniers que les juges chargés d’instruire leur procès voulaient interroger étaient amenés au tribunal par troupeaux, non pas « chargés de chaînes » suivant notre expression française (car les Japonais ne connaissent pas les chaînes de fer), mais attachés avec des cordes qui les reliaient et les unissaient à leurs compagnons de misère.

Les interrogatoires auxquels les prévenus étaient conduits dans cet attirail ressemblaient beaucoup à ceux de nos anciens tribunaux, non par le costume et la tenue des juges qui les dirigeaient, mais par les procédés qu’ils employaient pour arracher des aveux aux malheureux conduits devant eux. Tout le monde sait ce qu’était jadis en France la question, c’est-à-dire la torture, ou plutôt les tortures variées auxquelles on soumettait les accusés pour les contraindre à s’avouer coupables, ou à dénoncer leurs complices. Cet horrible usage qui n’a été aboli chez nous que par Louis XVI quelques années avant la Révolution, subsistait encore à Yédo il y a dix ou douze ans. L’accusé qui dans son interrogatoire hésitait à répondre ou faisait des réponses que le juge, à tort ou à raison, croyait mensongères, était d’abord vigoureusement frappé à coups de bambou ; s’il persistait à se taire ou à ne pas répondre suivant les désirs de son juge, celui-ci le forçait à s’agenouiller sur le tranchant d’un quartier de bois dur ; on entassait alors sur ses jambes reployées de grosses dalles de pierre ; bientôt les arêtes vives du bois pénétraient dans sa chair ; ses genoux meurtris et broyés laissaient échapper des flots de sang et le malheureux, pour mettre fin à ses horribles douleurs, faisait les aveux ou inventait les contes qu’il voyait ses bourreaux décidés à obtenir de lui.

Les interrogatoires entremêlés de tortures se prolongeaient souvent pendant des mois, mais ils n’étaient pas suivis d’un débat public. Dans nos cours d’assises on entend l’acte d’accusation, on interroge l’accusé, les témoins à charge et les témoins à décharge ; l’avocat de l’accusé parle après le magistrat chargé de soutenir l’accusation, et c’est toujours la défense qui a le droit de faire entendre sa voix la dernière ; tous ces débats ont lieu en présence du public, et, on peut le dire, au moins dans les grandes causes, en présence du pays tout entier, auquel les journaux feront connaître le lendemain les moindres détails du procès ; le verdict est rendu par douze jurés et l’arrêt prononcé en conséquence de ce verdict par le président des assises. Cependant le condamné a encore le droit de se pourvoir en cassation et, une fois son pourvoi rejeté, il lui reste comme ressource suprême le droit de s’adresser au chef de l’État pour solliciter une grâce ou du moins une commutation de peine, qui lui est souvent accordée. Au Japon rien de semblable : lorsque les magistrats qui ont interrogé l’accusé se croient suffisamment instruits, ils préparent et rédigent leur sentence ; alors l’accusé est amené devant eux, lié de cordes. On le fait mettre à genoux ; il écoute dans cette humble posture l’arrêt de ses juges ; s’il veut protester, on lui ferme la bouche et on lui fait baiser la poussière. Plusieurs malheureux défilent ainsi tour à tour en quelques minutes pour écouter leur arrêt de mort. Immédiatement après cette lecture, ou les ramène en cango dans la prison, où l’exécution a lieu moins d’une heure après que la sentence a été prononcée. Nul intervalle n’est laissé au juge pour réparer l’erreur qui aurait pu l’entraîner malgré lui à condamner un innocent ; aucun pourvoi ne peut faire entendre la voix de la clémence une fois que la justice a parlé, et le condamné n’a plus qu’à mourir. Les exécutions se faisaient généralement à huis clos dans l’enceinte de la prison : on ne procédait en public qu’à celles qui étaient ordonnées en expiation de quelque crime dont l’opinion publique avait été particulièrement émue.

Jadis, au Japon comme en France, on avait recours pour faire périr les condamnés à un grand nombre de supplices divers, inventés avec d’effroyables raffinements de cruauté. Depuis quelques années ces usages barbares ont été abandonnés au Japon, comme ils l’avaient été chez nous dans la dernière partie du xviii siècle.

Il n’y a plus aujourd’hui à Yédo que deux façons d’exécuter les condamnés. Les uns ont la tête tranchée d’un coup de sabre, les autres sont attachés à un poteau muni d’un trou par lequel passe une corde au moyen de laquelle on les étrangle. Ce dernier genre d’exécution rappelle beaucoup celui qui est encore usité en Espagne, le garrote vil. Autrefois en France la mort par la corde était considérée comme le plus humiliant des supplices, les nobles avaient le privilège d’être décapités. Au Japon il en est tout autrement. La mort par strangulation, quoique plus cruelle puisqu’elle est plus lente, est considérée comme une peine moins humiliante que la décapitation.

Les exécutions se font par fournées. Les malheureux sont amenés un à un au lieu du supplice, les yeux bandés, la figure couverte d’une feuille de papier ; on les fait agenouiller, le bourreau brandit son sabre et la tête du patient roule sur le sol. Aussitôt le corps est enfermé dans un sac de paille, tandis que la tête est recueillie et lavée pour être exposée aux regards du peuple. Tout cela est l’affaire d’une à deux minutes et un nouveau condamné vient s’agenouiller aussitôt sur la natte fatale.

Ajoutons que jusqu’à ces derniers temps les corps des suppliciés étaient livrés aux jeunes gentilshommes. En effet, comme on le verra au chapitre suivant, pour apprendre à faire galamment leur devoir de second auprès de ceux de leurs amis qui auraient à s’ouvrir le ventre, les samouraïs devaient s’exercer de bonne heure à détacher habilement d’un seul coup de sabre un membre du tronc. Ils se faisaient la main sur les cadavres que leur livrait le bourreau.

Si le nombre des exécutions capitales est si considérable au Japon, cela tient à ce qu’une foule d’actes qui chez nous ne mèneraient leurs auteurs que sur les bancs de la police correctionnelle sont là-bas punis de mort. Tout vol qualifié d’une valeur supérieure à quarante itzibons, c’est-à-dire à cent fr., entraîne la mort. Bien d’autres méfaits pour lesquels nos magistrats n’infligeraient que quelques mois, peut-être quelques jours de prison, étaient tout récemment encore punis à Yédo d’une façon tout aussi barbare. Voyez, d’après cela, quels délits devaient suffire pour faire condamner un malheureux à la fustigation, à la prison et aux travaux forcés.

Nous venons d’employer dans les pages qui précèdent tantôt le présent et tantôt l’imparfait : c’est que la procédure et la législation barbares dont nous venons de parler, presque entièrement condamnées en principe, sont déjà modifiées sur quelques points, tandis que d’autres parties subsistent encore, et qu’il est à peu près impossible de connaître au juste à quel point en est la réforme au moment précis où nous écrivons. Ce qui est certain, c’est que le régime épouvantable des prisons que nous venons de décrire est absolument condamné en principe, et déjà en partie réformé en fait. On a construit récemment à Yédo une prison cellulaire sur le plan de Mazas, et les affreuses cages de bois où l’on enterrait des accusés parmi lesquels devaient souvent se trouver des innocents, n’existent plus dans la capitale du Japon, Combien faudra-t-il de temps pour que la même réforme s’accomplisse dans les provinces ? Pourra-t-on dépenser beaucoup d’argent pour bâtir des prisons modèles dans les villes où les Européens vont rarement ? C’est au moins douteux, et il est à craindre que les horreurs que nous venons de raconter en les présentant comme appartenant plus au passé qu’au présent ne se prolongent encore pendant de longues années dans la plus grande partie de l’empire des mikados.

Nous venons de montrer les juges japonais sévères, implacables, appliquant avec rigueur les lois les plus terribles. Mais le diable n’est pas, dit-on, si noir qu’on se le figure, et plus d’un trait recueilli par les touristes prouve que ces magistrats savent eux aussi s’humaniser au besoin et trouver des détours spirituels pour se dispenser d’être barbares tout en paraissant respecter des lois monstrueuses. Un de ces traits nous suffira comme exemple.

Nous avons dit que certains animaux considérés comme sacrés étaient protégés par des édits qui interdisaient de les tuer sous peine de mort. Le canard mandarin était au nombre de ces privilégiés. Un jour un enfant, ignorant ou méprisant cette interdiction, s’amuse à viser un canard avec une pierre, et il est assez malheureusement adroit pour le tuer du coup. Grand scandale ! on arrête le pauvre petit criminel et on le traîne devant un juge. Celui-ci prend sa mine la plus rébarbative, et rappelle que la loi punit de mort le meurtre d’un de ces volatiles sacrés. «Si donc, ajouta-t-il, l’oiseau est bien réellement mort, l’enfant mourra ; mais il faut d’abord voir s’il n’y aurait pas moyen de guérir le canard. » Et rendant le cadavre déjà raide du malheureux animal à la mère de l’enfant, il ajouta : « Soignez le bien toute la journée, nous verrons comment il ira demain et je jugerai en conséquence. » Inutile de dire que le lendemain la mère s’était munie d’un canard bien vivant, qui battait des ailes et lançait d’un gosier vigoureux les coin ! coin ! coin ! les plus retentissants. Dès que le bon juge l’aperçut : « Ah ! je pensais bien, dit-il, que ce pauvre oiseau en reviendrait. » Et l’enfant en fut quitte pour la peur.