Librairie Hachette et Cie (p. 124-127).

CHAPITRE VII

L’ORGANISATION ET LA LÉGISLATION FÉODALES

I

Les Daïmios. — Les Samouraïs. — Les Hattamotos. — Les Ronines. — Le peuple. — Les parias : Étas et Christans. — Les corporations.

En parlant de Gongen Sama[1] et de ses Cent lois, nous avons déjà fait connaître d’une façon sommaire l’organisation sociale du Japon ; il est bon cependant d’y revenir et de résumer en quelques mots le tableau de cette société féodale qui disparaît en ce moment.

Au sommet se trouvait le chef suprême, vénéré, mais inerte et impuissant, le mikado ; au-dessous de lui venait l’homme qui n’était officiellement que son délégué, et qui était en réalité le vrai chef de l’empire, le shogoun ou taïkoun. Aujourd’hui le shogoun a disparu et le mikado, qui a cessé de se dérober aux regards de ses sujets dans les mystères auguste de son palais, est resté le seul souverain.

Au-dessous du shogoun se trouvaient les grands daïmios, véritables seigneurs féodaux, chefs et maîtres dans leurs provinces respectives, relevant les uns du shogoun, d’autres directement du mikado, mais tous, toujours désireux de s’affranchir de ces liens féodaux et de se rendre indépendants.

Au-dessous de ces hauts et puissants seigneurs venait la classe fort respectée et fort puissante des samouraïs (nobles jouissant du privilège de porter deux sabres à leur ceinture), puis la foule des nobles du dernier rang, les hattamotos.

Les daïmios avaient des armoiries beaucoup moins compliquées et moins savantes que celles de notre noblesse européenne, mais auxquelles elle tenait autant que l’aristocratie française ou anglaise a jamais pu tenir aux siennes.


ARMES DES TROIS GRANDS SHOGUNS.


ARMES DES TROIS PLUS GRANDS DAÏMIOS.


Leurs armes ornaient leurs demeures, les objets à leur usage ; elles étaient brodées sur les manches et dans le dos du manteau des samouraïs attachés à leur service, car la féodalité japonaise ressemblait absolument dans son ensemble, sinon dans tous ses détails, à notre ancienne féodalité européenne, et les daïmios, qui relevaient eux-mêmes les uns du shogoun, les autres du mikado, avaient des nobles placés sous leur dépendance. Les samouraïs qui avaient été chassés du service de leur maître et qui n’avaient pu se faire attacher à un autre prince devenaient des ronines ou lonines (ce mot est écrit des deux façons), c’est-à-dire, en somme, des déclassés, généralement très dangereux, car c’était parmi eux que se recrutaient les bandits, les malandrins et les coupe-jarrets.

Nous avons dit plus haut que les cultivateurs formaient la première classe au-dessous de la noblesse, et que la bourgeoisie des villes, c’est-à-dire la classe des marchands et des industriels, était presque au bas de l’échelle sociale, n’ayant guère au-dessous d’elle que les étas, parias du Japon, relégués au dernier rang parce que les métiers qu’ils exerçaient leur infligeaient, d’après les croyances religieuses du pays, une souillure indélébile. À côté des étas se plaçaient les christans, c’est-à-dire les chrétiens, ou pour parler plus exactement, les descendants des Japonais convertis jadis par saint François Xavier, par ses compagnons et par ses disciples. Depuis les persécutions ordonnées par Iyeyas et ses successeurs, ces familles auxquelles on n’a jamais pardonné de s’être attachées un instant, il y a plus de deux siècles, au culte apporté par les étrangers, sont encore tenues pour suspectes et on ne leur permet même pas de rendre librement à leurs morts les derniers devoirs, de crainte que quelques cérémonies de la religion proscrite ne viennent se glisser dans les honneurs qu’elles leur rendraient. Quand on voit persister si longtemps le massacre de ces malheureux qu’on avait déclarés les derniers chrétiens japonais, les persécutions contre leurs descendants, on a lieu de supposer que le christianisme avait jeté au Japon des racines plus profondes que ne l’assure le gouvernement, et l’on se dit que les shogouns avaient sans doute des raisons très graves pour craindre un nouveau réveil de la religion contre laquelle le grand Taïko Sama lui-même s’était reconnu impuissant.

La féodalité avait eu pour conséquences naturelles, en Europe, la création d’une foule innombrable d’associations, formées par les petits qui se liguaient entre eux pour être en état de défendre leurs intérêts contre la puissance formidable des princes et des seigneurs. La même cause a produit les mêmes effets dans l’extrême Orient. Rien ne nous rappelle plus complètement notre moyen âge que ce que nous lisons sur les corporations dans lesquelles sont engagés au Japon presque tous les gens du peuple. Il n’y a pas une industrie, pas un métier qui n’ait ses confréries ; les aveugles et les mendiants eux-mêmes ont les leurs, tout comme les jongleurs, les saltimbanques et les musiciens en plein vent.

M. Bousquet parle même d’une autre espèce d’associations formées entre gens de positions sociales très différentes, unis non pour défendre en commun des intérêts professionnels, mais pour s’aider et se soutenir mutuellement dans toutes les circonstances de la vie. Les pages consacrées à ces singulières associations par l’ancien fonctionnaire du gouvernement japonais ne rappellent plus dans notre esprit aucun souvenir historique ; elles nous feraient plutôt songer aux inventions les plus étranges de certains romanciers contemporains.

  1. Voir chap. III