Librairie Hachette et Cie (p. 145-151).

CHAPITRE IX

LA RELIGION ET LES CÉRÉMONIES RELIGIEUSES
LA LANGUE JAPONAISE ET L’INSTRUCTION PUBLIQUE

I

L’ancienne religion nationale. — Le bouddhisme : Sâkya-Mouni prophète dans son pays et dans beaucoup d’autres. — Singulières dévotions. — La politique des shogouns et la religion.


Il y a au Japon deux religions principales, qui se subdivisent en un grand nombre de sectes. La plus ancienne, celle qu’on peut regarder comme la croyance originale et nationale du pays, est le shintoïsme, ou culte des Kamis. Nous ne nous lancerons pas dans un cours de théologie japonaise où nos lecteurs auraient d’autant plus de peine à se reconnaître, que les sujets du mikado semblent s’y perdre eux-mêmes. Nous dirons seulement que les Kamis sont les grands hommes des temps fabuleux, qu’ils descendent des dieux, dont le mikado descend lui-même par leur intermédiaire. On voit que cette religion ressemble par plus d’un point à celle de la Grèce antique, laquelle déifiait les vainqueurs des monstres, comme Hercule et Thésée, et les hommes qui avaient rendu quelque immense service à l’humanité, soit comme Prométhée en trouvant le moyen d’allumer du feu, soit comme Triptolème en inventant l’art de cultiver le blé.

Rien de plus simple que la religion des Kamis.

Les temples, même ceux qui aux siècles passés attiraient le plus grand concours de fidèles, sont généralement assez petits ; mais, comme ils sont ouverts à tous les vents, la foule restée en dehors dans les vastes cours et dans les parcs magnifiques qui les entourent d’ordinaire n’avait pas besoin d’entrer dans le temple lui-même pour assister aux cérémonies. Sur l’autel un brûle-parfums, des candélabres, des vases, et surtout un miroir ; rien de plus. Les cérémonies varient suivant le temple et suivant la fête qu’on y célèbre. M. de Hubner a vu au temple de Yoshida, sur les flancs du Fousi Yama, un prêtre vêtu d’une ample robe de soie, coiffé d’un casque et muni de deux épées, livrer un combat terrible à un adversaire imaginaire, sans doute quelque démon, peut-être quelque bête féroce, ours ou panthère, dont un Kami, contemporain de la guerre de Troie ou de l’expédition des Argonautes, avait triomphé, à la grande admiration des hommes de son temps. — Dans une autre cérémonie, un bonze revêtu d’une sorte de chasuble richement brodée, s’avance, armé d’un arc, sur l’estrade qui supporte l’autel. Il regarde de tous côtés dans le ciel, puis, feignant d’apercevoir l’être qu’il cherchait, il décoche une flèche à cet ennemi invisible et renouvelle cet exploit à chacun des quatre points cardinaux. M. de Hubner pense que ce bonze terrasse ainsi les mauvais esprits. N’est-ce pas plutôt une façon de rappeler les exploits d’un chasseur qui aurait tué beaucoup d’aigles et de vautours, ou d’un guerrier qui, entouré dans un défilé, aurait abattu à coup de flèches les ennemis postés sur les hauteurs ?

Dans le cours du vie siècle de l’ère chrétienne une religion plus compliquée pénétra au Japon.

Le bouddhisme eut pour fondateur un prince indien de la puissante famille des Sâkyas, qui à l’âge de vingt-neuf ans quitta son père, ses femmes, ses enfants pour se donner à l’étude de la loi de Manou, des systèmes religieux et des exercices ascétiques des brahmanes. Comme rien de tout ce qu’on lui enseignait n’arrivait à le satisfaire, il se retira dans la solitude et finit par créer lui-même une doctrine qui lui parut la vérité.


LA DAÏBONTS (STATUE COLOSSALE DE BOUDDHA).


Il se regarda dès lors comme arrivé à la qualité de bouddha, c’est-à-dire comme en pleine possession de la parfaite intelligence.

À l’âge de trente-six ans, il commença ses prédications. Malgré le proverbe, il fut prophète en son pays, car il convertit son père et une partie de sa famille. Il mourut âgé de plus de quatre-vingts ans, vers le milieu du vie siècle avant Jésus-Christ, c’est-à-dire plus de deux siècles avant l’expédition d’Alexandre.

D’après sa doctrine, la vie est un mal ; mais ce mal s’impose à nous tant que nous ne sommes pas arrivés à la perfection ; ce qu’on appelle la mort ne nous en délivre pas, car nous renaissons tantôt dans le corps d’un animal, tantôt dans celui d’un homme, jusqu’à ce que, purifiés de toutes nos fautes, nous arrivions au nirvâna, c’est-à-dire à l’anéantissement total suivant certains interprètes, ou à l’absorption de notre être dans le sein de Dieu suivant d’autres.

Il nous semble fort étrange, à nous autres chrétiens, de nous entendre promettre la destruction totale de notre âme comme une récompense suprême. Cependant la doctrine de Sâkya-Mouni (le solitaire des Sâkyas) eut tant de succès, que, transformée par ses disciples en une religion surchargée de superstitions et d’idolâtries, elle a fini par conquérir tout l’extrême Orient : le nombre de ses adhérents s’élève aujourd’hui à plus de trois cents millions.

Le Japon reçut le bouddhisme de la Chine par l’intermédiaire de la Corée. La nouvelle religion fut un instant persécutée et proscrite dans le Niphon à la suite d’une épidémie dans laquelle ou voyait une punition du ciel ; mais des bonzes bouddhistes eurent l’adresse de persuader au mikado qui régnait alors que son fils était une incarnation miraculeuse d’un émule de Bouddha, appelé aux plus hautes destinées. Dès lors l’empereur, voyant qu’il y avait moyen de faire consacrer par les bouddhistes sa dynastie, déjà sacrée pour les shintoïstes, admit sans peine dans son empire une religion qui n’avait rien de menaçant pour son pouvoir.

Le bouddhisme fit rapidement d’immenses progrès au Japon; s’il n’y régna jamais sans partage, il finit du moins par devenir la religion dominante du pays. Dans les derniers siècles, ce furent les shogouns qui devinrent ses protecteurs, si bien que les auteurs de la révolution de 1868, sans le proscrire formellement, le traitèrent du moins fort mal ; ils annoncèrent qu’ils allaient rendre à l’ancienne religion nationale proclamée par eux, assez arbitrairement à ce qu’il semble, la religion des mikados, ceux des temples shintoïstes qu’il avait usurpés. Des vases très précieux et très curieux, des statues d’un grand intérêt pour l’histoire de l’art et de la religion furent brisés ou vendus à vil prix. On alla même plus loin, et des temples bâtis tout exprès pour le culte de Bouddha furent saccagés ou détruits. Beaucoup de bonzeries[1] bouddhistes furent fermées, leurs biens confisqués, et les bonzes qui avaient fait vœu de célibat furent autorisés ou engagés à se marier. Cependant le bouddhisme n’a pas été traité de nos jours comme l’avait été jadis le christianisme ; beaucoup de ses temples sont restés debout et les cérémonies du culte s’y pratiquent encore librement.

Ces mesures ne semblent pas avoir causé beaucoup d’émotion. Le Japon est peut-être le pays du monde où la masse du peuple tient le moins à sa religion. Les Japonais des hautes classes affichent le plus profond mépris pour les croyances de leurs ancêtres, et quand les voyageurs européens les interrogent sur les dogmes enseignés par leurs prêtres, ils répondent sans gêne que « ce sont des bêtises ». Dans les basses classes on n’en est pas encore là, mais les pratiques religieuses sont devenues de simples formalités dont on s’acquitte par habitude, sans y attacher beaucoup d’importance. Un simple détail pris au hasard montrera suffisamment comment des pratiques matérielles ont remplacé dans ce pays les élans de l’âme, qui ailleurs constituent le fond même du culte rendu par la créature à son créateur.

Dans certains temples, les fidèles qui vont demander à tel dieu telle grâce spéciale, écrivent leur prière sur un bout de papier qu’ils mâchent de façon à le réduire en pâte. Ils en forment alors une boulette qu’ils lancent sur l’idole invoquée. Si la boulette y reste collée, c’est la preuve que la prière est accueillie favorablement et que la faveur sollicitée sera accordée. Il est difficile d’inventer une façon plus expéditive et moins respectueuse de faire parvenir une supplique aux puissances célestes !

Les Japonais vont encore aujourd’hui, pendant la belle saison, visiter en foule un certain nombre de temples célèbres ; mais aucun voyageur n’a remarqué chez ces pèlerins rien de semblable au sombre fanatisme dont sont animés les croyants qui visitent la Mecque : les pèlerinages sont des parties de plaisir plutôt que des actes de dévotion.

Un chef arabe disait un jour à un officier français : « On ferait bouillir pendant cent ans dans la même marmite un musulman et un chrétien que leurs bouillons ne se mélangeraient pas. »

L’un des chefs du mouvement de 1868 disait au contraire à un voyageur européen : « Nous avons adopté vos vêtements, vos armes, vos bateaux à vapeur ; nous prendrons peut-être un jour votre religion si nous y trouvons notre avantage. »

Il est impossible d’aller plus loin dans le fanatisme que les sectateurs de Mahomet, et dans l’indifférence religieuse que les Japonais de nos jours.

Il faut reconnaître que leurs ancêtres n’étaient pas beaucoup plus zélés qu’eux pour le culte des Kamis ou pour celui de Bouddha. Chez les hommes d’État du Japon les considérations politiques l’ont toujours emporté sur les motifs tirés de leur religion.

Au vie siècle, les mikados ont admis le bouddhisme sans difficulté dès qu’ils ont vu qu’ils n’avaient rien à redouter de cette religion. Au xvie et au xviie siècle, les shogouns ont exterminé le christianisme parce qu’ils voyaient les daïmios du sud chercher contre eux un appui auprès des souverains chrétiens.

  1. Bonzerie, sorte de couvent bouddhiste dont les bonzes sont les moines.