Librairie Hachette et Cie (p. 84-100).

CHAPITRE V

LA VIE AU JAPON

I

Les paniers à porteurs. — Les maisons de papier. — Les incendies. — Villes et faubourgs. — Les eaux minérales. — Les hommes de poste. — Les villages. — Jardins aériens.

Entrons dans une grande ville japonaise. Ce qui nous y frappe tout d’abord, c’est le mouvement, l’animation, la gaieté. Mais ce mouvement est fort différent de celui auquel nous sommes habitués dans nos villes d’Europe, Il y manque le bruit des voitures. Jusqu’à ces dernières années, les Japonais ne semblaient pas même soupçonner qu’il fût possible à des hommes de se faire traîner dans des véhicules quelconques, et les gens qui ne voulaient pas aller à pied ou à cheval n’avaient d’autre ressource que de se faire porter dans des espèces de paniers accrochés à une longue perche dont les deux extrémités reposaient sur les épaules des porteurs. Ces singuliers palanquins sont de deux espèces. L’un, appelé norimon, est une grande caisse en bois laqué où l’on peut, au dire de M. Humbert, s’accroupir assez commodément.

La boîte est fermée par deux portières à châssis. Cette lourde machine réclame quatre porteurs, pour peu que la course soit un peu longue. C’est le véhicule des hautes classes de la société. Les petites gens se contentent du cango, légère litière de bambou ouverte sur les côtés, qui n’exige pas plus


UNE RUE AU JAPON.

de deux porteurs. Les Japonais, qui y sont habitués, semblent l’affectionner ; c’est pour les Européens un véritable instrument de torture. Aussi a-t-on inventé pour leur usage, dans ces dernières années, un autre véhicule dont la forme rappelle un peu celle de nos anciens cabriolets à deux roues. On l’appelle le djinrishka ; il est traîné par un homme, qui se trouve ainsi à la fois cheval et cocher. Ces coursiers à deux pieds vont très vite et ne semblent nullement malheureux de faire ce métier de cheval de fiacre. Les voyageurs qui ont eu recours à leurs services se louent de leur complaisance, de leur habileté et de leur politesse. Dans certaines villes on voit en outre, de temps à autre, de lourdes charrettes aux roues de bois plein non cerclées de fer, que traînent d’énormes bœufs attelés en flèche. Nous voilà loin des landaus, des coupés, des fiacres, des omnibus et des tramways de nos grandes villes.

Les maisons japonaises ne semblent pas moins étranges aux Européens que les moyens de transport employés par leurs habitants. M. le comte de Beauvoir nous raconte comment on s’y prend pour les édifier : « On construit d’abord le toit par terre. On le garnit de petites tuiles de bois de deux doigts de large, minces comme une feuille de papier, puis on l’élève et on le supporte au moyen de quatre poutres. En un rien de temps, le paravent multiple et transparent qui sert de mur est glissé dans de doubles rainures, et voilà une maison charmante, régulière à l’excès jusque dans ses moindre détails, élevée sans un seul clou. » Ces « paravents » dont parle le spirituel écrivain que nous venons de citer, sont de légers châssis de sapin sur lesquels sont collées de larges feuilles d’un papier cotonneux et transparent. Ces murs mobiles s’enlèvent quand on veut prendre l’air, si bien que, par le beau temps, on voit, en se promenant dans la rue, tout ce qui se passe dans l’intérieur des maisons. Non seulement on assiste aux repas de leurs habitants, mais leur toilette même n’a de secrets pour personne. Lorsque Adam et Ève eurent


PALANQUIN À L’USAGE DU PEUPLE (LE CANGO).

mangé du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, ils eurent honte de leur nudité. On est tenté de croire que les ancêtres des Japonais sont nés avant cette première faute, car leurs descendants ne se doutent pas qu’on puisse trouver à redire au costume primitif du paradis terrestre. Ils sont d’une propreté admirable et se plongent tous les jours dans des bains horriblement chauds, au sortir desquels ils s’administrent de copieuses douches d’eau froide. Aucun de ces honnêtes et naïfs sujets du mikado ne songe à replacer pendant ces ablutions hygiéniques les murailles de papier de sa demeure dans leurs rainures, et l’Européen nouvellement débarqué est stupéfait de ces détails intimes livrés avec une candide bonhomie aux regards des passants. Notre maxime française : « la vie privée doit être murée » serait absolument incompréhensible pour les bourgeois du Niphon.

Grâce à ces cloisons habituellement absentes pendant beaux jours, nous n’avons pas besoin de lettres d’introduction pourvoir comment les bonnes gens des villes d’Yédo, Osaka et autres lieux se logent, se meublent, s’habillent et se nourrissent. Jetons de la rue un regard indiscret dans leur intérieur. Toutes les pièces de leurs demeures sont des rectangles parfaitement réguliers. Le nombre des pièces et par suite la dimension de chacune d’elles varient pour la même maison suivant les fantaisies des habitants, car les murs intérieurs qui divisent nos appartements en différentes pièces sont remplacés au Japon, comme les murs extérieurs, par des cloisons mobiles qu’on enlève et qu’on replace suivant qu’on veut avoir une grande chambre ou plusieurs petites. Dans telle famille nombreuse on a, la nuit, beaucoup de chambres à coucher qui se transforment le matin en un vaste salon, transformation d’autant plus aisée à accomplir que les Japonais n’ont pas des lits comme les nôtres et couchent sur un matelas mince et léger après s’être enveloppés d’une


UN DORTOIR DANS UNE AUBERGE DU JAPON.

grande robe de chambre ouatée qui leur sert à la fois de draps, de couverture et de couvre-pied. Pour traversin, ils ont un morceau de bois en forme de brique, légèrement échancré à l’endroit où doit poser la tête et rembourré d’un tampon de papier. Le matin, il leur suffit d’ôter leur robe de chambre et d’enlever le mince matelas et le traversin de bois pour se trouver levés et habillés dans une pièce que nous ne songerions nullement à prendre pour une chambre à coucher. Le sol est couvert de nattes en sparterie assez épaisses et d’une merveilleuse propreté, car tout le monde a toujours grand soin d’ôter ses chaussures avant d’entrer dans une maison. Ces nattes sont plus ou moins fines, plus ou moins habilement travaillées ; mais elles sont toutes rigoureusement de la même dimension, si bien qu’elles servent de mesure de surface aux architectes japonais. Une chambre est faite pour recevoir une natte, ou quatre, ou huit nattes, mais toujours un nombre pair, sans fraction, et c’est par ce nombre qu’on en indique la dimension.

Quant au mobilier qui garnit ces maisons de bois, il est réduit à sa plus simple expression. Des gens qui se contentent pour coucher d’un simple matelas, n’ont pas besoin de lits. Des gens qui, au lieu de s’asseoir comme nous, s’accroupissent sur leurs talons, n’ont besoin ni de chaises, ni de fauteuils, ni de divans : un ou deux placards leur suffisent pour serrer les matelas pendant le jour. Une étagère supporte la batterie de soucoupes de bois laqué qui leur sert de vaisselle. Ce qui occupe le plus de place dans leurs demeures, ou du moins ce qu’on y voit le plus constamment étalé dans les pièces où ils se tiennent, ce sont les ustensiles nécessaires pour fumer et prendre le thé, c’est-à-dire un brasier pour allumer à tout instant leurs petites pipes contenant à peine une pincée de tabac, un tabaccoboon (ou boîte à tabac), une petite théière et de petites tasses qui ont l’air d’appartenir à un ménage de poupée. Quant aux tables, c’est un luxe presque inutile chez un peuple qui passe sa vie accroupi, non pas sur des divans ou des coussins comme les Turcs, mais sur le sol même.

Les braseros où brûle un feu perpétuel, placés dans des maisons de bois et de papier, c’est l’étincelle près du baril de poudre ; aussi ne faut-il pas s’étonner si les villes du Japon sont souvent en partie détruites par d’effroyables incendies. Il n’y a pour ainsi dire pas de voyageur européen ayant passé quelques semaines dans l’empire des mikados, qui n’ait été témoin d’une de ces scènes de dévastation. Arrivé depuis deux ou trois jours à Yokohama, en avril 1867, M. le comte de Beauvoir est réveillé par un incendie qui détruit un quartier ; on lui raconte qu’au mois de novembre précédent la ville entière avait brûlé. M. Bousquet a vu en quatre ans plus d’un tiers d’Yédo anéanti par les flammes. Le plus effrayant de ces sinistres est celui du 3 avril 1872, qui se déploya en éventail sur une étendue de cinq kilomètres carrés et détruisit cinq mille maisons. Trente personnes avaient péri dans les flammes, cent mille se trouvaient sans abri.

Quelque affreux que soient de tels désastres, les Japonais les supportent avec une étrange facilité. Au lieu de crier et de se lamenter, comme le font en pareil cas les habitants de nos villes d’Europe, ou de montrer la morne résignation des Turcs, ils rient, ils plaisantent en présence de l’horrible fléau, ils n’oublient même pas les règles compliquées de leur étiquette et se saluent jusqu’à terre, tout en mettant beaucoup d’activité à empaqueter et à emporter de leurs maisons, si elles sont menacées, leurs meubles, leurs ustensiles, et tout ce qui constitue leur petite fortune. Les pompiers, de leur côté, font de leur mieux. Coiffés de hauts casques de fer ornés de cornes, couverts de masques de bronze, de cuissards, de brassards, de cuirasses, comme des chevaliers du moyen âge, ils accourent au grand trot sur le terrain en poussant, pour se faire faire place, des cris épouvantables. Une partie d’entre eux travaille, comme nos pompiers européens, à abattre les murailles là où l’on croit pouvoir couper le feu ; les autres manœuvrent des pompes primitives qui lancent de trop minces filets d’eau. M. Bousquet a admiré en plus d’une occasion le courage de ces braves gens.

Dès que le feu est éteint faute d’aliments, les propriétaires des quartiers incendiés reviennent, cherchent l’endroit où fut leur demeure et reconstruisent gaiement leurs maisons, en attendant qu’un nouveau sinistre les anéantisse une fois de plus.

On peut se demander si les tremblements de terre feraient plus de mal que ces perpétuels incendies, et s’il ne vaut pas mieux s’exposer à être écrasé tous les vingt ans que rôti tous les trois mois.

C’est une question à étudier. On va, du reste, bientôt comparer les avantages et les inconvénients de nos maisons de pierre avec ceux des maisons de bois ; car les Européens, ne pouvant s’habituer aux « immeubles » de papier des Japonais, se font bâtir sur ce sol tremblant des habitations particulières, des magasins et des entrepôts en pierre ou en brique, absolument comme à Londres ou à Paris. Le gouvernement japonais, séduit par leur audace, les imite ; pour la plupart des établissements publics qu’il fait construire en ce moment, il adopte les mêmes plans et emploie les mêmes matériaux que les architectes européens. Nous verrons comment ces monuments de pierre supporteront l’épreuve de la première convulsion violente qui secouera le sol volcanique du Niphon.

Les faubourgs des grandes villes du Japon sont, comme ceux de nos capitales européennes, en partie abandonnés à la culture, en partie occupés par des établissements où les citadins viennent chercher l’air, le repos et les distractions. Les « maisons de thé », qui représentent nos cafés, nos cabarets et nos restaurants, y abondent ; on y voit aussi beaucoup d’habitations particulières ; les unes et les autres ont presque toutes


ENTREE DE JARDINS À MYASKI (YÉDO).

des jardins ou tout au moins des jardinets soignés avec amour et très dignes d’attirer l’attention des touristes. Semblables en cela à plus d’un bourgeois français, les Japonais adorent les lacs factices, les imitations de ponts rustiques et les rochers artificiels : il y en a à peu près dans tous leurs jardins. Plusieurs y ajoutent même de petits monticules en terre rapportée auxquels on donne la forme de la montagne sacrée, le Fousi Yama. Les arbres eux-mêmes sont presque aussi artificiels que ces miniatures de volcan et que ces rochers en imitation. Les jardiniers du Japon, comme ceux de la Chine, excellent dans l’art étrange de faire avorter la nature : ils savent réduire à la hauteur de quelques pieds l’arbre qui, abandonné à lui-même, s’élèverait à plus de dix mètres au-dessus du sol : la vue de ces phénomènes rabougris charme les Japonais aussi bien que les Chinois. Souvent leurs jardins sont de curieuses collections de ces arbustes nains. On croit avoir devant soi une forêt regardée par le gros bout d’une lorgnette. Les arbres à fruits changés en arbres de pur agrément, les pommiers, les cerisiers, les pêchers, qu’on a contraints à donner des fleurs doubles, forment aussi, au printemps, l’un des principaux attraits de ces jardins des faubourgs d’Yédo et des autres grandes villes du Niphon. Les jardins où l’on a permis aux plantes de pousser à leur aise, en suivant la loi de leur nature, ne sont pour le voyageur européen ni les moins beaux, ni les moins intéressants. La végétation est si puissante dans ce pays, les Japonais disposent avec tant de goût les massifs de verdure et font si habilement tourner leurs allées, que le plus modeste jardinet fait souvent l’effet d’un véritable parc.

Il ne semble pas que les bourgeois japonais se laissent entraîner par leur amour de la nature hors des faubourgs des villes qu’ils habitent. Aucun voyageur ne nous parle de villages composés en partie de maisons de campagne habitées durant l’été par les citadins. Il faudrait d’abord qu’il y eût des omnibus, des chemins de fer ou tout au moins des fiacres et des voitures de maître, toutes choses inconnues jusqu’à ces derniers temps aux sujets du mikado. Mais s’ils n’ont pas des Ville-d’Avray et des Montmorency comme les Parisiens, ils ont leurs Vichy, leurs Luchon, leurs Barèges surtout. Les eaux minérales sulfureuses abondent au Japon, et les habitants du pays n’ont pas attendu les conseils des médecins européens pour en deviner les propriétés bienfaisantes.

Aussi, toutes les sources de ce genre qu’on a découvertes jusqu’ici, tant dans le Niphon que dans l’île de Kiou-Siou, attirent-elles pendant la saison un grand nombre de malades, qui semblent aimer, autant que ceux des villes d’eaux européennes, à charmer le temps de leur cure par toutes sortes de divertissements. M. le comte de Beauvoir a tracé un charmant tableau de la plus élégante et de la plus à la mode de ces villes d’eaux, Mionoska, sur les flancs du Fousi Yama :

« Bâti dans une vallée très profonde et sur le flanc d’une montagne fort escarpée, le village n’a que des escaliers de granit pour rues, et les maisons, perdues au milieu des cascades, semblent perchées les unes au-dessus des autres. Nous avons dégringolé plusieurs centaines de marches avant d’arriver à la plus belle tcha-jia (maison de thé), le grand casino de céans. Oh ! jamais je n’oublierai ce coup d’œil ! Sur une profondeur de plus de cent mètres, la tcha-jia se composait de deux belles galeries ouvertes liées en fer à cheval. Là se prélassaient plus de trois cents baigneurs et baigneuses à peine sortis de la douche du soir. À notre vue ils ont appelé toute une nouvelle recrue qui était, parait-il, à barboter encore dans l’eau, et la foule se pressa curieusement et poliment autour de nous pour nous contempler. Il y avait des princes, des princesses, des enfants, des jeunes filles. »

Les voyageurs ne purent trouver place dans cette maison déjà pleine ; mais un peu plus loin ils rencontrent une autre tcha-jia plus modeste, habitée par une centaine d’hôtes seulement : « Ils se promenaient dans un beau jardin en terrasse, où une nappe de fleurs grimpantes très touffue semblait jetée sur les ondulations des rochers et formait comme une tenture odorante… Je me suis dirigé vers le kiosque des bains. Les sources sulfureuses jaillissaient abondamment de terre : des conduits de bambou amenaient l’eau toute fumante dans le kiosque. Là des baignoires carrées en bois, ayant environ un mètre et demi de côté, étaient enfoncées dans le sol, et des groupes folâtraient dans chaque casier d’eau chaude. Chacun de nous chercha une place dans une de ces baignoires…

» Après un dîner que nous trouvâmes exquis, nous exécutâmes dans notre kiosque une représentation gratis pour le nombreux public de baigneurs qui venait nous admirer. Toutes les parois de papier furent supprimées ; nous étions comme sur une estrade illuminée ; on improvisa des feux d’artifice ; on organisa une loterie et une foule de jeux qui faisaient rire nos spectateurs.

» Comme les Japonais sont très forts sur les lois de la politesse, ils voulurent nous rendre une fête de leur cru, et aussitôt apparurent des danseuses en costumes éclatants, peignées, peintes, poudrées, décorées à ravir, et jouant du samsin, sorte de guitare criarde. Puis est venu le chiri fouri la danse classique du Japon. C’est assez difficile à décrire : cela ressemble au jeu vif de la morra italienne, à la parole-volante, à pigeon-vole, etc., mais avec quelques modifications. Les danseuses se divisent en deux camps, et, tout en dansant et en jetant les mains en cadence comme pour se défier, l’une commence une phrase rythmée qu’une autre doit, continuer, puis une troisième, et ainsi de suite, de sorte que chacune contribue successivement à improviser une cantate capricieuse et folâtre où l’esprit devient aussi vif que le geste. On nous explique les bons mots à mesure qu’ils font éclater de rire toute l’assistance… Rien ne peut donner une idée de la vivacité des gestes, des rires bruyants, et du feu roulant des paroles de ces danseuses s’agitant à la lueur de belles lanternes de couleur et aux sons d’une belle musique. »

Voilà un récit et des descriptions qui nous donneraient envie d’abandonner les eaux des Pyrénées pour celles du Fousi Yama, si la course était moins longue.

Les villes et les lieux champêtres où les citadins vont soigner leur santé en délassant leur esprit, ne sont pas tout dans un pays, et ne renferment même que la partie la moins nombreuse de sa population. Le reste vit dans les champs qu’il cultive, et l’on n’a qu’une idée fort incomplète d’une nation quand on n’a pas étudié les habitants de ses campagnes.

Les paysans forment au Japon la partie la plus nombreuse de la population et aussi, d’après ceux des voyageurs qui ont pu les étudier, la partie la plus laborieuse, la plus énergique et la plus morale, enfin la meilleure à tous les points de vue.

Les villages japonais sont généralement fort propres et fort bien tenus. M. Bousquet, qui a beaucoup voyagé dans l’intérieur du pays et qui était à même de bien voir, fait un grand éloge des paysans du Niphon, surtout de ceux des districts où l’on élève les vers à soie, et il ne signale comme mal entretenus et malpropres que quelques hameaux de pêcheurs dans les environs de Nagoya. Selon plusieurs voyageurs, les paysans japonais jouiraient depuis de longues années de libertés municipales assez étendues, et leurs municipalités, ou du moins les autorités qui jouent chez eux le même rôle que chez nous les maires et les adjoints, seraient nommées à l’élection.

À l’entrée de chaque village, sur la route qui le traverse, se trouve une sorte de loge, assez semblable à une loge de théâtre, dans laquelle est installé un fonctionnaire qui rend de grands services au gouvernement et aux voyageurs, à ceux du moins qui n’ont pas intérêt à cacher leurs démarches ; il prend les noms des personnes étrangères à la localité qui passent devant lui, et recueille divers renseignements sur leur compte.

Il a aussi pour devoir de procurer aux voyageurs des relais de porteurs pour leurs norimous ou leurs cangos, de traîneurs pour leurs djinrishkas, d’après un tarif fixe, qui est, dit-on, fort modéré. Il faisait aussi jusqu’à ces dernières années l’office de directeur de bureau de poste, car c’est lui qui remettait aux piétons chargés du service de la poste les lettres et les paquets de son village.

Ces facteurs méritent une mention spéciale. Presque tous les Japonais savent écrire ; ils en profitent pour entretenir entre eux des correspondances assez actives. L’organisation d’un service de poste s’imposait donc comme une nécessité ; mais jusqu’à ces derniers temps il n’y avait au Japon ni diligences, ni omnibus, ni voitures d’aucune sorte. Avant qu’on eût organisé les postes à l’européenne, on se contentait de trouver des gaillards alertes, rivaux au moins par l’agilité, sinon par le courage, d’Achille aux pieds légers, et on leur confiait le service fait jadis chez nous par les malles-postes. Ayant pour tout vêtement une ceinture formée d’un ruban large de trois doigts, ils portaient sur l’épaule un long bâton au bout duquel était attaché leur paquet de lettres. Dans cet accoutrement ils couraient sur les routes avec la vitesse moyenne d’un bon cheval, et, par les soins du fonctionnaire installé dans la loge administrative, transmettaient au relais d’arrivée les paquets qu’on leur avait remis au relais de départ. Ce service primitif fonctionnait, paraît-il, beaucoup plus régulièrement et beaucoup plus vite que nous ne serions tentés de le croire.

Il n’y a pas un de ces villages, si pauvre et si humble qu’il soit, qui ne possède au moins une maison de thé. La maison de thé est plus indispensable dans le Niphon que le cabaret en Europe, par la raison que presque partout, dans nos pays, le voyageur altéré, si ami qu’il soit des boissons fermentées, peut boire de l’eau en cas de besoin, tandis qu’au Japon presque toute l’eau qu’on rencontre a séjourné plus ou moins longtemps dans les rizières et s’y est chargée de germes pernicieux[1]. On les détruit en la faisant bouillir pour préparer la boisson nationale. Il est inutile de dire que ces maisons de thé rustiques n’ont ni le confortable ni l’élégance de celles des grandes villes ou des pays d’eaux à la mode ; mais dans toutes règne une admirable propreté, et presque toujours on y peut trouver à peu près de quoi se nourrir.

Les paysans japonais sont partout obligeants, aimables et polis. Tous les voyageurs européens sont d’accord pour nous montrer, dans les villages qu’ils traversent, la population accourant au-devant d’eux, très curieuse de voir ces étrangers dont on parle tant, mais nullement hostile, et au contraire amicale et prévenante ; elle leur sourit, elle leur fait fête. M. de Beauvoir, qui avait failli être assassiné en Chine par des paysans, ennemis fanatiques des « barbares chrétiens », est tout spécialement charmé de l’accueil affable que lui font les habitants des campagnes dans son excursion au Fousi Yama. M. Bousquet, traversant une partie du Niphon où jamais Européen n’avait passé avant lui, trouve un accueil encore plus empressé. L’hostilité contre les étrangers n’existe au Japon que chez les samouraïs et dans une très faible partie de la population de quelques villes.

Les maisons des villages sont disséminées au milieu de bosquets ravissants de camélias et d’azalées. Leurs toits, recouverts d’une mince couche de terre, sont couronnés d’épaisses touffes de lis bleus. C’est, paraît-il, en vertu d’un édit d’un mikado que cette fleur charmante, mais inutile, est reléguée dans ces parterres aériens, afin de laisser toute la terre à la culture des plantes qui servent à nourrir l’homme et à l’habiller. Il est heureux que l’auteur de cet édit n’ait pas aussi fait arracher les azalées et les camélias pour les remplacer par du riz et du maïs.

  1. En étudiant an microscope de l’eau croupie, on y trouve une multitude énorme de petits animaux d’un genre spécial, invisibles à l’œil nu. Plusieurs espèces de ces animalcules qui se trouvent dans les liquides en décomposition sont pour l’homme et pour les animaux supérieurs de véritables poisons.