II

Révolution dans les lois.

Ce qui semble plus singulier encore que ces modifications introduites dans le costume du chef de l’État et que cette abolition de l’ancienne étiquette de la cour, c’est le profond changement survenu dans la constitution politique et sociale du pays. La révolution avait eu pour chefs les grands daïmios du sud. Cependant, le 29 août 1871, un édit impérial abolissait l’autorité des seigneurs féodaux en plaçant leurs fiefs sous l’autorité directe du mikado. Une révolution plus radicale que celle que nous avons accomplie en France à la fin du siècle dernier était ainsi opérée d’un trait de plume par le gouvernement qui devait sembler le plus hostile à de telles innovations.

Nous serons un peu moins surpris de ce fait extraordinaire si nous lisons avec soin les pages que M. de Hubner consacre aux chefs qui ont dirigé le mouvement. Les princes du sud n’étaient que les chefs apparents de la révolte contre le shogoun. Les hommes de tête et d’action qui les poussaient étaient de moins grands personnages. L’un d’eux, Iwakoura, appartenait, il est vrai, à la haute et ancienne noblesse de cour, mais il n’était pas daïmios et n’avait pas de fief à perdre ; il était resté jusqu’en 1868 dans une obscurité volontaire ; il attendait son heure en mûrissant ses plans. Un autre, Saïgo, était jadis un simple samouraï du prince de Satzouma ; il avait conquis par son mérite personnel et son habileté une immense influence dans l’île de Kiou-Siou. Ce fut Iwakoura qui alla l’y chercher et le décida à se rallier au programme du parti hostile au shogoun. Les quatre autres personnages qui, après Iwakoura et Saïgo, ont joué en 1868 le rôle le plus actif et le plus décisif, Sanjo, Kido, Okouma et Itagaki, avaient encore bien moins de motifs pour tenir au maintien de la féodalité : Okouma n’était, à la veille de la révolution, qu’un pauvre étudiant ; les trois autres étaient de simples samouraïs, peut-être portés à juger sévèrement au fond de leur cœur les grands seigneurs dont ils étaient les vassaux. Il est permis de se demander si tous ces hommes ne se sont pas fait des grands daïmios du sud de simples instruments, dont ils se sont servis tant qu’ils ont eu besoin de leurs noms pour agir sur l’esprit public, bien décidés dès la première heure à les écarter dès qu’ils pourraient se passer d’eux.

Quoi qu’il en soit de notre supposition, ce qui est certain, c’est qu’une fois le shogoun renversé au cri de « guerre aux étrangers », les vainqueurs n’eurent rien de plus pressé que de copier sur tous les points ces étrangers dont ils s’étaient proclamés les plus violents adversaires.

Les derniers shogouns avaient commencé à faire venir de France et d’Angleterre des instructeurs pour former leurs troupes à la tactique européenne et des ingénieurs pour apprendre aux ouvriers de leurs arsenaux à construire des frégates cuirassées à vapeur. Les ministres du mikado, une fois installés à Yédo, ne se contentèrent pas de ces réformes réellement indispensables. Ils firent venir de Londres, de Paris, de Berlin des professeurs pour enseigner dans leurs collèges, des jurisconsultes pour réviser leurs lois, des architectes pour leur élever des édifices semblables à ceux des capitales de l’Occident, des industriels pour organiser et diriger diverses manufactures. S’ils ne firent pas venir des tailleurs de Paris, ils remplacèrent du moins leurs splendides costumes nationaux par des vêtements semblables aux nôtres ; ils emprisonnèrent leurs cous dans des faux-cols empesés et mirent sur leurs têtes, à la place de leurs vastes chapeaux de carton laqué, nos horribles chapeaux de soie en forme de tuyaux de poêle. Les Européens appelés par eux, au lieu de stimuler leur zèle, durent plus d’une fois le modérer, en leur faisant comprendre l’inconvénient des réformes trop radicales et trop hâtives. C’est ainsi que M. Bousquet, à qui l’on demandait de faire tout simplement traduire notre code civil en japonais, obtint non sans peine qu’on se contentât de réunir les lois du pays, et de voir celles qu’on pourrait sans danger modifier plus ou moins profondément dans le sens de notre législation.

La religion du pays subit aussi de profonds bouleversements, comme nous le verrons dans un autre chapitre. Tous ces changements dans la constitution, dans les lois et dans les mœurs ne purent s’accomplir sans soulever de nombreuses résistances et sans jeter un trouble profond dans le pays. M. Bousquet, qu’on ne peut soupçonner d’être un partisan de la féodalité ni un bouddhiste fanatique, reconnaît que « la chute du shogounat a rouvert l’ère des discordes civiles, fermée depuis Iyeyas ».

Quel sera le résultat final de cette grande et intéressante tentative ? Nous ne nous permettrons aucune conjecture à cet égard. Nous ferons remarquer seulement que ces circonstances extraordinaire rendent notre tâche assez difficile. C’est le Japon contemporain que nous voulons étudier. Or nous nous trouvons entre un Japon purement oriental qui existait hier, mais qui a cessé d’être, et un Japon européanisé, qui sera peut-être constitué définitivement demain pour quelques siècles, mais qui n’existe pas encore aujourd’hui. Nous nous tirerons de notre mieux de cette difficulté. Nous ferons connaître à nos lecteurs ce qu’ont vu les voyageurs qui ont le plus récemment visité ce beau et curieux pays ; mais nous les prévenons d’avance qu’une partie des tableaux que nous mettons sous leurs yeux cessent d’être ressemblants tandis que nous les traçons.